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Un homme, qui semble assis sur le bord du tableau, tourne le dos au spectateur. Vêtu de noir, il regarde la toile toute aussi noire qui s’ouvre face à lui. Certains y verront un avatar du célèbre Penseur de Rodin, d’autres un autoportrait de l’artiste dans la lignée des peintres de la Renaissance. Ce personnage ne nous montre ni ne nous dit rien, il reste simplement posé sur le seuil d’un néant absolu, métaphysique, originel, qui prend la place du sujet. Les autres individus que peint quasi obsessionnellement Djamel Tatah depuis plus de trente ans ne sont pas plus bavards, bien au contraire. Lorsqu’ils nous font face, du haut de leur échelle humaine dans leurs imposants formats, ils semblent quand même absents : leurs regards, aux cernes bleutés, sont absorbés, tournés vers un intérieur qui nous échappera toujours. C’est ce groupe de vingt femmes identiques debout en formation chorale, les visages fermés, peintes au moment de la guerre civile algérienne : « Des femmes qui attendent leurs droits », précise l’artiste. Ce sont ces hommes qui piétinent en file indienne comme dans la cour d’une prison ou encore ce jeune homme reproduit sur 21 tableaux qui tient le mur. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où sont-ils ? Presque systématiquement représentés sur un fond monochrome, sans titre (si ce n’est la date d’exécution de l’œuvre), anonymes : l’artiste ne nous laisse aucun indice pour les situer ou les identifier.


Djamel TATAH, Sans titre, 2011, collection privée, France. © Jean-Louis Losi / © Adagp, Paris, 2022


On entre dans un Théâtre du silence, que la commissaire d’exposition Maud Marron-Wojewódzki a divisé en 4 actes : « Aux origines de la peinture », « En suspens », « Le théâtre du silence », « Répétitions » et « Présences ». Les personnages, aux traits similaires, se retrouvent d’un tableau l’autre ou démultipliés au sein d’une même toile, comme s’ils avaient la faculté de s’échapper de leur cadre. Un jeune homme semble entrer tête baissée dans une peinture déjà habitée par une silhouette recroquevillée et une autre allongée sur le côté, façon cellule de garde à vue. Sur le mur d'en face, même « décor » – un carré noir sur fond orange : cette fois, c’est une femme debout au bord du noir, les yeux levés vers un potentiel horizon, tandis que trois silhouettes s’étalent au sol. Ailleurs, c’est une rangée d’enfants, qui s’allonge sur un support de plus de 5 mètres. La même expression, la même position punitive : ils regardent quelque chose au-delà du spectateur. La peinture face à eux exhibe cinq gisants enroulés dans ce qui semble des sacs mortuaires, comme autant de cadavres sur un terrain vague. Un drame latent pèse dans l’atmosphère : meurtre, deuil, incarcération, guerre, exil ? Dans ce jeu de regards qui ne se croisent jamais tout à fait entre ces témoins, c’est l’omerta. Au spectateur de leur inventer une histoire ou de les prendre pour ce qu’ils sont de prime abord : des corps en présence, sans passé ni futur, extraits du monde et de ses contingences.

Djamel TATAH, Les Femmes d’Alger, 1996, Toulouse, Collection les Abattoirs, Musée -Frac Occitanie Toulouse,donation de la Caisse des dépôts et consignations,inv. 2004.3.3. © Jean de Calan / ©Adagp, Paris, 2022



Mettre en scène une solitude universelle


Ces corps statiques ou figés en pleine chute esquisseraient un « humain universel » voire une solitude universelle. Tête baissée dans une attitude de soumission ou d’affliction, en position d’attente, de madone, de Christ ou de gisant : jamais ces êtres n’interagissent entre eux, plutôt avec les espaces que leur ménage l’artiste à coup d’aplats monochromes, en écho aux expressionnistes abstraits américains tel que Barnett Newman. Djamel Tatah jongle avec une typologie d’attitudes, puisées aussi bien dans l’histoire de l’art que dans les médias, qu’il synthétise à la manière d’un Aby Warburg, cet historien de l’art qui, en dépit de toute chronologie, géographie et hiérarchie, associait les images selon leurs correspondances formelles. Pour lui, « inventer, c’est mélanger » : la peinture devient un rempart paradoxal contre le nihilisme. Derrière cet enfant qui tient des cailloux, une image de l’Intifada – la révolte des Palestiniens dans les territoires occupés par l’armée israélienne –, cette femme à moitié dissimulée la main en avant a des airs de la Vierge de l'Annonciation peinte par Antonello de Messine vers 1475, les corps en chute s’inspirent des mouvements des danseurs de la compagnie éponyme Théâtre du silence. Ailleurs, on retrouve des références à Delacroix, Edward Hopper ou plus trivialement à des ombres croisées dans les rues. Quand Djamel Tatah sort de l’école des Beaux-Arts de Saint-Étienne à la fin des années 1980, il entreprend plusieurs voyages en Algérie. Sa quête des origines familiales se conjugue avec celle des fondements de la peinture. À la façon d’un iconographe qui rechercherait une « lumière incréée » au fil des icônes, le peintre explore ses sujets humains et la couleur, pensée comme une architecture, jusqu’à leur épuisement. Dans certaines séries, le corps, répété à outrance, finit par se dissoudre en motifs abstraits, proches de l’art persan. Parfois, il disparaît complètement au profit d’un tas de vêtements.


© Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes -Reproduction interdite sans autorisation.

Une peinture érudite donc, mais à hauteur de spectateur. À rebours d’une peinture contemporaine hyperréaliste qui siphonne les codes de l’imagerie Instagram et d’une figuration qui mythifie le corps, dans sa monstruosité ou dans sa puissance, les silhouettes hiératiques de Djamel Tatah posent un éternel point d’interrogation aux regards et hantent longtemps l’esprit. « Imposer le silence face au bruit du monde, c’est en quelque sorte adopter une position politique », affirme l’artiste. Le Théâtre du silence s’ouvre avec une reproduction de la stèle construite en hommage à Albert Camus à Tipaza en Algérie, et la citation qui y est gravée : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » L’aura de cet « humaniste athée » donne peut-être une clef de lecture : il faudrait imaginer la présence persistante et absurde de ces personnages solitaires comme une incarnation de la révolte.



> Djamel Tatah, Le Théâtre du silence, jusqu’au 16 avril au Musée Fabre, Montpellier

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