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Est-il juste de faire le mal pour pratiquer le bien ? Pour les Catarina, il en va d’une évidence. Chez eux, on tue des fascistes de générations en générations, par tradition et selon un rituel bien précis : un homme kidnappé, trois balles tirées, un trou creusé, un chêne-liège planté. Ce soir aurait dû être le baptême du sang de la cousine, seulement « la main glacée du doute », en caressant la sienne, l’empêche de presser la gâchette.


À partir de là, les scènes collectives de festivités familiales laissent place à des face-à-face qui sont autant de duels : Catarina contre elle-même, l’oncle Catarina seul face au fasciste, Catarina contre sa sœur Catarina ; Catarina contre sa mère Catarina. Signe de leur engagement à « tuer celui qui n’a pas fait le bien » pour maintenir vivant l’héritage de leur aïeule, ils portent tous le même nom. Ils sont tous femmes, non parce qu’ils sont nés ainsi, mais parce que ce sont pour les femmes qu’ils se battent, ce sont les femmes qu’ils vengent. Chaque personnage n’en est pas moins complexe et pétri de contradictions et plus la pièce progresse, plus les certitudes vacillent. Perpétuer coûte que coûte une tradition, aussi antifasciste soit-elle, n’est-ce pas un peu fasciste ? Tenir la loi de la famille au-dessus des autres, un peu mafieux ? Peut-on lutter contre le fascisme tout en voulant s’enrichir ? Tout cela a-t-il vraiment du sens si fasciste et antifasciste sont condamnés, l’un comme l’autre, au même destin : nourrir les arbres de leur cadavre en décomposition ? La vie d’un pourri est-elle moins sacrée que celle d’un saint ? Et si la démocratie est impuissante face à la montée du fascisme, n’est-il pas nécessaire, pour celui qui veut lutter, de sortir de la légalité, quitte à tuer ?


Catarina et la beauté de tuer des fascistes aurait pu être juste ça : une histoire de dilemme de haute-volée portée par un incroyable gang d’acteurs dans un décor parfaitement léché, petite maisonnette de bois aux murs modulables à l’envi, à la mode ces temps-ci sur les scènes françaises. Une histoire de dilemme comme le théâtre en raffole, car il n’y a rien de plus théâtral que le dilemme. Fidélité à l’amour ou au sang, choisir entre le bonheur ou l’honneur, entre la loi de la cité ou celle des Dieux : la cousine Catarina s’inscrit dans la lignée d’une Juliette ou d’un Rodrigue, elle est faite du même bois qu’Antigone. Mais elle n’est pas seulement déchirée entre deux choix, elle se révolte aussi contre la nécessité de choisir. Par-là, elle ouvre une troisième voie, non seulement pour elle-même mais aussi pour la pièce.


Tenir vivant le paradoxe, voilà l’enjeu dont Catarina et la beauté de tuer des fascistes parvient à se montrer à la hauteur. Incitant sa fille à passer à l’acte, justifiant la violence face à la montée de l’intolérance, le détournement des règles démocratiques pour sauver la démocratie, la mère Catarina fait en réalité l'inverse de ce qu'elle dit, en livrant un fiévreux plaidoyer en faveur de la parole et de son pouvoir, de la nécessité politique de nommer avec justesse. À ceux qui cherchent les différences, à reléguer le mouvement dans l’histoire ou s’effraient du mot, répondre sans trembler : fascistes. Et quand l’ennemi entame à son tour son discours, détournant le sens des mots comme l’ont fait tous les régimes totalitaires, la violence de la pièce atteint un paroxysme que les armes, tenues en joue, avaient à peine effleuré. On aurait souhaité que les Catarina l’aient fait taire, on aimerait que quelqu’un dans la salle dise quelque chose, la main crispée, on se demande pourquoi, bien sage, on se tait et on reste. Le sens de l’engagement est-il dans la parole ou dans le geste ? Tiago Rodrigues et les Catarina répondent : peut-être quelque part au milieu, dans le refus de les opposer.


> Catarina et la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues, jusqu’au 30 octobre au Théâtre des Bouffes du nord ; les 22 et 23 novembre à la Maison de la culture d’Amiens ; du 7 au 10 décembre au Théâtre Garonne, avec le Théâtre de la Cité, Toulouse

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