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Sur les goodies bon marché et les tableaux dérivés : La Grande vague de Kanagawa d’Hokusai envahit nos univers visuels. Affiliée au ukiyo-e, mouvement japonais du XIXe siècle connu pour ses « images d’un monde éphémère et flottant », cette vague est devenue familière à tous·tes. Mais sa surreprésentation finit par en aplatir les nuances : elle efface ce que la vague portait de mouvement, d’impermanence, de variations. Représenter l’eau dans un tableau, n’est-ce pas déjà tenter de la figer, de la réduire à une image maîtrisée ? Ce à quoi le Centre Wallonie-Bruxelles rétorque : « De l’eau, oui, mais pas fixe : la plupart des œuvres vont muter sur la durée de l’exposition. » Preuve en acte : des filets vert fluo au sol, un bruit de perceuse en écho au sous-sol… l’espace de Symbiosium est encore en cours de montage à notre arrivée. Pendant que l’homme le plus riche du monde investit des sommes astronomiques dans la conquête spatiale, 95 % des fonds marins restent inconnus. Une contradiction que les trente artistes invité·es tentent d’épouser. 



En pleine mer, l’horizon change à chaque seconde, nuages et écume se confondent. Nourrie par plusieurs résidences à bord de navires scientifiques et passionnée par les bandes-dessinées sur les expéditions du commandant Cousteau, la plasticienne Elsa Guillaume le sait bien. Elle imagine ces mondes immergés remonter à la surface, laissant des traces de sel dans les maisons. De ces voyages naît son Nautiloïde : une série de sous-marins en verre, transparents, presque à l’allure de vaisseaux spatiaux. Ils sont vides, peut-être dans l’attente de nouvelles formes de vie ? Hissés à hauteur d’homme par des socles en métal foncés, ils sont en suspension dans l’espace, entre deux mondes, nous invitant à une odyssée fantôme. « Peut-être qu’un jour ces vaisseaux s’activeront » souffle l’artiste. Pour l’heure, nous voilà prêt·es à lâcher prise sur les lois physiques fondamentales.



Hicham Berrada, Permutations (2023) © Adagp, Paris



Prendre le large



Notre perception de l’eau ne passe pas seulement par la vue. C’est le clapotis des pieds dans une mare et le grondement sourd d’un navire qui quitte le port. Il nous faut abandonner la hiérarchie des sens et s’en remettre à l’ouïe pour appréhender l’installation du duo franco-chilien Nova Materia. Une imposante plaque de métal se met à vibrer, émet un son saturé, impossible à localiser précisément. Invisible flows relie matière et son : sous cette pièce massive, un dispositif électro-acoustique sommeille et fait trembler l’espace, des murs aux corps des visiteur·euses. Comme le plastique, cet imposante structure métallique évoque les échanges maritimes mondialisés : moteurs, cargos, réseaux commerciaux… Une manière d’adopter le « point de vue » des êtres marins sur les activités humaines dont on ne mesure pas l’ampleur des conséquences. Ici, tout semble se retourner : la mer monte aux murs, les sons remplacent les images, et les corps deviennent des membranes vibrantes. Cette reconfiguration des sens devient un geste critique. Car ce que l’on ne voit pas – les moteurs des cargos, la saturation sonore des océans – est aussi ce que l’on choisit de ne pas entendre. En 2023, une étude européenne révélait que le trafic maritime avait doublé en 20 ans, entraînant une hausse exponentielle de la pollution sonore, affectant toute la chaîne du vivant. 



La symbiose qui doute



Valentin Gillet explore les angles morts de la connaissance humaine pour esquisser une cosmogonie inédite. Il relie les abysses, la Terre et les trous noirs — ces énigmes célestes qui défient encore l’entendement. Loin des représentations scolaires figées, l’artiste cherche à libérer le Black Hole d’un imaginaire trop didactique. Dans l’exposition, on descend dans un sous-sol transformé en bunker baigné de néons violets. Une voix grave et modifiée s’y déploie dans un anglais du XVIIème siècle, tandis que des formes floues glissent à l’écran : des bipèdes mécaniques errent dans une rue déformée, des bâtiments s’étirent, des traînées d’écume les encerclent. Abysses et trous noirs deviennent alors des lieux d’engendrement spéculatif, producteurs de formes de vie ou de matière échappant à tout contrôle. Car dans ces zones d’obscurité radicale, ni rendement ni extraction ne sont possibles.



Nova Materia, Invisible Flows © Cyril Boixel



Les œuvres de Laure Winants et de Charlotte Charbonnel déplacent également notre rapport à la connaissance et au contrôle des formes. À rebours des récits scientifiques figés, leurs installations valorisent l’expérimentation, le tâtonnement, l’interaction fragile avec l’environnement. Chez Charlotte Charbonnel, c’est le gallium qui fait paysage. Dans sa Mare Nubium, substratum liquide, le métal fond, s’étale, se rétracte au gré de la température. En quelques minutes, la pièce passe du froid au chaud, d’une surface rigide à une mer liquide. Vue du ciel, l’installation ressemble à une étendue argentée, comme une plage oubliée sur la Lune, brûlée par un soleil invisible. Face à cet ensemble, le Fossile du futur de Laure Winants met en place un laboratoire fragile : une mare de sel teintée, des papiers plongés dans l’eau. Ici, l’environnement agit comme l’un des seuls moteurs de changement. Ce sont l’air, l’humidité et la lumière, qui transforment lentement les couleurs. À chaque visite, une forme nouvelle apparaît. Ces deux œuvres font de l’exposition un milieu actif, presque organique. Exit l’artiste qui maîtrise tout, c’est la matière qui façonne des créatures sous-marines. Sonné·es par ces imaginaires bruyants et spectaculaires, une petite vidéo incrustée dans le recoin d’une pièce sombre nous frappe : la mer qui y est captée en plan fixe et en silence n’a désormais plus rien d’un paysage anodin. 



Symbiosium #2_Cosmologies Speculatives, exposition collective jusqu’au 23 août au Centre Wallonie-Bruxelles, Paris


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