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L’accueillante Ferme du Buisson ouvre ses deux bras de briques sur une vaste cour. Derrière le mur rose vif du centre d’art, un décor de paraffine, des sculptures de scotch et des films à la caméra portée. Loin de tout bricolage, l’exposition propose une collection de treize pratiques émergentes, hétéroclites et pointues.


Qui croire ? Deep fakes, illustrations à l’intelligence artificielle et fables complotistes habitent nos réseaux sociaux. Dans le vortex que constitue Internet, il est aisé d’être emporté par un flux d’images ou le réel et l’artificiel ne se distinguent plus. À l’aide de ses créatures loufoques comme échappées des Crimes du futur de Cronenberg, l’artiste marseillais Charles-Arthur Feuvrier joue à l’apprenti sorcier avec les codes du monde digital. Son dernier triptyque de figures bizarroïdes en adhésif diffuse des vidéos de trickshots, ces challenges de tir et d’adresse, très populaires sur YouTube. L’artiste investit les codes décalés de cette sous-culture pour mieux exposer les limites de la mise en scène de soi sur Internet.

 

Dans l’air, des odeurs de métal et d’océan. Sur une PLV de pop-up store doucement éclairée, de petites formes mouvantes en verre soufflé équipées d’une puce électronique diffusent quatre fragrances différentes. Alarmé par les nouveaux usages de la data, le marseillais Ha Young a conçu un programme capable de traduire les données personnelles des internautes en une note olfactive. En réponse au capitalisme de surveillance, l’artiste parle aux sens et pense un véritable système de retour au réel.


Un monde à déconstruire


Un calendrier porno, des vases en forme de seins et de vulves, des poupées de porcelaine. Épinglés côte à côte sur un mur de la honte, ces archétypes ont en commun de chosifier des femmes, de les offrir en pâture. Dans MUSOGYNIE, Mélina Ghorafi collectionne ces objets décos véhiculant des clichés sexistes. Quoi de plus symptomatique de la culture du viol hégémonique qu’une plaque de verre fumé soutenue par une sculpture féminine tout à fait nue pour faire une table basse sur laquelle repose un recueil de maximes indécemment intitulé Pour et contre la femme ? Dans ce musée des violences, l’artiste pointe l’esthétisation de la misogynie et décrypte le langage de ces images encore récurrentes dans la culture populaire. Déconstruire la norme ne fait pas peur non plus à Grand Chemin, artiste nomade habitué à mettre au défi la sédentarité et le modèle familiale bourgeois. Son film Le niveau de l’étang a encore baissé (2022), plonge dans la vie d’une résidente en foyer de jeunes travailleurs entre documentaire et onirisme : adieu la narration linéaire, place à un langage inédit, le sien.


HaYoung, DATA PERFUME, 2022, installation, Glassbox Sud – Montpellier, courtesy de l’artiste


Inventer son lexique


Sous les larges poutres de l’accueillante bâtisse, des fleurs de cire sont nimbées d’une lumière rouge, couleur d’un sulfure utilisé par les peuples méso-américains au cours de leurs rites funéraires. Dans l’installation ah naab d’Omar Castillo Alfaro, des tiges de métal arc-boutées et recouvertes de paraffine quadrillent la pièce dont le sol est tapissé par endroit de formes dessinées en sable noir. Un univers où le feu serait passé, ne laissant que des tas de cendres. Comment habiter les ruines de cet ancien monde ? Simultanément à l’effort de déconstruction de certains, d’autres s’amusent à penser de nouveaux moyens de se raconter, exempts de tous les biais, coloniaux par exemple. L’ancien ingénieur métallurgique met en place son propre « laboratoire chimique de matériaux » à partir de pratiques ancestrales. Un poème en maya lu par l’artiste résonne dans la pièce. Avec les mots des anciens, Omar Castillo Alfaro aborde des problématiques contemporaines : la douleur de l’exil et la mainmise de l’industrie sur des terres chargées d’histoire.


Omar Castillo Alfaro, Naab, 2022, installation, ENSBA Lyon, courtesy de l’artiste, © Anna Jan


L’artiste mexicain partage ce sentiment diasporique avec la montpelliéraine Nesrine Salem. Au travers de sa forme de prédilection, le monologue en anglais, elle filme la comédienne Chaïma Boumaaz face caméra, évoquant ses expériences de jeune femme d’origine algérienne en France. Tout ça ni en français ni en darija, une mise à distance linguistique nécessaire à l’émergence d’un discours émancipé. L’abandon de sa langue natale en tant que langage du chagrin et du trauma colonial structure le travail de recherche de Nesrine Salem, toujours alerte à repérer les phénomènes de tokénisme liés à son identité. Qui a intérêt à relayer sa parole ? Est-ce d’ailleurs possible d’inventer un langage irrécupérable ? Comment parler en son nom propre ? Voilà l’horizon vers lequel les artistes de l’exposition tracent, les uns à côté des autres, leur propre chemin.


> Les Sillons, exposition collective jusqu'au 16 juillet 2023 à la Ferme du Buisson, Noisiel.

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