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Jaguares se concentre sur la figure du jaguar. Qu’est-ce qu’il représente au Mexique et pour vous ?

La figure du jaguar est un symbole Maya très fort qui représente le soleil nocturne du monde souterrain. On le retrouve beaucoup en sculpture, dans les musées, sur les devantures de magasins et les prospectus touristiques… Le jaguar est un compagnon du monde spirituel mais aussi le plus gros félin d’Amérique du Sud, particulièrement présent au Mexique. C’est un animal nocturne qui a une peur panique de l’homme (aucune attaque de jaguar sur l’homme n’a été répertoriée au Mexique) et est en voie d’extinction. En plus du braconnage, son territoire se rétrécit à cause du tourisme. Il y a plusieurs réserves naturelles mais c’est impossible d’en voir. Quand on demande à voir un jaguar, les gens rigolent. 

Pour moi il représente un mystère, un secret étoffé par les mythes qui l’entourent et sa présence / absence. J’avais été fascinée par les images d’une fête traditionnelle au Chiapas où les gens se déguisent en jaguar avec des masques, mais ils ont du mal à expliquer cette tradition. Je voulais toujours en savoir plus et à chaque fois le mystère s’épaississait. Au fur et à mesure de mes frustrations pendant mes deux voyages, j’ai compris qu’il y avait-là quelque chose à faire.

  

Votre projet est un documentaire vidéo et photo, comment pensez-vous l’articulation entre image fixe et image en mouvement ?

Jaguares est à la frontière du documentaire et de l’expérimental. Le but ne sera pas de recueillir des informations mais de créer un monde sensoriel. Dans mes deux derniers voyages au Mexique, j’ai uniquement travaillé la photographie, cette fois-ci je souhaite me centrer sur la vidéo. Comme faire des photos est instinctif pour moi, la photographie servira à faire des portraits fixes et au travail de repérage. J’aimerai aussi proposer des tirages à offrir sur Kickstarter pour les gens qui auront contribué à la cagnotte. Depuis mon baccalauréat option cinéma, j’ai toujours eu envie de réaliser des vidéos. J’entretiens un rapport très particulier au son. Ce qui me manque en photographie, c’est de ne pas pouvoir retranscrire des flottements, des silences, des sons de jungle ou de voix troubles. Pendant mes voyages, j’ai fait des rencontres décisives que j’ai retranscrites à l’écrit mais je veux aller plus loin dans la trace et récolter un maximum de matière. Quelqu’un m’a parlé un jour de “chasse à l’âme” : c’est comme ça que je vois mon film. C’est une recherche un peu magique.

  

Quelle place aura la parole des gens ?

La parole et l’attitude des gens auront une place prédominante. Le film s’axera autour du portrait, symbolique et onirique, du jaguar à travers les perceptions que les gens ont de cet animal et le lien qu’ils entretiennent à cette figure. Je sais par exemple que des éleveurs de bétail qui travaillent depuis 30 ans avec des vaches, constatent régulièrement que l’une d’elle a disparu au petit matin mais ils n’ont jamais vu de jaguar de leur vie. Il y a une dimension très fantomatique. J’ai aussi rencontré un enfant qui mélangeait complètement rêve et réalité et me parlait du jaguar comme d’un grand chien monstrueux qui grattait à sa porte, persuadé que les jaguars traversent son jardin la nuit. Certains ont un rapport très concret à cet animal, comme ce guide de la réserve naturelle Punta Laguna, passionné de jaguar depuis l’enfance, qui passe ses journées dans la jungle mais n’en a vu que deux fois en 12 ans. J’imagine plusieurs paliers de proximité avec le jaguar, des gens qui en ont fait leur métier et le recherchent éperdument comme des enfants qui n’en ont jamais vu, pas même en photo, mais le fantasment à travers des sculptures ou des dessins ou encore des gens qui cohabitent avec cet animal dans un territoire partagé par la force.

  

Comment liez-vous réalité et fiction, naturalisme et mythe ?

Pour moi c’est très naturel, les uns nourrissent les autres. Il existe un lien direct entre le mythe et les faits, les faits et les rêves… Tout est interdépendant, c’est une idée qu’on a du mal à accepter en tant qu’Occidentaux, et c’est ce trouble-là que je veux, non pas dénouer, mais entretenir à travers mon film contrairement au documentaire pur et dur dans lequel on cherche des réponses. J’ai une vraie lassitude par rapport à un monde de l’art qui axe tout sur le concept et la théorie, sur une certaine rationalité. Il y a une vraie peur de l’émotion brute, du trouble, du manque d’explication et de commentaires. En introduisant une valeur émotionnelle et affective – du fait que le jaguar soit en voie de disparition – et un lien direct entre l’humain et l’animal, j’espère pouvoir toucher par ce trouble-là.

 

Vous soulignez le fait que le jaguar est omniprésent dans la culture mexicaine et pourtant l’animal reste quasi-invisible. Comment filme-t-on l’absence ?

La jungle incarne un territoire dense, sujet à la projection imaginaire. L’idée sera d’établir un lien direct entre le territoire global, de la jungle ou des villages – que je laisse pour la première fois entrer dans mes images – et le paysage mental. Techniquement, je pars à la recherche du jaguar dans la jungle avec un guide, mais il y a quasiment aucune chance que je le trouve. Ce qui m’intéresse c’est de suivre une personne qui cherche le jaguar. C’est dans l’imaginaire des gens dont je fais le portrait, dans l’attente, dans la perte de contact parfois avec le réel, dans ces flottements que le jaguar intervient. Je laisserai beaucoup de place aux souffles et aux silences, je n’ai pas envie que ce soit trop narratif. Le film Braguino de Clément Cogitore m’a confortée dans l’idée qu’on pouvait filmer l’invisible. Il y a une menace diffuse de la première à la dernière seconde et pourtant il filme des visages et des paysages silencieux. Il se passe quelque chose mais on ne sait pas quoi.

  

Vous dites vouloir travailler avec « un compact argentique automatique […] qui allie rapidité, intuitivité et discrétion, dans la ville comme dans la jungle ». Le photographe/vidéaste doit-il s’adapter à son « modèle » ?

Cela dépend du résultat que l’on veut obtenir mais comme j’ai envie de pouvoir suivre des personnes, avec très peu de mise en scène, il faut que je sois la plus légère et la plus discrète possible pour pouvoir être très réactive. On sera une petite équipe, tout terrain, sur un territoire que l’on ne connaît pas, on ne sait pas ce qu’il peut arriver : des rencontres, des surprises, peut être des dangers. On va partir avec seulement deux caméras et un appareil compact au poing en repérage pour pouvoir avancer rapidement dans mes idées. Il s’agit de chasser quelque chose de flottant. Je ne cherche pas à provoquer des situations même si ma présence en soi en créera une. J’aimerai pouvoir me rendre invisible !

 

Comment appréhendez-vous votre position de photographe ?

J’ai un besoin compulsif de conserver par l’image les traces de sensations, et une obsession pour le corps, flottant, humain et animal, l’animal qui se connecte à l’homme et vice versa. Il y a un essai de Jean Louis Schefer, Pour un traité des corps imaginaires, qui m’a beaucoup inspirée. Selon lui, les émotions et les affects sont des vagabonds qui comme des fantômes errent et cherchent des corps où revivre. Ses affects sont reliés par un son, une odeur, un moment de la journée et c’est ce souvenir d’un ébranlement, d’une émotion qui imprègne les corps dans l’image. Toutes ces choses sont perméables. J’ai été amenée à faire de la photographie à cause d’une inquiétude face au réel, d’une peur de ce qui disparaît ou va disparaître. J’essaie de trouver une fonction rassurante à l’image.

 

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