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On dit parfois que les images ont changé de statut en 1989 à l’instant précis où les manifestants ont envahi les studios de la télévision roumaine, réclamant le départ des époux Ceaușescu. Trois jours plus tard, les deux tyrans sont jugés puis exécutés sur les ondes. Les images qui jusque-là consignaient les évènements participeront dès lors à les faire advenir : la télévision sera révolutionnée. Hito Steyerl, artiste et vidéaste allemande née en 1966, a grandi dans ce paradigme-là. Mais au moment où l’Europe se reconfigurait en profondeur, elle finissait des études et posait pour des magazines de bondage au Japon, le pays de sa mère. À la même époque, le paysage audiovisuel est également bouleversé. Ses premiers films, dont l’Allemagne est le sujet et le souffre-douleur, sont produits par des musées. Mais c’est au tournant du siècle qu’un évènement tragique vient faire un nœud dans son travail : Andrea Wolf, amie d’enfance impliquée dans la gauche révolutionnaire, meurt au Kurdistan. Il n’y a pas d’enquête ni de témoignage, mais il y a un portrait, en basse définition, qui circule dans les rassemblements militants, traversant les contextes et les époques. Steyerl passera vingt ans à détricoter cette pelote : l’assassinat d’Andrea implique l’armée allemande, les mécènes de l’art contemporain et le starchitecte Frank Gehry. En 2009, elle publie un célèbre essai intitulé Pour la défense de l’image pauvre. Dans l’Internet mondialisé, tous les films de Chris Marker sont disponibles en mauvaise qualité, et le cinéma n’est plus en mesure d’imposer ses standards de beauté : vive le bootleg, le peer to peer pixélisé, le dernier James Bond filmé au caméscope dans un cinéma hong-kongais. Steyerl avance dans le monde de l’art comme un hamster dans sa roue : en cobaye ou en otage parlant.

Un entretien extrait du n°126 de Mouvement


Les résultats de ses investigations sont consignés dans le livre De l’art en duty free, publié en France en 2021. Voilà l’état des lieux : les Van Gogh disparaissent dans les zones franches des aéroports de Genève ou Singapour, vendus de barons de la drogue à chefs paramilitaires, et gardés par des milices armées ; le Louvre ouvre une nouvelle franchise à Abu Dhabi, construite par des ouvriers esclavagisés et garnie d’artefacts pillés pendant la révolution égyptienne de 2011 ; Rem Koolhaas échange des emails avec Bachar el-Assad au sujet d’un nouveau « Parlement national », peu importe qu’il y ait ou non des députés pour siéger dedans ou des civils pour manifester devant. L’art et la guerre ont tout à voir, mais le complexe militaro-industriel-récréatif met toute son énergie à nous les distinguer. La création est alors affaire de dévoilement – des structures, et des conditions de possibilité. Hito Steyerl a des protocoles infaillibles : si Frank Gehry construit une tour dans ton quartier, c’est

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