Une chronique extraite du n°127 de Mouvement
1. SUJET LAMBDA.
C’est la rentrée : les pauses déj reprennent. Comme les autres, tu es à la fois triste et content·e de retrouver le job, les collègues, le micro-ondes et les conversations autour du café. Comme les autres, tu vas parler du sujet qui ne fâche pas – c’est-à-dire que tu vas éviter de commencer par les réformes contre les chômeurs et les malades qui ont été prises cet été ; tu ne mentionneras pas tout de suite les vagues de chaleur et la sécheresse ; tu omettras poliment l’appel à bloquer le pays en septembre – donc, sujet qui ne fâche pas : tu vas raconter tes vacances. Après tout, c’est une façon de les prolonger.
Tu raconteras donc tes vacances au camping. Comme dix-huit millions de tes compatriotes, tu as posé ta voiture et ta tente, déplié ta table et ton réchaud, sur un emplacement relativement ombragé dans l’un des 4 300 campings que compte l’Hexagone. Tu as pris tes marques, trouvé l’accès au bloc sanitaire, observé l’équipement de tes voisins, puis tu es descendu·e en tongs jusqu’à la baignade – ça aurait pu être la mer, ça aurait pu être un lac, cette année c’était rivière. Cette année c’était une vallée, quelque part dans le pays, pas la plus époustouflante, pas la plus extraordinaire des vallées. Une vallée lambda, avec des méandres et des forêts, un bourg équipé du Carouf, de la pompe à essence et du petit café où l’on s’arrête le jour du marché, des tracteurs remorquant le foin qu’il faut doubler avant le virage – bref, une vallée lambda, où il fait bon passer quinze jours avec les enfants qui montent des barrages de galets dans l’eau claire et prendre l’apéritif avec des copains en vacances pas loin. Il faisait certes trop chaud, mais on était tranquille.
2. DÉGRADATION TANGIBLE.
Dans cette vallée, le Département a dû refaire deux fois la route en deux ans, la première fois à cause du glissement de terrain provoqué par les inondations en novembre dernier ; la deuxième fois après une tempête en avril, où des chênes déracinés ont enfoncé les garde-corps avant l’entrée du bourg. Dans cette vallée, la part des ménages allocataires du RSA, financé par le Département, a augmenté de 25 % en cinq ans. Dans cette vallée, la commune a dû voter en urgence de nouveaux travaux de forage pour garantir l’accès à l’eau potable, les étiages actuels ne suffisant plus aux besoins. Dans cette vallée, la Région, en charge des transports en commun interurbains, a dû renoncer à deux cars hebdomadaires pour rejoindre la préfecture, où se trouvent l’hôpital et le lycée. La gare a fermé il y a dix ans déjà, le tribunal de première instance, il y a quatre ans. Le nombre d’habitants baisse. Le nombre d’habitants en mesure de payer des impôts, et donc de financer toutes ces dépenses, baisse encore plus. Et la dotation de l’État, elle, fond comme un glacier au soleil du XXIe siècle.
C’est cette vallée mais ça pourrait en être une autre, plus encaissée, plus ouverte, plus au nord, plus au sud, ou même une plaine ou un bord de côte. C’est partout la même galère. Le Premier ministre, lui, ne s’en émeut pas plus que de violences systémiques sur des mineurs dans un pensionnat catholique : il a proposé, dans son projet de finances de juillet, de ponctionner davantage les collectivités. Lesquelles n’ont pas manqué de réagir. L’association des maires de France : « Les orientations choisies pour le budget 2026 sont une nouvelle atteinte à la capacité d’investissement et d’action des collectivités. » Les Régions de France : « Nous nous opposons avec force à cette façon de faire peser sur les collectivités territoriales une part disproportionnée de l’effort. » Les Départements de France : « Les collectivités locales ne peuvent continuer à compenser les désengagements de l’État en assumant toujours plus de dépenses. Les efforts des collectivités n’ont pas empêché le déficit public national de s’aggraver, loin de toute amélioration attendue. En revanche, la dégradation des services rendus aux Français, elle, est bien tangible et perceptible au quotidien. »
3. APPLI MÉTÉO.
Évidemment, au camping où tu as passé tes vacances, ça se sent un peu, toute cette galère, malgré la bonne volonté des agents municipaux et des jeunes qui tiennent la réception : l’escalier des sanitaires se casse la figure et tu dois prendre garde à ne pas y casser la tienne ; les arbres tombés cet hiver attendent qu’on finisse de les tronçonner, étendant leurs branches mortes sur les emplacements condamnés ; le centre aquatique a fermé, faute de maîtres-nageurs, puis de ressources en eau. Mais tu ne vas pas te plaindre : c’est les vacances, et la canicule se vit toujours mieux les pieds dans la rivière, fût-elle basse à tuer les poissons. Tu ne vas pas te plaindre : tu sais bien que cette année, 40 % de tes concitoyens ont renoncé à partir. Tu finis par faire partie des privilégiés, à force, d’être juste en mesure de prendre quinze jours en août. Mais on a dit : pas les sujets qui fâchent. Donc, tu profites du camping pour faire le vide, et de toute façon ta source d’info principale dans la fournaise, c’est l’application météo, certainement pas les actualités politiques. Si c’est pour apprendre que le gouvernement a renoncé à des Canadairs alors que tout est en feu, merci bien. Avec les gens qui nous gouvernent, le principe est désormais clair : pas de nouvelles égale bonne nouvelle.
4. RACHIDA À L’HORIZON.
Mais hélas, trois fois hélas ! Voilà-t-il pas que le voisin, professeur des écoles dans les Hauts-de-France et père de famille, te montre une vidéo sur son téléphone, mi-figue mi-raisin. C’est la ministre de la Culture, Rachida Dati, qui se fait filmer à la réception d’un camping qui pourrait être le tien. Tout sourire, tout regard faussement sympa, tout discours sucré, la ministre mise en examen lance son nouveau plan : la culture au camping. Elle prononce les mots « ambitieux », « inédit », « tous les
Français ». Ça sent l’arnaque, penses-tu.
De culture au camping, tu n’en as pas vu plus que d’habitude – un couple de retraités en camping-car avec Aznavour en boucle, les prospectus vantant le château et le musée du coin à l’accueil, les bouquins gondolés sur les serviettes de plage. Point de Rachida à l’horizon. Renseignements pris, ce dispositif pour « tous les Français » n’est déployé que dans 400 campings sélectionnés. Le tien ne l’a pas été, manifestement. Et tu t’en réjouis plus encore en lisant, sur le site du ministère de la Culture, l’interview de la tête de schnock qui représente la Fédération de l’hôtellerie de plein air : « Notre clientèle relève de catégories socio-professionnelles qui sont éloignées de la culture : elles ne sont jamais allées au musée, encore moins aux concerts de musique classique ou de jazz. […] Le fait de mettre en œuvre cette opération dans les campings peut permettre à ces vacanciers de découvrir directement de nouvelles propositions culturelles. Les vacanciers, qui sont acclimatés, ne vont pas être effrayés. »
5. LA PÉTANQUE OU LE JAZZ.
Ah, ça fait plaisir ! Dans la sociologie de Monsieur Schnock, apparemment, tout campeur est quasi analphabète. Voilà que Rachida et Schnock vont enfin nous apporter les lumières de la civilisation, maintenant qu’on est acclimatés comme des bêtes de zoo. On ne va pas ruer, parce qu’on est en sécurité dans nos tentes Quechua et nos Crocs aux pieds, et on va docilement écouter le « concert de musique classique ou de jazz » dont on sortira grandis, pour sûr. Enfin, ceux d’entre nous qui auront passé les vacances dans les campings concernés par l’opération. Pour les autres, dont toi, ça ne sera pas forcément l’année pour « découvrir directement de nouvelles propositions culturelles », puisque voici le bilan cumulé, publié par la CGT-Culture, des baisses de crédits du ministère entre 2024 et 2025. Transmission et démocratisation culturelle : moins dix-sept millions. Presse et médias : moins douze millions. Livre et industries culturelles : moins onze millions. Mais Mme Dati, elle, maintient qu’elle développe la culture. Elle maintient aussi par ailleurs que la justice la harcèle à tort. Avec les gens qui nous gouvernent, on a compris : nouvelles égale fausses nouvelles.
Sur les routes de la vallée, d’ailleurs, tu ne vois plus les affichettes pour le festival de poterie, le festival de musiques du monde, le festival de clown, qui inondaient jadis les villages d’été. Parce qu’au-delà du ministère, bien entendu, les collectivités ont aussi baissé leurs subventions, dans le contexte rappelé plus haut. Toujours selon la CGT-Culture : « Alors qu’elles en sont les premiers financeurs, les collectivités, qui se voient amputer leur dotation de 2,2 milliards d’euros, s’en prennent en premier lieu à la culture, pour atteindre une baisse de 65 millions au total. » Terminé, les petits événements culturels, plus ou moins à ton goût mais il en faut pour tous. Il reste les annonces de cochon grillé et de tournois de pétanque. Ils n’auront qu’à s’en contenter, les rustauds de la vallée et les vacanciers de seconde zone. De toute façon, pour lancer son plan « camping », la ministre s’était affichée avec Fabien Onteniente, le réalisateur de la trilogie de films éponyme, ce collier de clichés sur les campeurs, hilarants parangons des beaufs et des ivrognes. Le message était clair : la pétanque leur suffira bien.
6. QUOI ALORS ?
Pas facile de raconter tes vacances, décidément : mépris de classe et précarisation générale, dégradation des ressources et perte de l’autonomie financière… Voilà que tu crains de mettre la mauvaise ambiance au coin détente. Le dernier soir des vacances, sous les 35 degrés qui paraissaient fraîcheur, tu as passé la soirée à la fête du village du coin, qui avait quand même trouvé un peu de sous pour monter une scène et brancher les enceintes. Pas intimidé par l’alerte vents violents, ni la vigilance incendie, un groupe de Clermont-Ferrand chantait des reprises. Les enfants galopaient entre les tables, les grands-mères chantonnaient Obispo sur leurs chaises. « Si on devait mourir demain, qu’est-ce qu’on ferait de plus, qu’est-ce qu’on ferait de moins ? » Ça ou du jazz, hein. Finalement, dit ta collègue, on fait quoi ? On bloque tout ?
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