CHARGEMENT...

spinner

Le Palais de Tokyo est donc envouté. Ses spectres viennent-ils de l’intérieur ou de l’extérieur ?


Les deux. Il est d’ailleurs envoûté au même titre que d’autres institutions, il ne s’agissait pas de pointer son cas en particulier. Une partie de ce travail consiste à identifier ce qui hante ses murs et son personnel, mais certains de ses fantômes viennent du dehors : qui a créé ce lieu, dans quel imaginaire, selon quelles mécaniques - géopolitiques, artistiques ? À quelles attentes répondait-il - du public, du monde de l’art, des forces politiques ? Tous ces fantômes ne sont pas nuisibles, nous pouvons vivre avec la majorité d’entre eux, heureusement. 


Votre idée d’une permaculture institutionnelle s’inspire de la permaculture agricole, selon laquelle il n’y a jamais de sol neutre. Que trouve-t-on alors dans ceux du Palais ?


Ses murs portent des traces physiques, visibles, de certaines expositions passées, mais aussi de tous les usages de ce lieu depuis 1937 qui ont malmené l’espace, parfois dans le bon sens. Des aménagements témoignent du passage d’anciennes entités qui l’ont occupé, comme les salles de cinéma conçues à l’époque de la Cinémathèque. Son architecture aussi a un sens : elle a fait l’objet d’un concours remporté dans l’entre-deux-guerres, moment trouble de l’histoire politique, où s’opposait un idéal de la modernité économique, industrielle et économique à un certain retour à l’ordre en Europe. C’est d’ailleurs un projet d’inspiration néo-classique qui est retenu, pour un lieu censé incarner l’art moderne, ce qui est en soi une contradiction, pointée à l’époque. Sa construction a eu lieu dans le cadre de l’Exposition internationale de 1937, lorsque l’Occident célébrait le progrès, tout en procédant à un retour à l’ordre en terme artistique et idéologique - les pavillons soviétiques et allemands s’y confrontaient physiquement. Dans quelle mesure cet imaginaire opère-t-il encore secrètement, agit sur nos manière de faire, nos questionnements actuels ? Pour autant, il n’y a pas de secret à découvrir, mais nous voulons convoquer certains faits pour conscientiser qui nous sommes, et  révéler comment nous agissons selon les logiques du moment.


Les différentes affections du bâtiment (départ de ses collections à Pompidou, puis Musée d’Art et d’Essais, Cinémathèque, et d’autres encore) constituent-elles des « traumas » à traiter ?


Le chercheur Benjamin Fellmann relève que le Palais est devenu très vite obsolète après sa création, notamment du fait de son architecture, et de ses contraintes de présentation. À l’époque, des lieux plus avant-gardistes le doublent, les artistes s’en détournent. On peut d’ailleurs imaginer que c’est dans les lacunes et les positions formelles et idéologique du musée national d’art moderne du Palais de Tokyo que se noue la création du Centre Pompidou. 


L’histoire de l’art a déjà connu des antécédents en matière de thérapie de l’espace d’exposition : l’artiste allemande Maria Eichhorn avait par exemple réaffecté le budget de ses expositions pour la Kunsthalle de Berne ou la Chisenhale Gallery de Londres à la rénovation de leurs bâtiments, ou au paiement des congés de leur personnel, entre autres. Quelle portée ces geste peuvent-ils avoir ?


Il existe une tradition de la critique institutionnelle dans les arts qui nous a inspiré pour ce projet, on peut aussi penser à Hans Haacke (qui a détruit une dalle du pavillon allemand, d’héritage nazi, à la Biennale de Venise, ou dénoncé la spéculation immobilière liée à la direction du Musée Guggenheim à New York, dans une exposition censurée). Ces projets mettent en lumière des mécanismes problématiques de l’art, dans le but de les modifier. Pour de plus en plus d’artistes, l’institution n’est pas seulement un endroit où présenter son travail, mais un lieu dont il faut comprendre les rouages, les implications. Chaque artiste a sa méthode pour exposer toutes ces logiques. À l’échelle du Palais, pour le Grand Désenvoûtement, l’artiste Carla Andra a réactivé son Bureau Des Pleurs, et mené tout une suite d’entretiens avec nos équipes et des collaborateurs proches, présents ou passés. 



Maquette d'époque du bâtiment, conçu en 1937 par André Aubert et Marcel Dastugue © Aurélien Mole


Comment se déroulent ces entretiens, et y avez-vous participé ?


Oui, j’y ai participé. Dans un local que nous lui avons mis à disposition, elle a reçu tous les salariés qui le souhaitaient, pour réagir à un document qu’elle leur faisait écouter. Des performeuses restitueront ces témoignages anonymisés, j’en ai d’ailleurs entendu quelques uns, mais l’artiste garde la main sur sa sélection. Elle ne se positionne ni en psychologue, ni en DRH, ni en journaliste d’investigation. 


Votre projet de permaculture institutionnelle couvre notamment les droits culturels. Comment repenser ces enjeux à la tête d’un outil tel que le Palais de Tokyo ?


Ce n’est pas évident, il est vrai, mais pas impossible. Le lieu a une certaine souplesse puisqu’il n’a pas de collection à entretenir, ainsi, nous sommes certes redevables d’une histoire, mais pas d’une histoire à raconter par une collection. Le Palais de Tokyo a été créé par un duo de commissaires indépendants, et non pas sur une initiative purement institutionnelle, ce qui le place un peu à part, et laisse une marge pour le réorienter, comme cela a été le cas sous les directions précédentes. 


Interpellée par l’extérieur, l’institution semble être de plus en plus friande d’auto-critique. Le centre d’art Bétonsalon a accueilli le Collectif la Buse, qui milite contre les abus du monde de l’art et pour une forme d’intermittence des artistes visuels, et l’artiste Miel Villemot racontait récemment en conférence que ses recherches sur le travail de l’art à l’EHESS l’ont rendue plus attrayante que jamais auprès des institutions dont elle pointe les tares. Dans ce sillon, certains appellent même à l’abolition de l’institution ; l’Allemande Hito Steyerl, qui figure dans le Grand Désenvoûtement, va d’ailleurs dans ce sens. Jusqu’où accueillir ces voix ?


Personnellement, j’aime l’institution, c’est la base même de mon regard critique, je ne suis pas là pour la détruire. J’avais donné une série de conférences performatives au CAPC de Bordeaux, dans laquelle j’abordais ces questions dans le détail. J’y étais volontairement pamphlétaire, critique contre l’institution mais aussi contre l’art comme système global - c’était, bien sûr, avant que je dirige moi-même une institution. La première s’appelait Art : une histoire de la violence, j’y posais la question de l’effectivité de cette critique au sein de l’institution, et la seconde, L’objet humilié, traitait de la façon dont le musée violentait les œuvres dans un régime discursif, notamment. 


Je concluais que si je critiquais l’art c’est parce que je l’aimais, et que mes critiques étaient à la hauteur de mes attentes. Je souhaitais être le meilleur avocat de l’art en étant son plus impitoyable procureur. Ma cruauté était donc amoureuse. Oui, les institutions sont aujourd’hui fatiguées, leurs bases morales sont ébranlées, mais je n’oublie pas que je suis autodidacte et que j’ai connu l’art par le musée, par l’institution, et non par le circuit alternatif. C’est ainsi que l’art a pu transformer ma vie. J’y suis arrivé par un bout de la chaîne sans savoir qu’il y avait une chaîne, et aujourd’hui je peux regarder la chaîne. Même pour François Tosqueles, fondateur de la psychothérapie institutionnelle, l’institution reste une forme de modèle, de rempart. 


Combien de chapitres seront nécessaires à ce Grand Désenvoûtement ?


Ce n’est pas défini mais il est certain que ce projet va se prolonger. Quand je l’ai proposé à l’équipe du Palais, elle a tout de suite souhaité qu’il ne se limite pas à un one-shot, mais prenne la forme d’une ligne dans le temps, dont une partie ne se déroulera qu’en interne. Nous aurions d’ailleurs pu le mener au sein de nos équipes, mais il nous importait de le rendre aussi public. Le Palais de Tokyo est un lieu créé et financé par la force publique, qui a une mission de service public, et nous pensons qu’en exposer sa mécanique participe à une forme de partage démocratique sur l’identité et le rôle des institutions aujourd’hui.


> Le Grand Désenvoûtement, jusqu'au 18 décembre au Palais de Tokyo, Paris. 


Le 16 décembre à 17h30, lecture Tant qu'il est encore temps de Géraldine Gourbe, suivi à 18h30 de la discussion Les espaces maudits du Palais de Tokyo : une histoire structurelle entre Béatrice Joyeux-Prunel et Nicolas Heimendinger.


 Le 17 décembre à 15h, Équation de fusion, perspective vibratoire, une visite performée par Philippe Baudelocque.