L’année 2024 sera consacrée à « La jeunesse », à en croire le Frac Méca qui a imaginé l’exposition Primavera Primavera à partir des œuvres de sa collection. Un mot-valise qui reflète des réalités diverses, qu’elles soient économiques, sociales, raciales ou territoriales. Dernièrement, la manifestation culturelle mise en place par la région Occitanie et le ministère de la Culture à Nîmes, une triennale baptisée La Contemporaine de Nîmes, s’intitulait Une nouvelle jeunesse. Les Beaux-Arts de Paris consacraient cet automne une exposition collective à ce même sujet avec Souvenirs de jeunesse. Les milieux de l’art contemporain semblent courir après l’émergence : y a-t-il un besoin de nouveau souffle ? Pourquoi vouloir prendre à ce point la température de notre époque auprès des nouvelles générations ?
La thématique est assez large pour multiplier les angles d’approche : le futur inventera toujours ses nouvelles formes, tandis que les conditions matérielles des plus jeunes ne cessent de se détériorer. Les deux commissaires de Primavera, Primavera – Émeline Vincent, responsable des expositions et des résidences, et Karen Tanguy, en charge du pôle collection et diffusion – prennent le parti de présenter des œuvres récemment acquises, des nouvelles productions, des œuvres de jeunesse d’artistes qui ne le sont plus vraiment, et enfin de subvertir les acceptions possiblement trop littérales que l’on associe à la « jeunesse ». S’inspirant de la pensée du « rhizome » chère à Deleuze et Guattari, le parcours d’exposition, dessiné par les murs du bâtiment aux allures de vaisseau spatial, est pensé comme une suite d’îlots baptisés « La somme des sédiments », « De vives voix » ou encore « Panser les mondes ». Chacun à sa manière éclairerait un état du monde où la jeunesse viendrait bousculer les lignes en occupant une place centrale au sein des luttes, nombreuses, qui façonnent l’époque. L’exposition se veut le reflet des inquiétudes, des revendications, des aspirations, des doutes et des luttes des artistes, qui seraient, comme l’affirment les deux commissaires, « aujourd’hui les garant•es d’un futur régénérateur ». Lourde mission pour de bien jeunes épaules. En cela, Primavera Primavera s’inscrit dans les programmations qui, depuis les quatre murs de l’institution, pensent pouvoir dire quelque chose du social, de l’écologique, du « faire ensemble », dans un contexte où les fractures sont pourtant bien consommées.
Assumer un lourd héritage
Parmi les préoccupations soulevées ici, la question des héritages et des transmissions intergénérationnelles est peut-être l’une de celles qui animent en premier lieu les plus jeunes. Dans cette section, sont présentées les œuvres d’artistes tels que Julien Creuzet, qui représentait récemment la France à la Biennale de Venise, ou Euridice Zaituna Kala dont l’œuvre Sumo : de différents niveaux de toxicité, acquise en 2022 par le Frac, a été conçue en résonance avec le fonds d’archive dédié à la Commune de Paris du Musée d’Art et d’Histoire Paul Éluard à Saint-Denis, chef-lieu de la Réunion. L’installation est composée de plaques de verre sur lesquelles sont combinées plusieurs registres d’images : des photographies d’insurgés libertaires déportés vers la Kanaky après la « semaine sanglante » en 1871, d’autres de l’exposition coloniale de 1931 à Paris où des Kanaks furent exposés dans des zoos humains, ainsi que des représentations de plantes toxiques qui peuvent guérir comme donner la mort, inspirées du Jardin des Carmélites de Saint-Denis. Comme fréquemment dans sa pratique, l’artiste réinvestit des documents d’archives pour mettre en évidence la dimension impérialiste qui sous-tend l’écriture de l’histoire. L’œuvre Il est là riche soldat… (2017) de Julien Creuzet, acquise en 2022, est composée d’un drapeau européen plié en deux et recouvert de riz, ainsi que d’un tapis tressé. Cette œuvre fait écho aux échanges commerciaux et à la dépendance du Nord global au Sud global. Un thème récurrent dans le travail de l’artiste franco-caribéen de 38 ans qui pointe les rapports néocoloniaux, trop longtemps passés sous silence, constitutifs de l’ordre géopolitique actuel et de l’exploitation mortifère des ressources naturelles.
Le collectif, un luxe ?
Le « faire ensemble » – de l’auto-organisation à la cocréation – est également au cœur des préoccupations des deux commissaires comme remède à la précarité du monde de l’art, et comme alternative aux modèles classiques, soit capitalistes, de production. Récemment, c’est d’ailleurs la question du collectif, à travers le concept du lumbung, désignant à l’origine le grenier à riz en indonésien et par extension les pratiques collectives, qui présidait à la dernière Documenta à Cassel, sous la houlette du collectif indonésien ruangrupa. Faire ensemble pour faire mieux, c’est proposer des alternatives aux divers dysfonctionnements qui caractérisent l’état actuel du monde. Pour Primavera Primavera, les deux commissaires ont invité quatre collectifs, dont Palette Terre, une expérience collective initiée en 2014 par Bastien Cosson et Elsa Oliarj-Inès dans une pièce de leur appartement parisien. Ils y organisent des expositions, un dimanche par mois, où ils présentent le travail d’un nouvel artiste dans une perspective d’entraide et de création collective, à l’image des run spaces. Deux ans plus tard, l’artiste Neil Beloufa invite Palette Terre à réaliser une exposition pendant la semaine de l’art contemporain dans son atelier Occidental Temporary. Ce qui conduit le duo à réinviter les artistes qu’ils avaient exposés par le passé pour réaliser des pièces à quatre, six ou huit mains. Ce qui donna la série Débauches (2016), composée de cinq toiles. Chacune d’entre elles est issue d’une cocréation entre plusieurs artistes et fut réalisée en à peine quelques heures chaque jour de la semaine. La première CEXE(lundi) reflète le style caractéristique de la peintre Sylvie Fanchon, qui a régulièrement utilisé des lettres comme motifs pour ses toiles. F60 (mercredi) est, quant à elle, recouverte d’une couleur blanche, qui fait écho au style minimal de Julien Monnerie, l’un de ses auteurs. Ainsi, la cocréation – même si elle peut prendre des allures d’entre-soi – peut résoudre, à sa manière, la mainmise de la signature sur une œuvre comme la dissolution des singularités dans le groupe. Et ce, davantage que la collaboration ponctuelle.
C’est ainsi que le perçoit Lola Gonzales dans sa pratique personnelle, notamment pour son film Tonnerres, présent dans l’exposition. Tourné dans la vallée de la Roya, à la frontière entre l’Italie et la France, le film rassemble une dizaine de danseurs, amis et artistes de la Villa Arson à Nice et de l’école Rosella Hightower à Cannes. Ils dansent ensemble, en pleine nature, pour se relever des éléments traumatiques qui ont récemment bousculé la région. Réalisé après l’attentat terroriste sur la promenade des Anglais à Nice en 2016 et du passage dévastateur de la tempête Alex en 2020, ce film, amplifié par une puissante bande sonore, met en scène un rituel cathartique et collectif, pour faire face à un quotidien rythmé par de multiples crises. La question plus générale du « vivre ensemble » est au cœur des préoccupations de Lola Gonzales, qui a cofondé à Lisle, en Dordogne, un lieu de vie à vocation culturelle et sociale nommé La Maison Dans Laquelle. Située dans un village de 900 habitants au cœur du Sud-Ouest, cette initiative en milieu rural invite régulièrement des artistes et écrivains en résidence de recherche, tout en organisant des événements collectifs, ouverts aux habitants, comme des banquets, des bals et des projections.
Que les artistes s’échappent, cherchent à construire d’autres abris, d’autres modèles, d’autres alternatives, il en existe, parfois au risque d’être « hors-sol ». Au cœur d’un monde notoirement en crise, une exposition doit-elle refléter celui-ci tel qui existe ou cultiver des utopies ? Faut-il spéculer sur des narrations possibles, des futurs désirables, comme le prônent certains mouvements écologistes ? Alors que les subventions diminuent et que le service public s’appauvrit, une exposition comme Primavera, Primavera ne contribue-t-elle pas à creuser la dichotomie entre des aspirations chancelantes et des réalités plus complexes ? Pour l’heure, l’avenir s’obscurcit et il est fort à parier que la jeunesse — aussi plurielle soit elle — ne puisse être en mesure de tout réinventer.
Primavera, Primareva, exposition collective, jusqu’au 25 mai au Frac Méca Nouvelle-Aquitaine, Bordeaux
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