C’est a priori un florilège de contraintes. Un millefeuille de périodes architecturales. Tout sauf un white cube. Des boiseries art nouveau, soulignées par une fresque murale, aimantent le regard au fond de la salle. Au-dessus d’une balustrade en métal et verre givré nineties au deuxième étage, une grande peinture fleurie de style Belle Époque surplombe une toute aussi grande table en bois créée pour accueillir des œuvres de l’exposition Dirty Rains. Au lieu d’atténuer la confusion d’espaces et de temps qu’évoque le Centre européen d’actions artistiques contemporaines (Ceaac) de Strasbourg, la commissaire et directrice du lieu Alice Motard choisit de la redoubler en échafaudant un étonnant dialogue entre deux artistes méconnus du grand public. Les pratiques de Marianne Marić, née en 1982 à Mulhouse, et Endre Tót, né en 1937 en Hongrie puis exilé à Berlin en 1978, paraissent éloignées, tant historiquement que visuellement.
Quel lien existe-t-il entre Marianne Marić, et Endre Tót, artiste hongrois né en 1937, quittant la dictature pour Berlin en 1978 ? À première vue, certainement pas la facture de leurs œuvres. Une paire de fesses reposant sur le visage d’une copie de statue grecque (Chair/pierre, 2015) : Marianne Marić photographie crûment les incarnations de la domination dans l’espace public – statues fétichisant les corps des femmes, mobilier urbain anti SDF, traditions folkloriques misogynes – en mettant en scène ses proches selon des codes publicitaires. Dans un autre registre, une ribambelle de chiffres 0 s’épand sur les pancartes de manifestants dans les rues d’Oxford, à tel point qu’on se demande s’ils ont quelque chose à revendiquer (Zer0 Demo, 1991). Endre Tót est un tenant de l’art postal dès les années 1960, considérant l’échange et la création de courriers et de messages conceptuels comme une expérience artistique. Ses textes et dessins débordent dans l’espace public pour y inscrire ses engagements politiques, philosophiques et poétiques.

Un coup de dés dans l’histoire de l’art
L’exposition emprunte de nombreuses pistes, sans jamais chercher à rationaliser l’énigmatique présence de ces deux œuvres dans le même espace. A contrario, elle éclaire une méthode de travail, commune à ces deux artistes, et peut-être à la commissaire : le tâtonnement et l’association d’idées. Au premier étage du Ceaac, une série de photographies de Marić est associée aux œuvres de Tót selon un accrochage libre. Certaines images se chevauchent. Schweissdiss, l’Homme qui sue (2020), photographie de Marić montrant un monumental nu du sculpteur Frantz Beer déplacé depuis le centre-ville de Mulhouse vers de plus discrets bosquets en raison de sa charge érotique, côtoie les premières images des actions que Tòt mène dans l’espace public en Hongrie, où il retourne régulièrement depuis la chute du Mur. Plus loin, une série de photos de Marić, réalisées alors qu’elle était en résidence à Budapest, documente la vie et l’atmosphère des célèbres thermes Széchenyi si importants à la capitale. Tout un folklore urbain qui donne à penser la place des traditions dans le quotidien. La photographe satirise cette trivialité dans une série d’images, dont une jupe hongroise ancienne capturée en gros plan. Et ainsi de suite… La scénographie fonctionne par glissements de sens et rébus. Le sourire goguenard de l’autoportrait de Tót qui nous accueille au pas de l’escalier fait écho à la sulfureuse statue de Mulhouse, défiant le regard de ses spectateurs. La pluie que simulent les bâtonnets dont se sert l’artiste conceptuel hongrois pour recouvrir ses cartes postales rappelle l’omniprésence de l’eau dans les bains de Budapest.

Démêler les logiques de Dirty Rains suppose d’accepter l’arbitraire du parti-pris à l’origine de toute exposition. Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Tant que les motifs se répondent et approfondissent les œuvres. Ici adossées l’une à l’autre, les pratiques des artistes acquièrent des sens nouveaux. Le regard critique de Marianne Marić, produisant des images à cheval entre glamour et vulgarité, donne une actualité aux réflexions formelles, a priori abstraites, de Endre Tòt quant au surgissement des corps dans l’espace public. De la même manière, le travail conceptuel et ouvertement contestataire du Hongrois aide à inscrire Marić dans une histoire de l’art politique qui digère mal celles et ceux qui ne choisissent pas la radicalité des revendications au profit d’images séduisantes. L’œuvre éponyme Dirty Rains (Endre Tòt, 1979), met en scène des photographies frontalement érotiques hérissées des bâtonnets rectilignes qui ont fait la patte de l’artiste. Une pluie de signes nous met à distance comme pour nous indiquer que la pornographie se situe dans le regard et non dans le sujet. La vraie obscénité, c’est le désir de contrôler les corps, qu’ils manifestent ou se dénudent. Et voilà que les deux artistes semblent avoir travaillé ensemble, dans une réalité alternative.
Dirty Rains de Marianne Marić et Endre Tót jusqu’au 23 février au Ceaac, Strasbourg
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