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Un texte sur un mur de la galerie du Jeu de Paume  – encre noire, fond blanc : « 0 Any moment previous to the present moment / 1 The present moment and only the present moment / 2 All apparently individual objects directly experienced by you at 1 … »* Voici l’une des premières « sculptures » de Victor Burgin. Il faut déjà avoir parcouru les trois quarts de l’exposition pour tomber sur Any Moment (1970) – le temps de trouver les outils pour comprendre ce qu’on attend de nous. Au premier jour, il y avait le verbe : avant l’image, Victor Burgin se concentre sur le texte. Rébus psychologique, itinéraire entre les actes cognitifs du spectateur… Les deux thèmes principaux de l’œuvre Burgin sont déjà-là : une considération de l’espace d’exposition comme engagement d’un dialogue profond entre le spectateur et les œuvres – les travaux de Victor Burgin nous parlent autant qu’ils nous font parler. Et une conscience aiguë du temps présent. La photographie ne se joindra au texte que dans un second temps. Artiste-peintre de formation, issu des classes ouvrières du nord de l’Angleterre, Victor Burgin se tourne vers ce nouveau médium, qu’il revendique partager avec les masses : tout le monde peut faire de la photo, mais surtout, tout le monde est également saturé par l’imagerie publicitaire.


Olympia © Victor Burgin


La double exposition présentée au CPIF ainsi qu’au Jeu de Paume amène sur un plateau une œuvre longue de 50 années. Un demi-siècle durant lequel la réflexion langagière et photographique de l’artiste se déplace : le texte – au départ chargé de structuralisme, quelques fois difficile d’accès – se raccourcit au fil du temps, jusqu’à tendre vers la forme épurée du haïku. Les images suivent la même direction. La photographie, critique voire narquoise des années 1970, revient dans les dernières productions sur le terrain de l’émotion. À travers cette évolution, on n’assiste pas seulement à un changement esthétique via l’adoption des nouvelles technologies de production de l’image. Peu à peu, les problématiques sociétales sont troquées contre des visions contemplatives, rêveries sur le temps qui s’écoule. Comme dirait Proust (Préface Contre-Sainte Beuve), « À une heure où mes heures sont peut-être comptées (d’ailleurs tous les hommes n’en sont-ils pas là ?), c’est peut-être bien frivole que de faire œuvre intellectuelle. »



Pince sans-rire 


Une girafe guillotinée ? Ce n’est pas exactement ce qu’on voit, même si on y pense fortement. L’appareil photo se trouve derrière le grillage d’un parc animalier : par effet de perspective, le plus grand animal sur terre apparaît réduit, morcelé, inoffensif. Une autre photo lui fait face : comme bondissant du fond noir, une femme, nue, peau ivoire, jouant son numéro à quatre pattes. Victor Burgin accompagne cette dernière photographie d’un texte saveur socio-critique : « une tour percée d’une myriade de fenêtres. (…) les occupants des cellules ne savent pas qui les observe, ni si on les observe. » Du zoo au peep show, du peep show au panoptique, les photographies présentées au CPIF fonctionnent par pair, et s’accompagnent de textes dans lesquels se lit une narration décousue. Place(s) se concentre sur la période 1970-1980 de l’artiste. À cette époque, il a déjà lu Le Degré zéro de l’écriture, et continue de s’abreuver de structuralisme, de sémiotique et de marxisme. Ses photographies en noir et blanc comme l’emblématique série « Zoo 78 » (prise à Berlin en 1978) sont marquées par un champ constamment obstrué par la densité du paysage urbain : grillages, barreaux, panneaux – l’interdit est partout, l’horizon est contraint, les buildings écrasent toute perspective.


US77 © Victor Burgin


L’aridité des textes, saturés d’intertextualités multiples (pour « Zoo 78 », Victor Burgin renvoie autant à Foucauld qu’à Barthes, qu’au romancier Chklovski), n’est donc pas compensée par la simplicité des images, aux compositions denses et complexes. Ce qui n’exclut pas, pour ceux qui parviennent à les déchiffrer, d’en tirer une fine ironie. L’artiste attaque la publicité sur son propre terrain, en brisant la libido voyeuriste (et consumériste) de la photo moderne, en la confrontant à des énoncés tirés des sciences humaines : ainsi, quelques accrochages plus loin, on retrouve une vue détourée du penseur de Rodin, le géant de pierre à la main sous le menton. Image mille fois détournée, Victor Burgin la reprend – comme aurait pu le faire un annonceur – en 1976, et la flanque d’un énoncé sur la conscience de classe : « Combien de membres supposés de la classe moyenne possèdent réellement leur maison, leurs meubles ou leur voiture ? (…) le discours ordinaire de la classe moyenne sur la propriété et l’indépendance qui feraient de ses membres de véritables citoyens est une illusion de plus en plus lamentable. (…) » Bien avant l’art de légender une image de façon à faire mouche dans l’esprit du scrolleur – ce que l’on nomme aujourd’hui un « meme »  – ,Victor Burgin joue déjà du décalage entre une image cliché et un texte pensé. Si la première partie de son œuvre est truffée d’humour, ce sont des blagues en plusieurs temps, axées sur la réflexivité : un rythme de lecture qui va bientôt laisser place à davantage d’immédiateté.


Interior Lamp © Victor Burgin


Vivre avec ses temps 


Un appartement – un chevalet, un tableau vierge, une chaise, un bureau et un autre tableau, représentant un arbre, pour tout ameublement. Complet dépouillement, espace spacieux, épuré, paisible. L’inverse des visions urbaines embrouillées de la première période. Un rayon de lumière éclaire le parquet de cet intérieur très dix-neuvième. Un haïku du romancier et poète Richard Wright prolonge la rêverie : « Une femme dans une maison en face se met à lire : / Soudainement conscient / L’arbre me regardait, / chaque feuille verte vivante. » Il y a les artistes qui perfectionnent tout au long de leur carrière un même geste, suivent une même direction esthétique, et ceux qui, tout en gardant leur patte, n’hésitent pas à changer de pratique, acceptant de repartir de zéro pour maîtriser un nouveau médium. « Il faut être de son temps », dit Victor Burgin, citant Courbet pour expliquer son usage de logiciels de modélisation 3D pour la réalisation de ses dernières œuvres visibles au Jeu de Paume, ajoutant que ces technologies de l’image font désormais partie intégrante de notre environnement visuel. Au-delà de la rupture esthétique, l’artiste creuse une nouvelle dimension de son œuvre, moins réflexive, plus sensible. Représentation du lieu de vie du peintre danois Hammershøi, la série « Young Oaks » (Jeunes Chêne) développe via l’hyperréalité de la conception 3D une sensibilité proustienne à la matière – chaque objet contenant son lot de temps et de souvenirs sédimentés en lui. La pensée structuraliste ne disparaît pas complétement : Victor Burgin interroge toujours les lieux dans et par leur contexte, comme avec A Place to read (2010), vision à 360° d’un café à Istanbul réalisée à partir d’archive, le bâtiment ayant depuis été racheté et reconstruit par une chaîne d’hôtels suisses – l’œuvre restant ce qui résiste à la vitesse du rythme capitalistique rachat/destruction/reconstruction. Ce faisant, cette vidéo va plus loin, dégageant du lieu une couche nostalgique touchant au cœur plus qu’à la raison.  Cette ouverture sensible trouve son paroxysme dans Adaptation (2023). Scaphandre, bombonne d’oxygène sur le dos, combinaison : un astronaute dont on ne sait rien se tient debout sur un lopin de terre entouré par les eaux. Tout semble très réaliste, à part le ressac des vagues : là, la modélisation 3D décroche de ses prétentions à faire illusion, l’image avoue sa nature illusoire. C’est en tombant sur une photographie de Sheffield, la ville de son enfance, qu’il a eu l’idée de réaliser cette vidéo inspirée de Solaris de Tarkovski. Très discrète, sinon invisible, il existe peut-être une dimension autobiographique du travail de Victor Burgin. Si l’on cherche à excaver son autoportrait à partir de son œuvre, il n’existe que sous la forme d’un pêle-mêle de souvenirs vécus et empruntés – à des artistes, auteurs, réalisateurs. Toutefois, l’intertextualité des dernières œuvres est moins un renvoi à des références critiques qu’une fusion de sa propre psyché (et des images qu’elle contient) avec celle des artistes appréciés. Chez Proust, le lecteur devient auteur. Pour Burgin, le glissement de la position de récepteur à celui de créateur paraît évidente.



* « 0 N’importe quel moment antérieur au moment présent / 1 Le moment présent et seulement le moment présent / 2 Tous les objets apparemment individuels dont vous faites l’expérience directe en 1… »


⇢ Place(s), jusqu’au 21 janvier 2024 au CPIF, Pontault-Combault

⇢ Ça,  jusqu’au 28 janvier 2024 au Jeu de Paume, Paris