Sentiment étonnant que celui de ne plus reconnaître un lieu iconique d’un centre-ville. À la Kunsthalle de Mulhouse, la façade de verre du bâtiment est désormais tapissée de fleurs, qui n’ont pourtant rien à voir avec un niais bouquet champêtre. De loin, on a simplement l’impression de voir le verre se colorer par reflets, formant ce qui fait penser à des boutons de tulipes, mais aussi à des motifs plus froids, dessinant des courbes statistiques, des diagrammes, des éléments visuels figurant le savoir. L’exposition Darra-Zahra-Jabal – “L’atome-la fleur-la montagne” –, présente un ensemble d’œuvres se situant à la jonction de la poésie et de la rationalité scientifique. Réalité parfois tragique étant donné que Younes Rahmoun (1975), figure majeure de l’art contemporain au Maroc, a pensé un parcours construit autour du thème de la migration et de ce qu’il peut nous rester de nos origines une fois que l’on a quitté leur berceau.
Méconnaissable aussi, la salle principale de la Kunsthalle. En lieu et place de l’habituel white cube, on y voit en son centre une installation constituée d’un imposant monceau de terre sur lequel ont poussé de vigoureuses herbes et plantes sauvages. Aux murs, des photographies, des dessins sous verre et une fresque à mi-chemin entre un électrocardiogramme et une chaîne de montagne se déployant sur un fond ocre rosé. Younes Rahmoun reproduit le paysage qui lui est le plus familier, celui des massifs du Rif. Ce qu’il appelle son « centre du monde » a été transplanté dans le centre d’art, comme la source depuis laquelle le reste de l’exposition se ramifie. On comprend d’emblée que l’on pénètre dans l’univers sensoriel formant le paysage mental de l’artiste, très imprégné de ses origines géographiques, et qui lui permet de voyager partout sans oublier d’où il vient. Darra-Zahra-Jabal passe au microscope l’infime part des choses que l’on emporte avec soi, peu importent nos déplacements. Ce que les œuvres de Rahmoun décrivent, comme le modeste dessin au crayon Ghorfa (La chambre, 2006), en référence aux dimensions de la chambre qu’il utilisait comme atelier dans la maison familiale, est l’irréductible part de souvenirs qui, bien que fragiles, imprègne nos atomes à tel point qu’elle finit par constituer ce qu’on appelle l’être.
La graine et l’olivier
De grands mots pour des formes toujours travaillées dans leur simplicité, tels les boutons de fleurs de la façade, les délicats dessins aux traits si fins qu’on croirait voir des monochromes, les œuvres en forme d’atomes – comme Darra-Jozay’a (Atome-Particule, 2018), un discret planisphère sur papier jauni. Mais il ne faut pas s’y tromper, la quête formelle de Younes Rahmoun est une recherche qui vise à définir l’âme avec un vocabulaire visuel scientifique, rien de moins qu’un. L’artiste précise par exemple donner un sens divin à l’omniprésence du blanc dans ses œuvres. Une rencontre entre l’impalpable et la matérialité de ce qui peut se quantifier donnant parfois un aspect pédagogique à l’exposition. L’illustrative sculpture Ayn-Manzil-Hawd (Source-Maison-Bassin, 2018), une maquette montrant une vallée blanche où l’on voit des maisons reliées les unes aux autres par des traces bleues s’échouant toutes vers une source, symbolise une culture commune, une même essence. Il est rare de rencontrer un artiste aborder des thèmes aussi grandiloquents que l’âme, l’être et l’essence de l’humain, avec la modestie des formes empruntées à la science, provoquant une esthétique peu commune, aussi clinique qu’onirique.
Comment une graine peut prendre racine dans un sol qui n’est pas sa terre d’origine ?, interrogent les documents de médiation de l’exposition. À cette question au sous-texte conservateurs, à savoir l’idée que l’identité d’une personne ne s’enracinerait que dans sa terre d’origine, le travail de Younes Rahmoun paraît proposer une alternative : un hymne au vagabondage. L’artiste rassure cette inquiétude identitaire de la perte des origines en dehors de la terre ancestrale en nous montrant qu’un héritage culturel, affectif, paysager, métaphysique, accompagne toujours une personne où qu’elle se trouve. C’est aussi la puissance de la vidéo Zaytuna (Olivier, 2014) où l’on observe un olivier filmé dans le Rif en plan fixe. Cet arbre qui plonge ses racines dans la terre est devenu une image, un symbole fort de partage et de générosité abstrait, plus qu’un réel point de ralliement vers lequel retourner. Sous ses airs froids, Darra-Zahra-Jabal suggère que nos capacités d’adaptation sont infinies, qu’une maison abstraite chargée de culture et de souvenirs se trouvera toujours au fond de nous. C’est en tout cas ce que l’on espère, pour ceux qui perdent, ou sont contraints de quitter leur terre.
Younes Rahmoun, Darra-Zahra-Jabal
⇢ jusqu’au 27 octobre à la Kunsthalle de Mulhouse
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