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La question avait été posée par provocation mais il en faut plus pour impressionner Masahide Ohmori. Le danseur sourit derrière ses lunettes, taquin. Il se lève et remonte légèrement les jambes de son pantalon avant de s’accroupir, sans qu’à aucun moment ses talons ne quittent le sol : « Évidemment que le butō est un art typiquement japonais ! Il est né de cette position, celle dans laquelle on chie. » Ses éclats de rire sont étouffés par le bruit d’un train qui passe. Au plafond, la verrière tremble légèrement.


Au début des années 1980, Terpsichore, le studio de danse qu’il vient de créer avec sa femme à Tokyo, le long des voies de chemin de fer de Nakano, devient l’un des épicentres de la scène butō. Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno, les pionniers de cette danse qui célèbre « la transformation permanente d’un corps qui a fait le vide », y assistent régulièrement à des spectacles. Hijikata – dont Masahide a été l’élève et le secrétaire personnel – vient aussi pour picoler. « On pouvait passer trois jours entiers à boire. On dormait trois heures et on recommençait, et on parlait, on parlait. C’est dans ces moments qu’il m’a appris le plus de choses. »


Les photos accrochées au mur et les piles de documentation qui s’accumulent dans le petit vestibule témoignent de ce passé. Aujourd’hui, les banquettes bleues sont fanées et tout prend un peu la poussière. Le lieu continue d’accueillir des projets artistiques et organise deux fois par an un temps fort destiné aux figures émergentes du butō ; du haut de ses 68 ans, Masahide continue de donner des workshops et de danser dans les festivals spécialisés, mais les heures de gloire semblent révolues.

 


Nous avons rencontré les morts 


S’il ne va pas jusqu’à prédire la mort du butō, Masahide Ohmori n’est pas serein face à l’avenir. « Notre scène est dans un état de somnolence, il n’y a pas assez de jeunes chorégraphes, la relève n’est pas encore là. Long torse, petites jambes : cette danse est intimement liée aux spécificités du corps japonais, et même ce corps, chez les nouvelles générations, est en train de changer. » Il s’arrête un instant, songeur. « Après tout… On se peint le visage en blanc car nous sommes ceux qui ont rencontré les morts. Peut- être que le butō a besoin de mourir à son tour pour renaître… »


Autre décor, autre génération. Dans le Starbucks bondé de la gare de Shinjuku, au milieu des étudiantes en uniforme qui font leurs devoirs, Mikiko Kawamura, l’enfant prodige de la danse contemporaine japonaise, partage ce constat. « Les jeunes chorégraphes sont évidemment plus intéressés par la culture pop et kawaï que par le butō », lâche-t-elle nonchalamment entre deux gorgées de grenadine. C’est ici, au cœur du plus grand hub ferroviaire de Tokyo, que la jeune femme a commencé le hip-hop. Dix ans et un cursus de danse à l’université plus tard, elle prépare sa quatrième création, présente son travail à l’international et est couverte de prix. Il y a quelque chose d’ironique à penser que c’est à l’occasion d’une tournée en France qu’elle a assisté à sa première pièce de butō : Min Tanaka à la Maison de la culture du Japon à Paris, en juin 2016« Au Japon, il y a peu d’occasions de rencontrer le butō, peu d’ateliers, peu de spectacles. Et même si certains artistes essaient de dépasser les frontières entre butō et danse contemporaine, les publics, eux, ne se mélangent pas. »

 

Masahide Ohmori et Yoshito Hana dans le vestibule de Terpsichore, leur studio de danse.
 

 

Posture anticapitaliste 


Il faut se méfier des chants du cygne. S’il a fédéré les avantgardes artistiques dans les années 1960 et 1970, le butō n’a jamais été une discipline mainstream au Japon. Pour vivre de leur art, de nombreux chorégraphes de la première et seconde génération s’exilent, notamment en France où le mouvement est accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. Tel est par exemple le cas de Carlotta Ikeda ou de Kō Murobushi, « le samouraï du butō ». Depuis sa banquette au bleu passé de Terpsichore, Yoshito Hana, la femme de Masahide Ohmori, nuance l’idée d’étiolement. « On ne pouvait pas mieux vivre du butō avant. Les institutions culturelles établies n’ont jamais vraiment apporté leur soutien. Et, dans le fond, ce n’est pas important. Le butō n’a pas besoin d’argent, il a besoin d’intensité spirituelle. Le problème, c’est que les danseurs, aujourd’hui, se demandent d’abord comment ils vont manger. La manière dont ils veulent danser est peut-être la dernière question qu’ils se posent. »


Le critique de danse Shinichi Takeshige incrimine moins la nouvelle garde que les évolutions générales du pays. « Le butō était une critique féroce de la société, de sa hiérarchisation, de l’industrialisation, de la modernisation, de l’occidentalisation. D’ailleurs, beaucoup de danseurs étaient liés à l’activisme politique et proches des milieux d’extrême gauche. Le père de Masahide Ohmori, par exemple, était le leader d’un syndicat de travailleurs dans une mine de charbon à Hokkaidō. Cela a beaucoup influencé sa personnalité et son art. Mais depuis les années 1990, il n’existe plus aucune alternative à la politique conservatrice du gouvernement ou à la société de consommation. Et dans ce contexte, il est très difficile de rester sensible à l’érotisme et au grotesque exprimés dans le butō. » Shinichi a rencontré le butō par hasard. Alors étudiant en littérature française, il assiste à une performance sur Antonin Artaud dans laquelle danse Masaki Iwana. Le choc esthétique est terrible. « Il dégageait une force androgyne, un érotisme ni masculin ni féminin. Ça a complètement changé mon monde, mon appréhension et mes sensations corporelles. Après cette expérience, j’ai eu des problèmes de santé. Je ne pouvais plus travailler, je ne parlais presque plus. J’ai été plongé dans une sorte d’âge des ténèbres pendant presque dix ans. »

 

« On se peint le visage en blanc car nous
 sommes ceux qui ont rencontré les morts.
 Peut-être que le butō a besoin de mourir
 à son tour pour renaître…
»

                                                      Masahide Ohmori


 

Contrairement aux fondateurs de Terpsichore, le critique met également en cause le milieu du butō, et notamment la manière dont il s’est renfermé sur lui-même et a perdu sa charge critique. Il n’hésite pas non plus à avoir des propos irrévérencieux à l’égard de l’intouchable Tatsumi Hijikata. « Grâce aux soirées cabaret qu’il a montées dans tout le Japon à partir de la fin des années 1960, il a gagné beaucoup d’argent – pour lui plus que pour ses danseurs d’ailleurs. À partir de là, c’est devenu plus compliqué pour lui d’avoir une posture anticapitaliste. » De retour à Tokyo, le fondateur du butō ne crée quasiment plus qu’à partir de ses souvenirs d’enfance à Akita, et présente exclusivement ses pièces devant de toutes petites audiences qu’il réunit dans son atelier des quartiers paisibles de Meguro. « Une sorte de secte. Cela a beaucoup influencé l’imaginaire du butō. » L’année 1986 marque un tournant décisif. Hijikata meurt en janvier et quelques mois plus tard, Pina Bausch se produit pour la première fois au Japon. Orphelin de sa fgure la plus charismatique, le monde du butō se divise et son public se déporte petit à petit vers la danse contemporaine, jugée plus avant-gardiste. La « danse des ténèbres » est progressivement reléguée dans la catégorie de l’héritage historique et de la tradition.

 


Dialectique du maître et de l’élève


Pour celui qui connaît l’histoire du butō, ce changement de représentation paraît paradoxal. Pourtant, et bien que le mouvement ait vivement critiqué l’ultrahiérarchisation de la société, le butō partage avec les arts traditionnels japonais la structure maître-élève. S’il précise qu’il s’agit d’une opinion hétérodoxe et peu partagée, Shinichi Takeshige s’en inquiète. « Le butō est une forme d’exploration de son inconscient corporel. Il faut se perdre en soi-même pour devenir un danseur de butō. Et se perdre en soi-même sous le regard d’un autre, cela peut être dangereux. Les élèves peuvent être complètement sous contrôle, devenir les marionnettes de leur maître. »

 

« Il faut se perdre en soi-même pour devenir un danseur de butō.  Et sous le regard d’un maître, cela peut être dangereux »

                                                  Shinichi Takeshige
 

 

À observer Makiko Takamatsu et Mitsuyo Uesugi, cela paraît difficile à imaginer. La première étudie et s’entraîne auprès de la seconde depuis 15 ans dans une complicité et un respect qui sautent aux yeux. « Nous avons une relation spéciale. Certains jeunes danseurs développent leurs propres projets en parallèle, mais je ne me sens pas encore prête. J’espère qu’un jour le monde verra mon butō. » Selon certains, la formation d’un danseur durerait entre 20 et 30 ans, pour d’autres, cette quête toujours inachevée est l’histoire d’une vie. Alors, assises en tailleur dans le salon peuplé de plantes et d’œuvres, l’une écoute en silence, et l’autre raconte. Mais quand la maître butō parle, c’est déjà et aussi de la danse. Son corps souple se courbe en un paysage de métamorphoses successives, ses mains tremblantes fendent l’air comme pour caresser l’invisible. Si tout en elle dégage une fragilité vigoureuse, ses rires, rauques d’avoir trop fumé, résonnent avec chaleur. 

 

Kae Ishimoto et le mont Fuji
 

Mitsuyo a 17 ans quand elle débarque à Tokyo de son village natal pour intégrer une fameuse école de danse classique. Nous sommes en janvier 1969, les affrontements entre les étudiants et le gouvernement atteignent leur apogée. « La plupart de mes amis fuyaient leur quotidien dans la musique et la marijuana. Moi, je cherchais quelque chose pour grandir. Je voulais danser et trouver la beauté. » Incapable de ne pas twister les ports de bras qu’on lui impose, elle abandonne rapidement cette vie de ballerine qui ne colle pas avec ses désirs de liberté ; se tourne un temps vers la danse moderne qu’elle fnit par juger « trop américaine » ; se lasse tout aussi vite des quelques happenings qu’elle organise dans le cadre des manifestations, et refuse d’intégrer la troupe d’Hijikata qui a déjà opéré son tournant vers le cabaret. Un soir, elle voit Kazuo Ohno danser La Argentina dans un théâtre de Shibuya. Une révélation. « Je l’ai vu et j’ai su que mon maître ce serait lui et personne d’autre. Je ne sais pas pourquoi, ce que j’ai choisi en lui, mais je l’ai su du premier regard. Mon butō est né à cet instant. Mais je crois que ma danse avait déjà commencé au cours de toute cette recherche. Ma danse, mon esprit, ma critique… ma révolution. » C’est le début d’une grande amitié et d’une longue collaboration. À 67 ans, danseuse reconnue au Japon et célèbre en France, elle aimerait qu’on arrête de la ramener sans cesse à cette figure mythique, décédée en 2010 à l’âge de 103 ans. Quand on lui demande ce qu’elle a pensé de About Kazuo Ohno, le spectacle dans lequel Takao Kawaguchi imite les principaux solos du maître fondateur, on craint de frôler l’incident diplomatique. Elle se contente de sourire. « J’ai beaucoup aimé la pièce, mais il y a une grosse erreur factuelle : Takao se change lui-même, Kazuo avait besoin de moi tous les soirs pour enfler ses différents costumes. »



Difficiles renaissances


Créé en 2013, le spectacle de Takao Kawaguchi dynamite le tabou, coriace, de l’imitation et fissure les fondations du système maître-élève. Venu du théâtre underground et de la performance, le danseur de 55 ans n’a été formé par personne et n’a jamais vu danser Kazuo Ohno sur scène, il s’est entraîné seul à partir de vidéos d’archive. Dans l’atmosphère confinée du petit monde du butō japonais, il semble dès lors possible de respirer un peu plus librement. Quand, à l’occasion d’une tournée au Brésil, on lui pose LA question, c’est au premier degré. Takao ne se lève pas, ne remonte pas les jambes de son pantalon, ni ne s’accroupit. Il ne parvient surtout pas à répondre. « "Est-ce légitime pour des danseurs non japonais de danser du butō ?" Sur le moment je n’ai pas su quoi dire. Bien sûr que dans les gestes, dans les postures, les mouvements, il y a quelque chose de profondément ancré dans notre culture… Mais en même temps, ce que j’essayais de faire, justement, c’était d’extraire ces formes du contexte culturel, de les en libérer. Avec le recul j’ai compris que cette question avait à voir avec celle de l’authenticité. Et c’est absurde. Dans ce monde, qu’est-ce qui est encore authentique ? Tout est copié, façonné, photoshopé. Essayer de faire une différence entre la copie et l’original n’a pas de sens. »       

 

       

Mitsuyo Uesugi dans son salon
                                    

L’ancien membre du collectif Dumb Type ne semble pas se rendre compte du caractère transgressif de sa création, ou cela lui importe peu. D’un calme olympien, il parle lentement, marque de longues pauses avant de répondre et appuie tout ses mots de gracieux mouvements de poignet. S’il ne réalise pas non plus que About Kazuo Ohno a participé, à sa manière, au décloisonnement entre le butō et la danse contemporaine, c’est parce qu’il n’a jamais fait la différence entre les deux. « D’une certaine façon, le butō s’est posé la même question que ce qu’on a appelé la "non-danse" et tous les mouvements de "déconstruction" : c’est-à-dire, au fond, qu’estce que la danse ? Quand Hijikata parlait de "danse des ténèbres", cela n’avait rien à voir avec la bombe atomique. » Ce malentendu lui arrache une grimace pincée. Dans un pays qui n’a jamais réussi à ouvrir de débat national sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et n’a pas plus reconnu ses crimes de guerre, le culte victimaire post-Hiroshima l’interroge profondément mais il ne s’y arrête qu’un moment. « La danse des ténèbres parle d’une révolution esthétique, du fait de regarder à l’exacte opposé de ce que la danse avait tendance à promouvoir : un corps lumineux, vigoureux, fort, beau. Le butō, c’est la fragilité, la maladie, le corps décati, la mort… » Pour trouver l’esprit du butō, en 2017 à Tokyo, c’est peut-être dans ces croisements féconds avec la danse contemporaine qu’il faut chercher. Là où son image n’est pas fixée dans la répétition éternelle du même, le culte des ancêtres et le « c’était mieux avant ». Ce soir-là, à Kōenji, il était possible de toucher quelque chose d’une fragile renaissance qui – si tant est qu’ils parviennent à la voir – ne doit pas plaire aux gardiens du temple. Lorsqu’on arrive à Grain, un petit bar de premier étage, Kae Ishimoto est recroquevillée sur le sol. De multiples fils s’échappent de sa robe, que sa collaboratrice nous invite à saisir pour tisser un lien. 

 

Takao Kawaguchi regarde le butō depuis le présent
 

Encore à l’état de work-in-progress, Life Sign Vol. 1 est traversé par une question cruciale : que faire de ce dont on hérite, que l’on porte quotidiennement avec soi ; comment le décaler et le remettre en jeu pour ne pas se sentir écrasé par son poids ? La chorégraphe est l’une des cinq personnes encore capable d’enseigner le butō-fu, le système de notation élaboré par Hijikata, une responsabilité qui l’excite autant qu’elle lui pèse. Si elle participe activement à la transmission du butō, elle ne déteste rien de plus que « les chorégraphes qui ne font que mimer les codes esthétiques de surface, la peinture blanche et les mouvements lents ; qui proposent des formes creuses et superficielles, incapables de réfléchir et d’interroger toute la philosophie qui se cache derrière »Et quand elle danse, elle préfère emmêler des répertoires variés qui traversent le butō, le jazz et le contemporain, la création sonore et vidéo. L’ombre de ses anciens amants traverse la scène, celle de sa famille et de leur maison arrachée par une tempête, et, royale, celle d’Hijikata. « What can I leave behind for you ? », se demande-elle. Le souvenir indéfectible d’une soirée qui se prolonge tard dans la nuit, quand le deuxième performeur, sortant de sa transe, l’invite à improviser avec lui, et qu’elle exhorte alors tous les spectateurs à faire de même. Chacun avec son corps, chacun avec ses gestes, une danse des ténèbres qui célèbre la fugacité de l’instant et le renouveau. Pas du butō, déjà du butō.

 

Texte : Aïnhoa Jean-Calmettes

Photographies : Jean-Vincent Simonet

 

 

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