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TU ES UN GARÇON DE 17 ANS, tu vis avec ta mère, tu livres des pizzas et tu joues au foot et au rugby. Tu as 17 ans, tu as arrêté l’école car ce n’était pas pour toi ; mais tu es bosseur, et tu te lèves tôt le matin ; tu es serviable, tu emmènes un petit passer son brevet. Tu conduis un peu à l’arrache une voiture automatique de location. Tu croises des flics. Tu en croises souvent, tu fais partie des enfants de 17 ans qui croisent souvent les flics. Tu conduis sans permis, néanmoins tu ouvres la fenêtre quand ils te le demandent. Puis tu te prends trois coups de crosse dans la figure, et ton pied lâche le frein. La Mercedes automatique avance. C’est l’été, il fait beau, tu auras dix-huit ans dans quelques mois, la déflagration retentit dans la ville affairée. L’un des deux policiers te tire une balle, à bout portant, dans le cœur. Tu es un garçon de 17 ans et tu meurs. 


TU AURAIS PU MOURIR LA SEMAINE DERNIÈRE, OU LA SEMAINE PROCHAINE. Tu aurais pu avoir 24 ans, ou 19 ; tu aurais pu habiter une commune moins riche, ou avoir l’accent du Sud ; tu aurais pu conduire un scooter ou être simplement sur tes jambes. Tu viens grossir les rangs des victimes de la force de l’ordre : en 2022, 52 personnes sont mortes en France dans le cadre d’une intervention policière (contrôle d’identité ou vol, interpellation, ou encore le désormais célèbre refus d’obtempérer, comme dans ton cas), soit une personne par semaine. Il faut souligner qu’aucun de ces 52 décès n’a eu lieu dans le cadre d’une attaque terroriste. Être tué sans procès, sans verdict, surtout dans un pays où la peine de mort n’existe pas en droit, cela a un nom : exécution sommaire.              

  

L’exécution sommaire a fait l’objet d’un rapport spécial des Nations unies, qui la qualifie de « violation du droit à la vie », « le premier droit et le plus fondamental, la source où prennent naissance tous les droits de l’homme ». Dans ce rapport spécial, d’une trentaine de pages, il est indiqué que l’impunité des agents chargés de faire respecter les lois encourage les exécutions sommaires. 


DANS LES RUES, le rapport est plus bref, et s’écrit sous ton prénom sur les murs brûlants d’un été endeuillé : ACAB. Tous les flics sont des bâtards – ou des salauds, selon qu’on prend le sens anglais initial, le même qu’en français, ou son sens courant et argotique. Les voitures brûlent, les commerces brûlent, et la signature, collective, anonyme et omniprésente, tient dans ces quatre lettres. L’expression a une longue histoire de lutte politique derrière elle : elle naît dans les grands mouvements ouvriers des années 1920 en Angleterre ; elle rencontre rapidement le slogan anarchiste « mort aux vaches », forgé à la fin du siècle précédent ; dans les années 1980, marquées par le thatchérisme et le mouvement punk, l’acronyme devient un tatouage couru – dans notre siècle, il fleurit partout où ont lieu des violences policières. 


ALORS ÇA, ÇA NE PLAÎT PAS À TOUT LE MONDE ! Non non non ! On ne peut pas dire comme ça d’un coup, sans connaître, et puis il y en a des très bien ! Toute accusation de racisme ou de discrimination systémiques par les forces de l’ordre en France est totalement infondée, trompette le ministère des Affaires étrangères en réaction à la préoccupation émise par l’ONU. Il n’y a pas de racisme dans la police, tonne le préfet de Police de Paris. Ces gauchiss' veulent le chaos ! s’exclame tout à fait pertinemment le commentateur de CNEWS. Les mots de « violences policières » sont inacceptables dans un état de droit ! renchérit le président de la République, à peu près sur le même ton docte qu’il avait pris pour expliquer que les masques ne protégeaient pas du Covid, ou que les Français étaient pour la réforme des retraites. 


EN VUE D’APAISER LE DÉBAT, BUT ESSENTIEL DE CETTE CHRONIQUE, POSONS-NOUS DONC SÉRIEUSEMENT LA QUESTION. Tous les flics sont-ils des bâtards ? Contrairement à Nahel qui n’aura pas cette opportunité, nous avons en tête le cours de philo qui nous engageait à définir les mots du sujet. Pour flic, ça va, tout le monde voit bien, képi sifflet taser menottes ; pour bâtard, de quoi parle-t-on ? 


Bâtard est un mot complexe. Dans le sens initial, le bâtard est celui qui est né d’une union illégitime, non sanctionnée par le droit. Les flics qui tirent à bout portant sur des civils de bon matin sont en effet hors du droit, même si l’IGPN, spécificité française comme la poule au pot ou les pieds paquets, a tendance à leur octroyer une impunité toute bonne à les encourager en légalisant par absence de condamnation les exécutions sommaires – cf. le rapport spécial de l’ONU. Mais tous les flics ? Et la gentille fliquette qui prend le temps d’accompagner la victime à l’hôpital ? Et l’héroïque gendarme qui maîtrise un forcené à mains nues ? ACAB, dans ce sens-là, ça ne marche pas.

                    

Une autre interprétation se fonde sur les principes marxistes de la lutte des classes (Nahel n’aura pas non plus le temps de les apprendre, ni de les expérimenter, mais peut-être en est- il mort). Les flics, issus des classes populaires, défendent l’ordre d’un état dominé par la classe capitaliste : ils sont donc bâtards comme les enfants du duc et de la soubrette, du curé et de la bonne, du facteur et de la rombière. Oui, dans ce cas ils le sont tous – ou presque. La sociologie de l’institution est nette : les cadres de la police, les officiers et préfets, ceux qui donnent les ordres et couvrent les « bavures », ne sont pas sortis du prolétariat, et de fait ne sont pas des bâtards, dans ce second sens. Donc, toujours pas de ACAB qui tienne. 


MAIS UN TROISIÈME SENS DU MOT BÂTARD PEUT NOUS AIDER : celui qui concerne l’animal bâtard, mélange de plusieurs races. Le bâtard, dans ce troisième sens, c’est l’être sans généalogie, sans pedigree. Ce sens du mot est attesté en français bien plus tard que le précédent, à la fin du XVIIe siècle, au moment où est constituée la police. Or, l’une des premières tâches fixées de manière systématique à la police, c’est de pourchasser les « gens sans aveu », c’est-à- dire non reconnus par un seigneur. Le 10 novembre 1718, le roi de France décrète en effet que ces gens sans aveu, accusés de tous les maux, doivent être emprisonnés. Il est désormais interdit de n’être de nulle part. L’être sans pedigree – le bâtard – devient du gibier de potence.


Au même moment, les États européens deviennent des empires coloniaux et esclavagistes. Dans les  territoires  dominés, un nouveau champ d’action s’ouvre à la police : encadrer les travailleurs indigènes. Dans  l’espace  colonial,  les gens sans aveu deviennent les indigènes. « Dans la bibliothèque coloniale, les succès policiers sont portés au crédit de l’efficacité de l’entreprise coloniale européenne, tandis que bavures et excès de brutalité sont systématiquement imputés aux passions intempestives des cultures indigènes », notent les chercheurs Emmanuel Blanchard, Quentin Deluermoz et Joël Glasman. Si la violence policière existe, elle est le fait  de ses victimes, et non de ses agents. La notion de pedigree revient, bien plus implacable, et cette fois directement appliquée aux humains : c’est ce qu’on appelle, communément, le racisme.


CE RACISME, CONSUBSTANTIEL À L’EXPÉRIENCE POLICIÈRE COLONIALE, A ÉTÉ RAPATRIÉ dans la métropole française une fois la décolonisation enclenchée, continuent les trois auteurs : « À Paris, les seuls manifestants tués par balles policières après la Seconde Guerre mondiale étaient des Algériens, en particulier au cours de la manifestation du 14 juillet 1953. Le mouvement de civilisation des mœurs policières […] ne profitait pas à certaines populations victimes d’un mode de domination en partie fondé sur l’hypothèse de l’inégalité des races. » Les bâtards, les indigènes, les gens de nulle part, les racisés, les gens sans aveu forment ainsi la cohorte, dans notre histoire, de ceux qui subissent la force de l’ordre de plein fouet.


Rappelons néanmoins la position de nos gouvernants, qui savent mieux que nous et qui n’aiment pas trop les historiens qui cherchent la petite bête car ils sont gauchistes. Il n’y a pas de races selon la loi française ; et il n’y a pas de racisme dans la police, on a dit, même si deux policiers sur trois ont déclaré voter pour l’extrême droite aux dernières présidentielles, et même lorsqu’on regarde la liste des noms des victimes des forces de l’ordre, presque tous à consonance étrangère et évoquant des peaux plus sombres que celles de, au hasard, Marine Le Pen. Et puis, quoi, vous avez prouvé dans votre petite chronique que les victimes des forces de l’ordre sont des bâtards, vous avez bien raté votre coup, nananère, espèce de gauchiss'.


QUE DISENT ALORS LES #ACAB ? Peut-être le postulat le plus radical face à cette histoire du racisme d’État, par trop active dans le  présent,  quoique  perpétuellement poussée sous le tapis. Peut-être qu’il faut prendre au sérieux l’outrance elle-même de ce mot d’ordre, non comme une description de la réalité, mais comme une hypothèse de travail qui fait changer de perspective.


SI TOUS LES FLICS SONT DES BÂTARDS, ALORS PERSONNE NE L’EST. Puisque la police, dans toute sa construction à l’époque moderne, a eu pour tâche de déterminer qui était bâtard et qui ne l’était pas, peut-être la fortune de ACAB vient-elle justement de cette contre-stratégie développée par lesdits bâtards : si tous les flics sont des bâtards, alors aucun des bâtards décrétés par la police au fil des siècles ne l’est vraiment. Si ceux qui prétendent discriminer des catégories sont dans une des catégories, alors leurs catégories ne tiennent pas. Dire que ce sont eux les bâtards, et qu’ils le sont tous, permet simplement de faire tomber par terre toute la logique qui sous-tend l’entreprise policière : chasse aux pauvres, chasse aux étrangers, chasse aux personnes racisées.


TU AS FERMÉ LES YEUX au volant d’une voiture de location encastrée dans le mobilier urbain, au pied des tours du premier quartier d’affaires de France, où siègent certaines des entreprises ayant fait fortune grâce aux colonies françaises. Tu es mort parce qu’aux yeux de l’institution, et de ses plus brutaux représentants, tu n’étais rien qu’un petit bâtard. Mais partout, dans tout le pays, fleurissent désormais les graffitis qui disent que le bâtard, ce n’est pas toi, ce n’est pas nous. Et d’autres graffitis qui disent, sous ton prénom, que sans justice n’adviendra jamais la paix. L’histoire n’est pas finie ; puisses-tu reposer en paix, nous continuerons de l’écrire en pensant à toi.

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