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1. Le mot a tourné par texto et sur les chaînes Telegram ce printemps : « Ça part en sauvage ! » C’est dans le cadre d’un mouvement social qui traverse le pays, des métropoles habituées aux cortèges mécontents jusqu’aux petits bleds qui n’avaient pas vu une manifestation depuis des lustres. Des sous-préfectures et des chefs-lieux, où réunir quarante personnes relève d’habitude du miracle, se retrouvent avec des groupes de mille. Les gens sont encore moins d’accord que d’habitude avec les réformes imposées par le gouvernement. Et là, ça part en sauvage  : la manifestation déroule un nouveau parcours, non déclaré, non autorisé, non balisé, qui peut faire le tour du pâté de maisons ou le tour du périphérique, rejoindre la gare ou le ministère, l’incinérateur ou la grand-place. Peu importe : les rues reçoivent de nombreux feux de joie, ça chante et ça galope, la colère se libère, c’est fort. C’est pourquoi la manifestation sauvage embête beaucoup les forces de l’ordre, réduites à courir les rues pour attraper ces gens qui se croient chez eux dans l’espace public. Et puis quoi encore ?



2. Heureusement, les forces de l’ordre sont équipées de motos qui leur permettent de foncer dans le tas de manifestants sauvages sans effort, avec des matraques habilement télescopiques. Et même, en zone rurale, elles peuvent mener à bien leur mission pacificatrice en lançant des balles de défense et des grenades de désencerclement depuis des quads qui permettent de bondir au milieu de la foule sauvage. Bien sûr, ces différents outils du maintien de l’ordre font quelques dégâts, surtout dans les parties génitales ou à hauteur de visage ; mais enfin, il faut bien que les forces de l’ordre se défendent, puisqu’une partie non négligeable des manifestants, dans ce pays, veut avant tout  « tuer du flic », selon l’analyse répétée du ministre de l’Intérieur. De vrais sauvages, on vous dit. Et puis, comme tout ça ne suffit pas et que les gens, non contents de galoper, se mettent à faire un boucan pas possible, on les évacue tout simplement de l’espace public, hop, virez-moi tous ces rustres, afin que le gouvernement puisse gouverner comme il l’entend, c’est-à-dire : dans le vide et le silence.



3. On connaît le long parcours philosophique du mot « sauvage ». Jean-Jacques Rousseau et ses copains des Lumières (que le ministre de l’Intérieur aurait sans doute classé dans la catégorie des « black bourges ») en font le point de départ conceptuel de l’état de nature, ce temps béni d’avant la propriété privée. Le sauvage, bon par essence, est celui que la vie en société n’a pas corrompu, et dont la description permet par contraste de critiquer les mœurs des sociétés civilisées : le culte du travail et de la richesse, celui de la propriété privée. Le bon sauvage, par exemple chez Diderot, envoie bien promener le colonisateur Bougainville, qui vient de s’emparer de Tahiti : « Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières, la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras  ; laissenous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. » OK, Gérald ?



4. Mais, Lumières ou pas, le mot « sauvage » appliqué à l’humain relève bien d’une histoire de conquête et de domination. Jusqu’à la découverte des Amériques, en effet, le mot est uniquement un adjectif : ce sont les bêtes qui sont sauvages (celles qui ne sont pas domestiquées), ou les lieux, lorsqu’ils sont vierges et broussailleux. Le mot vient du latin silva, la forêt : est sauvage ce qui est en dehors de l’action humaine, puisque, on le sait, celle-ci a été, tout au long de l’Antiquité et du Moyen Âge en Europe, une action de défrichage. La forêt était donc logiquement ce qui n’était pas civilisé.


En faisant reculer la forêt au profit des terres cultivées, les Européens se sont enrichis, par l’exploitation du sol, mais ont aussi provoqué le début de ce qu’on appelle « anthropocène »: la modification du visage de la terre et de ses climats par l’humain. Un exemple  : c’est ce qui se passe lorsqu’on capte les nappes phréatiques dans des réserves de substitution, appelées par certains manifestants mal intentionnés « mégabassines ». En modifiant le débit des cours d’eau, les bassines peuvent avoir pour conséquences l’envasement des rivières, la perte d’oxygène de l’eau, l’apparition d’algues ou de bactéries proliférantes qui favorisent les émissions de gaz à effet de serre, et donc le réchauffement global.



5. Il a fallu la colonisation du Nouveau Monde, puis du continent africain, pour que le mot «  sauvage  » devienne un nom commun et soit appliqué à l’humain : l’Européen désigne ainsi l’homme non chrétien et non blanc qu’il découvre. Et comme il s’est senti légitime, de toute éternité, à défricher les bois et domestiquer les bêtes pour son profit, il fonde sur ce terme sadomination des hommes  : il tue les sauvages des Amériques et réduit en esclavage ceux d’Afrique subsaharienne. Dans ce qui devient les colonies, la mise en place de monocultures et le défrichage des terres ont renforcé les bouleversements écologiques, ce qui fait que certain.e.s préfèrent parler de « capitalocène  » pour souligner le lien entre ces dominations et le changement climatique global.


Bien sûr, dès la conquête du Nouveau monde, de dangereux « terroristes intellectuels d’extrême-gauche » comme Michel de Montaigne trouvèrent immédiatement à redire à cette partition civilisé (nous) VS sauvage (eux) ; nonobstant, par l’action ferme et déterminée des forces de l’ordre, les sauvages furent civilisés, c’est-à-dire convertis de force, asservis et spoliés de leur terre. Cette histoire dura quatre siècles, et ne se termina qu’avec la décolonisation, dans les années 1960.



6. C’est justement à ce moment-là qu’un autre sens du mot « sauvage » apparut, sous la forme adjective, et qui est celui des manifs sauvages : c’est « ce qui échappe aux règles établies, qui se fait en dehors de toute organisation officielle, qui a un caractère spontané et incontrôlable ». Et le premier emploi attesté n’a rien à voir ni avec les forêts, ni avec les manifestations : il s’agit des « profits sauvages » décrits par les économistes comme les profits non régulés par l’État, qui explosent dans ces années de croissance économique basée sur l’extractivisme et les énergies fossiles. Pendant une vingtaine d’années, un débat a lieu sur la juste taxation de ces profits sauvages. Mais à partir des années 1980, les pouvoirs publics européens renoncent progressivement aux impôts. C’est ce qu’on appelle le néolibéralisme, stade économique et politique où le capitalisme part en sauvage, et où les puissants lui obéissent.



7. Cinquante ans plus tard, aiguillonnés par la recherche du profit sauvage, les défrichages continuent et la déforestation accentue le réchauffement climatique. Ici c’est pour faire passer une rocade automobile ou construire un lotissement, là pour chercher de l’or ou de l’or noir, plus loin pour cultiver la feuille de coca. Mais de plus en plus souvent, ces déforestations sauvages font parfois que le sauvage se retourne contre la civilisation : ça peut être les « eaux sauvages », c’est-à-dire les inondations brutales dues à l’absence de couvert forestier pour retenir les crues ; ça peut être une chauve-souris diffusant le virus Ebola ou SARS, un chimpanzé qui transmet à l’homme le VIH. Ainsi, conformément à la prophétie des sorcières de Shakespeare, contemporain de la colonisation, la forêt se met en marche contre le roi usurpateur Macbeth. Celui-ci n’y croyait pas, car les arbres ne peuvent marcher… Mais les combattants se couvrent de branches pour marcher contre lui – la silva se venge, le sauvage reprend ses droits et fait pièce aux ambitions démesurées du pouvoir, qui, même se sachant condamné, prend les armes : « Et voici que la forêt marche vers Dunsinane… Aux armes  ! aux armes, et sortons  !  » — Shakespeare le sait  : la Brav-M, toutes matraques dehors, défendant un système promis à la ruine, ne gagnera pas.



8. Donc, qu’est-ce qui, en somme, part en sauvage ? Le capital ou la manifestation ? Les virus ou la déforestation ? Le pangolin ou la recherche du profit ? Diderot ou Gérald Darmanin ? Au risque de passer pour de dangereux écoterroristes, nous laisserons Montaigne trancher : « Nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant surchargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée. Ainsi, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. » Et libre à nous, à partir de là, d’employer l’adjectif sauvage dans son sens le plus récent, et de partir en camping sauvage là où devraient passer les rocades

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