Est-il un cours d'eau plus emblématique de l'Alsace que l'Ill ? Cet affluent du Rhin, qui aurait donné son nom à la région historique – Elsass, en allemand, signifie « pays de l'Ill » – n'est autre que l'épine dorsale de l'Alsace. Le cours d’eau serpente des confins méridionaux du Sundgau – et plus précisément du massif du Glaserberg, dans le Jura alsacien, d'où elle prend sa source – à Offendorf. Ses méandres traversent quelques-unes des villes les plus importantes du Haut-Rhin et du Bas-Rhin : Altkirch, où se situe le Centre rhénan d'art contemporain (CRAC), Mulhouse, siège de la Kunsthalle, et enfin Strasbourg, qui abrite le Centre européen d'actions artistiques contemporaines (CEAAC).
Quoi de plus naturel donc, pour les trois centres d'art, que de choisir l'Ill comme fil conducteur de leur première coopération, lui qui trace un trait d'union entre ces institutions disséminées aux quatre coins de l'Alsace ? Mais si la rivière stricto sensu a constitué le point de départ de la réflexion, les expositions « Pellicule de sauvagerie » au CRAC, « Déborder la rivière » à la Kunsthalle et « Mirage » au CEAAC n'hésitent pas à changer de focale afin d'esquisser une vue éclatée de l'Ill (et d’autres cours d'eau). Car une rivière est un tout - une entité géographique, historique, géologique, voire une personne non humaine - mais aussi la somme de ses parties : elle est un écosystème spécifique, où cohabitent espèces animales et végétales, des âges géologiques, inscrits dans les ridules des sédiments, et un ensemble d'activités humaines qui se structurent sur ses rives. Une approche holistique qui permet de poser un regard neuf sur les cours d'eau qui parsèment nos territoires.
Portraiturer les cours d'eau
Des berges du Loing chères à Sisley, à l'estuaire de la Seine immortalisé par Boudin, en passant par la Tamise embrumée de Turner, les cours d'eau n'ont cessé de fasciner les peintres pendant des siècles. Pourtant, rares sont ceux à les avoir envisagés comme des sujets – au sens de « personnes » – à part entière. À la Kunsthalle, les cinq huiles sur toile peintes par l'artiste réunionnais Charles Prime au cours d'une résidence en 2025 au bord de l'Ill, ont été conçues comme des portraits et non des paysages, comme en atteste leur format vertical. Le recours à des cadrages serrés, conjugué au tronquement des feuillages par les bords de la toile, crée un effet de proximité qui donne l'impression de pénétrer dans la sylve épaisse entourant le cours d'eau. Réflection des arbres sur la surface ondoyante, réfraction de la lumière dans l'eau cristalline, lumière filtrée par la végétation : l'artiste transcrit soigneusement les nombreux phénomènes optiques observés le long de l'Ill. Toute l'exposition « Déborder la rivière » tend à tisser une réflexion sur le portrait, et ainsi sur la possibilité d'envisager la rivière comme une personne. La commissaire Sandrine Wymann nous rappelle d'ailleurs que le genre du portrait est irréductible à sa seule manifestation picturale. Quelle que soit sa forme, celui-ci repose sur une relation (bien souvent asymétrique, avouons-le) entre un·e regardeur·euse et un·e regardé·e. Il est donc, avant tout, l'émanation de l'attrait suscité par le·a portraituré·e chez le·a portraitiste. La vidéo A series of personal questions addressed to the River Rhine illustre cette idée à merveille : 151 questions adressées par l'artiste sud-africain James Webb au fleuve pour tenter de connaître son identité, ses ressentis, son histoire, avec, en guise de réponse, le simple bruissement de l'eau qui s'écoule. Une manière d'expliciter le fait que les cours d'eau, à l'instar des muses, conserveront toujours une part de mystère et d'indicible, leur intériorité se dérobant aux artistes.

Du vivier de ressources naturelles...
Sujet pour certain·es, la rivière constitue, pour d'autres, un vivier de ressources naturelles à réinvestir dans des œuvres questionnant l'impact des activités humaines sur la biodiversité. Toujours à la Kunsthalle, un méandre sinue entre deux groupes de petites céramiques agrégées, obtenues à partir d'argile émaillée avec du sable provenant du lit de l'Ill. Leurs formes, volumes et stries rendent compte de la richesse de l'écosystème de l'Ill : ici, des spirales gravées indiquent la présence d'insectes et de batraciens, là, de fines arêtes d'argile renseignent la composition de la nappe alluviale. Pour sa Cartographie des alentours de l'Ill (2025), Angéline Dubois, jeune artiste haut-rhinoise fraîchement diplômée de la Haute École des Arts du Rhin (HEAR), a renoué avec une technique de cuisson très ancienne, le four papier, qui lui a permis de cuire son argile à basse température : une manière d'inscrire la céramique dans une approche plus respectueuse de l'environnement. En résulte un simulacre de coupe topographique composé d'un ensemble de terres cuites oscillant entre les roses cendrées et le brun rosé.
Au CRAC Alsace, l'entêtant effluve d'hydromel de The History of a stream is Infinity Buzzing (2025) effleure nos narines dès les premières marches de l'escalier reliant les deux étages du centre d’art. À cet irrésistible parfum âcre et sucré se superpose une sonorité familière, celle de l'eau qui s'écoule paisiblement dans le bassin d'une fontaine. Après avoir sollicité notre ouïe et notre odorat, Mariana Murcia nous invite à prendre place de part et d'autre de sa baignoire-fontaine en bois emplie d'une infusion fermentée à base de miel local et d'eau puisée à la source de l'Ill. Pour son mascaron en céramique émaillée, l'artiste colombienne a choisi de représenter un canard, oiseau qu'elle a observé des heures durant sur les berges de l'Ill et dont elle a fait le sujet principal d'une vidéo qu'elle présente en ce moment à la Kunsthalle. Vient ensuite le temps de la dégustation : plusieurs tasses en céramique permettent aux visiteur.euses de goûter le breuvage qui macère dans les entrailles de la fontaine.
We are soft in the shape of a Meadow (2025), l'autre œuvre présentée par Mariana Murcia dans l'exposition « Pellicule de sauvagerie », est un paysage renversé : une forêt de roseaux sauvages – glanés le long de l'Ill – dont les tiges sont suspendues au plafond. La pièce, dont les vitres des fenêtres ont été recouvertes de film coloré, est plongée dans une atmosphère bleutée, tandis que des hauts-parleurs diffusent une bande sonore que l'artiste a composée à partir de sonorités capturées à la source de l'Ill. Nous sommes en présence d'une synthèse poétique de la rivière, une sorte de paysage intérieur.
... aux eaux souterraines
Au CEAAC, le Duo -Y- place la rivière sous le signe de la spiritualité. Si Julie Laymond et Ilazki de Portuondo ont, à l'instar d'un grand nombre d'artistes exposés au CRAC et à la Kunsthalle, arpenté le territoire alsacien au cours d'une résidence de création, elles ont choisi de focaliser leur attention sur les eaux souterraines, les sources miraculeuses et les fontaines votives, construisant leur itinéraire d’après les ouvrages du sourcier Adolphe Landspurg. C'est que le Duo -Y-, dont le nom reprend l'idéogramme du bâton de sourcier, s'initie à la « sourcellerie » depuis de nombreuses années – d'où la présence, à l'entrée du centre d'art, de Baguettes de rhabdomancie en laiton. Un apprentissage que les artistes ont poursuivi auprès de communautés de sourciers et de géobiologues alsaciens.

Julie Laymond et Ilazki de Portuondo se sont particulièrement intéressées à la figure de la Vouivre, créature légendaire à mi-chemin entre serpent et dragon, utilisée par les sourciers comme métaphore de l'énergie positive circulant dans la croûte terrestre par l'intermédiaire des cours d'eau souterrains. Sur l'un des murs du CEAAC, douze pieds de meubles en métal, chinés auprès d'une entreprise d'armement américaine, forment les aiguilles d'un inquiétant cadran. Semblables à des pattes de vouivre, chaque pied enserre une bille en pâte de verre, qui symbolise le trésor jalousement gardé par la créature dans les légendes comtoises. Plus loin, les 500 tuiles des Deux mercures – peintes à la main et émaillées par Bruno et Mathieu Lanter de la Tuilerie Briqueterie Lanter à Hochfelden – prolifèrent sur un autre pan de mur. Ces tuiles, dont la forme s'inspire des vitraux de la chapelle des larmes du Mont Saint-Odile, forment un vaste réseau d'écailles écarlates. Un travail à l’image de l’ambitieuse triple exposition qui l’accueille : à la confluence des points de vue, des savoirs et des sensibilités que regroupe l’écosystème artistique alsacien.
L’Ill, trois expositions collectives :
⇢ Mirage, jusqu’au 7 septembre au CEAAC, Strasbourg
⇢ Pellicule de sauvagerie, jusqu’au 21 septembre au CRAC Alsace, Altkirch
⇢ Déborder la rivière, jusqu’au 26 octobre à La Kunsthalle, Mulhouse
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