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Mais que se racontent ces drôles d’écoliers aux figures d’animaux et à l’allure spectrale qui nous confrontent dès notre entrée à Transpalette ? Mystère. L’un d’eux s’époumone avec exaltation tandis que les autres l’écoutent, l’air à fois sceptiques et fascinés. Ces monstres attendrissants que l’artiste réunionnaise Gabrielle Manglou a couchés sur papier donnent le ton de l’exposition Telling Stories : ludique, en « devinette ». Son titre se joue d’emblée de la polysémie de notre traduction française : déployer l’Histoire - la grande, la « vraie » - et raconter des salades. De la céramique au collage photo en passant par la vidéo, une quinzaine d’artistes internationaux s’aventurent vers les brumeux rivages de l’appropriation narrative. Un tel parcours serait-il d’intérêt public à l’heure des « post-vérités »des « faits alternatifs » et des images générées par IA ?

 

Des réminiscences en trompe-l’œil

 

Dans Telling Stories, les frontières entre réel et fictif, authentique et artificiel sont poreuses. À chaque visiteur de s’improviser alors fact checkeur pour mettre à jour l’envers du décor. Derrière les innocentes saynètes de Gabrielle Manglou se cache par exemple un passé douloureux et peu documenté : le tracé bariolé de l’artiste recouvre les portraits de malgaches datant de l’époque coloniale au XIXe siècle. L’artiste comble cet « oubli » de l’histoire en laissant son bestiaire pastel enfanter une fable nouvelle. 

 

La même logique compensatoire anime Le Bienheureux, un conte breton de Léna Hervé. Cette imposante fresque documentaire fait cohabiter photographies de végétation luxuriante, restes de biscuits et pages de livre jaunies – les reliques d’un service militaire en Indochine dont son grand-père n’a gardé que peu de souvenirs. Dans cette abondante documentation composée de pièces authentiques, la plasticienne en a glissé d’autres, récentes et factices, qu’il nous est impossible d’identifier. Est-ce ainsi que notre imaginaire procède pour combler les interstices entre les récits ? La même question plane sur la vidéo 489 years de Hayoun Kwon, qui donne corps aux fantasmes que génère la DMZ, cette zone pseudo-démilitarisée entre les deux Corées. Le spectateur y patrouille ce territoire interdit aux civils en adoptant le point de vue d’un militaire… par la magie d’une simulation 3D. 

 

Rendre aux fables ce qui est aux fables

 

Ailleurs, plusieurs pièces sondent la « véridicité » des contes en pistant leur genèse. Dans la vidéo Real Snow White, la performeuse finlandaise Pivli Takala se fait refouler à l’entrée de Disneyland déguisée en Blanche Neige au titre qu’elle ne serait « pas la vraie » - autrement dit, la salariée officiellement embauchée pour distraire les gosses. La compagnie aux oreilles de Mickey aurait donc le monopole du « vrai » personnage, l’œuvre originale de 1937 étant pourtant tirée d’un conte des frères Grimm lui-même hérité des traditions orales germaniques. Cette transmission séculaire rappelle bien que chaque lutin et chaque fée a ses racines enfouies dans des strates de traditions dont il presque impossible de traquer l’origine.

 

Ce « presque » est toutefois de mise. En témoigne le précieux travail documentaire de Katia Kameli sur une autre pièce de patrimoine immatériel : les fables de la Fontaine. Dans Stream of Stories, l’artiste casse le mythe d’une création 100% made in France en dressant l’arbre généalogique du bestiaire fantastique du poète – du Panchatantra sanskrit du 4e siècle jusqu’aux réajustements de la cartographie méditerranéenne sous la Renaissance. Ce « parcours-monde » des sources du texte rejaillit dans une série d’illustrations originales où l’on retrouve autant l’héritage de la gravure européenne que les finesses du tracé perse.

 

Pilvi Takala: Real Snow White, 2009, video, 9:15 min, Courtesy of Carlos/Ishikawa



N’est pas Shéhérazade qui croyait être

 

Ces joyeuses noces iconographiques suggèrent toutes l’existence d’un tronc partagé entre les mythes vernaculaires dont les céramiques de Béatrice Celli sont un bon exemple. Sur ses assiettes, l’artiste déchaine le folklore de ses Abruzzes natales dans un feu d’artifice de couleurs carnavalesques. Corbeau de malheur, chouettes sapientes, esprits frappeurs : cette grammaire spirituelle s’est répandue a minima dans toute l’Europe. 

 

Plus cryptiques nous apparaîtront peut-être, à nous autres occidentaux, les deux aquarelles à l’encre de chine qui composent Sans souffrances et sans larmes. L’artiste iranienne Saba Niknam y représente une femme richement vêtue, le visage ravagé par les larmes, une traînée d’épaisse chevelure dans la main droite. S’il ne fait pas explicitement référence aux Mille et Une Nuits, le diptyque en mobilise les codes esthétiques pour évoquer une actualité funeste : la mort d’une jeune femme de 22 ans en septembre dernier après son arrestation pour non-respect du port du foulard. Alors que l’État soutient la thèse de l’arrêt cardiaque vidéo à l’appui, les foules exigent une enquête sur ce qui pourrait être un passage à tabac – une revendication dont la mèche de cheveux coupée est devenue le symbole, ici reproduit par la « fausse » Shéhérazade de Saba Niknam. En clôture de parcours, ce personnage endeuillé livre un précepte digne des récits moraux dont il s’inspire : quand les histoires mentent et que les images qui les transmettent trompent, aiguisez votre regard. Seul rempart solide à ériger, sans doute, contre les insidieux mirages de la désinformation.

 

> Telling Stories, exposition collective jusqu’au 23 avril 2023, au Transpalette, Bourges

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