Une sale rumeur a failli avoir raison de la dernière Fête de la Musique en France : des types s’apprêtaient, a-t-on dit sur les réseaux, à droguer des femmes en les « piquant avec une seringue » en pleine foule. À l’arrivée, quelques signalements, aucune confirmation - et un record de fréquentation à Paris. Ce type de prévention abusive, les femmes connaissent : une ruse bien connue pour les cantonner au bercail et les priver de sortie. Peut-être que certaines, le 21 juin dernier, y ont cédé et ainsi renoncé à profiter du son dans les rues. Et on les comprend : selon une étude, en France, une femme sur deux a déjà été agressée en teuf. En Espagne, les chiffres sont les mêmes et Pilar Albarracín les connaît bien. L’artiste espagnole a fait de la fête son champ d’action artistique et la force centrale de l’exposition qui lui est consacrée au sein de la programmation lille3000 – dont la thématique est, cette année, la « Fiesta ».
Pour Pilar Albarracín, la fête, c’est surtout rire de tout et glisser de l’ironie dans tous les recoins. Depuis vingt ans, cette figure de la scène européenne se met en situation dans des vidéos ou performances comiques ultra visuelles dont certaines ont gagné le statut d’icône – comme ce cliché culte de l’artiste en parure de toréador, un faitout à la main. Sa spécialité : se jouer des fétiches culturels de son pays pour en révéler l’arrière-pensée archaïque. Ainsi, dès la première salle de la Maison Folie-Moulins dans un quartier populaire de Lille, une vidéo met l’ambiance. Dans Viva España (2004), un orchestre bien masculin tout en costard fait pétarader le classique du pasodoble « Que viva España » dans les rues de Madrid. Au cœur de l’ensemble et de l’image, Pilar, pimpante en tailleur jaune citron et lunettes de soleil. Rapidement, la femme presse le pas, le montage s’accélère et la parade vire à la course-poursuite. Est-ce encore une fête ou plutôt une invasion de l’espace par une gent masculine plus bruyante que jamais ? La vidéo a plus de vingt ans mais le propos résonne drôlement en 2025, année qui aura vu émerger le terme de « gormitis », ces gros mascus qui cassent l’ambiance dans les clubs.

Plus loin dans l’expo, un autre élément de folklore nous attend, cette fois-ci pendu au-dessus de nos têtes. Des « mantones de Manila » flottent dans l’air comme depuis les balcons d’une rue espagnole. Ces châles, que portent les femmes lors des célébrations traditionnelles en Espagne, posent ici en éléments graphiques dans l’espace, tous dans des couleurs unies : noir, rose, turquoise, fuchsia, kaki, ocre. En regardant de plus près, on repère la trace du détournement de Pilar Albarracín : au creux des coutures, entre les franges, des smileys nous narguent. Certains ricanent, d’autres tirent la langue. La pièce, intitulée Desde tu casa y la mía… La calle de la alegría (2025), incarne à elle seule la facétie et la subversion de l’artiste. Tout est dans le détail.
Autre pilier du folklore ibérique dont s’empare Pilar Albarracín : le flamenco. Tantôt mélancolique, tantôt enjoué, cet art de musique et de danse cache-t-il un pouvoir de subversion ? Prohibido el cante en reprend les codes vestimentaires et sociaux. La vidéo montre un guitariste seul dans un café, en attente de sa cantatrice. Robe à froufrous et châle rouge vif, Pilar Albarracín fait durer le suspense : sur le point de chanter, c’est un cri strident qu’elle lâche pendant plusieurs minutes. L’effet de surprise est garanti, et le geste de défiance, simple et efficace, synthétise le panache de l’artiste : à la fois coup d’éclat, coup de gueule et coup de tête dans l’archaïsme de nos cultures et de nos relations genrées.
⇢ Fuego y Veneno de Pilar Albarracín, jusqu’au 9 novembre dans le cadre de Lille3000 à la Maison Folie-Moulins, Lille
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