Ben Rivers est de ces cinéastes secrets. Seuls trois de ses longs métrages ont été diffusés dans les salles françaises : Two Years at Sea (2011), Un sort pour éloigner les ténèbres (2015), coréalisé avec Ben Russell, et Krabi, 2562 (2019). Pour les autres, une bonne quarantaine tous formats confondus, il faut fouiller du côté des espaces d’art et des festivals de cinéma indépendant. Chez lui, le documentaire anthropologique se fond dans l’expérience sensorielle. Tournées le plus souvent en 16 mm, alternant noir et blanc opaque et jaillissement de couleurs, ses fables non-narratives cultivent une apparence artisanale, à la mesure des thématiques qui l’occupent : l’instinct de survie, la communauté à venir à l’aune de l’effondrement et la transfiguration possible dans un monde courant à sa perte.
Beaucoup de vos films mettent en scène des ermites modernes. Un personnage est au centre de plusieurs d’entre eux : Jake Williams, qui vit reclus dans la forêt écossaise. Comment l’avez-vous repéré ?
À mes débuts, il n’y avait pas de figure humaine dans mes films. Après avoir lu Pan du Norvégien Knut Hamsun [roman datant de 1894 sur la vie d’un chasseur vivant seul avec son chien dans la forêt, ndlr], j’ai spéculé sur ce que pourrait être une vie privée de toute interaction sociale. Je me suis mis à la recherche d’un ermite vivant dans la nature. Je suis d’abord parti en Norvège sur les traces de Hamsun, là où il avait vécu et situé son roman. J’ai interrogé plein de gens, cherché s’il existait encore quelqu’un qui vivait comme lui dans les parages. Ce fut un échec. C’est en rentrant à Londres, où j’habitais alors, qu’un ami cordonnier m’a mis en contact avec un homme vivant dans les bois en Écosse. Je l’ai aussitôt appelé et il m’a proposé de venir le voir.
Vous avez filmé dès votre arrivée ?
Non. Ma première visite a duré une semaine. Nous avons fait connaissance, je lui filais des coups de main pour déplacer du bois, réparer des bricoles. J’ai sorti la caméra au bout de quelques jours. En rentrant de ce premier séjour, j’ai compris que je n’avais pas assez de matière. J’y suis donc retourné en hiver et j’ai fait un premier film. C’était This Is My Land, en 2006. Jake a beaucoup aimé le résultat, il adhérait à ma démarche. Il l’a même montré à ses amis. J’ai fini par tourner cinq films avec lui. Les premiers n’étaient pas écrits, mais pour Two Years at Sea, j’ai dû faire un synopsis pour obtenir des financements – c’était l’affaire de deux pages. Je tenais à m’éloigner de tout naturalisme documentaire. Je voulais au contraire immiscer la fiction dans le quotidien, tout en conservant une approche brute et intime. Sur le tournage, il n’y avait que lui, l’ingé son et moi. Dans les premières scènes, il boit son café, prend sa douche, coupe du bois. Puis quelque chose flanche imperceptiblement. Je ne cherchais pas à dresser son portrait. Je l’avais averti que le film ne comporterait aucune information sur sa vie. Il ne s’agissait pas de lui, mais de restituer la sensation de ce que vit quelqu’un comme lui.
A-t-il beaucoup changé au fil des ans ?
Pas tant que ça. Le monde a beaucoup changé, mais lui est resté relativement égal à lui-même. Il a conservé le même mode de vie, si ce n’est qu’il a désormais l’électricité et internet. Enfin, sa connexion rame et il en fait un usage minimal. Il se contente peut-être d’un ou deux mails par jour et d’un tutoriel pour réaliser des pièges à souris. J’ai bien plus changé que lui depuis tout ce temps. Le dernier de mes films avec Jake Williams s’appelle Broken Clock, il est presque terminé. On a décidé qu’on tournera le prochain dans dix ans. J’aime que ce personnage traverse ma filmographie.
Avez-vous approché What Means Something (2015), portrait filmé de l’artiste peintre Rose Wylie, de la même manière ?
Oui. J’avais en tête de filmer la réalisation complète d’une peinture. Nous étions déjà proches avant de tourner, et je voulais enregistrer le témoignage de cette amitié. Je me suis juste rendu chez elle avec ma caméra Bolex et le tournage s’est improvisé sur place.
Elle soutient d’ailleurs l’idée que son processus créatif est par définition inexplicable.
Nous avons cela en commun, Rose et moi. Nous glanons des bouts de vie à droite à gauche, puis nous regardons ce que ça donne après les avoir collés ensemble. Comme Rose, je m’en remets souvent au hasard et à l’intuition. Des choses fortuites se combinent d’elles-mêmes, sans préméditation.
André Breton qualifiait ce phénomène de « hasard objectif ».
Exactement ! William S. Burroughs utilise le même genre de méthode, même si lui se réfère à la magie. En restant ouvert à ces signes fortuits, ils viennent spontanément à toi. Quand je bloque sur le montage et que je ne trouve pas de solution, je m’en remets au hasard. Je synchronise les images avec le premier fichier son venu, sans même regarder de quoi il s’agit. Cela ouvre des pistes créatives insoupçonnées. Le son a le pouvoir de donner vie à une image.
Trop souvent, le son, et surtout la musique, appuient une émotion ou surlignent une situation.
Oui, cela illustre ce que l’on voit à l’image mais n’ouvre pas sur des perspectives inattendues. J’aime au contraire quand le son et l’image sont dépareillés. Déplacer le rythme du film, le synchroniser à certains moments, le désynchroniser à d’autres. Je n’utilise jamais de fondus où le son s’estompe progressivement. Mes montages sont toujours secs, avec des coupes abruptes.
Comment en êtes-vous arrivé à faire du cinéma ?
J’ai découvert les films noirs et le cinéma d’horreur par la télévision et les VHS. Il n’y avait pas de cinéma dans le bled où j’ai grandi, seulement un vidéoclub logé dans la crypte d’une église. Avec mes potes, on y louait des copies pirates de ce qu’on appelait alors les « video nasties », ces films bannis par la censure britannique dans les années 1980 parce que jugés trop gore. I Spit on Your Grave (1978), Faces of Death (1978), Cannibal Holocaust (1980), ce genre de trucs. Le côté viscéral de ces films m’attirait, je voulais être impliqué dans leur fabrication d’une façon ou d’une autre. Je rêvais d’en concevoir les maquillages et les effets spéciaux. C’est ce qui m’a motivé à m’inscrire dans l’école d’art la plus proche, à Falmouth en Cornouailles. Je me suis essayé à la sculpture mais ma passion pour le cinéma ne me lâchait pas. Un prof de mode et de textile nous a fait découvrir Andreï Tarkovski, je n’avais rien vu de tel auparavant… Plus tard, j’ai repris la programmation d’une salle de cinéma à Brighton avec deux amis. J’avais une anthologie du cinéma dit « expérimental », Le cinéma, art subversif (1974), d’Amos Vogel. Je parcourais les synopsis et les reproductions de photogrammes des films mentionnés et je me mettais à la recherche de copies pellicule pour les programmer chez nous. Ma formation au cinéma d’auteur s’est faite ainsi. Ce n’est qu’après dix ans à travailler dans ce lieu que je me suis mis modestement à faire mes propres films.
Ces premiers essais, ça donnait quoi ?
À la fin des années 1990, j’ai réalisé une pâle copie de Judex de George Franju (1963). À cette époque, je croyais que pour faire un « vrai » film, il fallait un scénario, un storyboard, des acteurs. Ça m’avait donc pris des années de préparation. J’ai tourné ça avec des amis bénévoles, sur les week-ends. Une fois terminé, j’ai compris que ce n’était pas le genre de film que je voulais faire. Pasticher un réalisateur, ça ne sert à rien. C’est à ce moment que j'ai fait l’acquisition de ma Bolex et que j’ai abandonné temporairement le long métrage. Je faisais des petits films d’une minute ou plus, seul et sans savoir où j’allais. J’ai ensuite fait des demandes de bourse. Sur le temps, ces films ont gagné en ambition et en durée, mais ça restait do it yourself.
Votre filmographie est habitée par la vision d’un monde primitif, sauvage et archaïque, confronté à l’accélération technologique et au consumérisme. Est-ce la raison pour laquelle vous choisissez de tourner le plus souvent en pellicule ?
Filmer en argentique permet à mes films de ne pas être trop marqués par le temps. Il reste difficile de situer à quelle époque ils sont réalisés. Utiliser de la technologie de pointe fige les films dans un présent qui deviendra rapidement obsolète. Consciemment ou non, j’envisage mes films comme les hypothèses d’un monde futur. J’ai toujours trouvé l’image digitale trop propre, trop dure et trop froide pour les lieux et les gens que j’ai envie de filmer. Ça ne reflète pas ce que je cherche en eux. J’aime la matière, le grain, le contraste, la texture, les accidents. Cette part d’aléatoire qu’on ne peut maîtriser.
Vous vous êtes aussi essayé à la science-fiction. Qu’est devenu After London, dont vous n’avez montré que des extraits jusque-là ?
C’est mon projet le plus ambitieux à ce jour. Il nécessite de gros apports financiers que je n’ai pas encore obtenus. C’est une adaptation d’un classique du genre, écrit par Richard Jefferies en 1885, que j’ai lu enfant. Après le passage d’une comète, les eaux envahissent Londres et la civilisation plonge dans la barbarie. Mare’s Nest [dont sont issues les images du portfolio à la suite de cet entretien, ndlr] est sa petite sœur, une version plus modeste tournée en plusieurs épisodes. Dans cette version, les adultes ont disparu de la Terre et des enfants retournés à l’état sauvage s’organisent en société.
De nombreux de films d’exploitation suivent des enfants livrés à eux-mêmes, c’est presque devenu un genre en soi depuis Sa majesté des mouches en 1963. Est-ce dans la même veine ?
Non, ce sera même diamétralement opposé – avec tout le respect que j’ai pour le roman de William Golding et son adaptation au cinéma par Peter Brook. C’est un film postapocalyptique, le motif de l’effondrement n’est pas spécifié. Une enfant, Moon, part en pèlerinage à la rencontre d’un vieux sage au sommet d’une montagne, et elle rallie d’autres enfants à sa cause. C’est de l’heroic fantasy sans le côté épique. Il n’y a ni violence, ni action, ni héros, ni effets spéciaux : juste une quête. Au milieu, le film bascule sur une pièce de théâtre signée Don DeLillo, The Word for Snow. Filmées en caméra sur pied, trois gamines en récitent les répliques sur un ton monocorde. Ce sont des dialogues assez complexes, mais elles ne devaient pas donner l’impression de jouer. Don DeLillo interprété par des petites filles de neuf ans, ça rend très bien !
Vos films s'articulent autour de la notion de communauté, d'une microsociété qui se développe à l'écart du monde. Vous laissez entrevoir la possibilité d'une utopie, mais à l'échelle minuscule et modeste d'un individu.
Oui, mais le terme « utopie » me semble un peu trop fort. Ce qui s’apparente à une utopie pour quelqu’un peut incarner un cauchemar pour un autre. Face à Jake dans sa bicoque écossaise, certains spectateurs voient une ode à la beauté et à la quiétude tandis que d’autres ne perçoivent que le côté rude et terrifiant de cette vie en pleine nature, sans le moindre confort matériel. Après la séance, ceux-ci s’écrient : « Jamais je ne pourrais vivre comme ça, sans gaz, sans électricité et sans voir personne ! » C’est aussi pour cela que j’aime les dystopies de l’écrivain James Graham Ballard. Son pessimisme à court terme est contrebalancé par un optimisme à plus longue échéance. Il existe toujours une possibilité de changement et d’adaptation. Chez lui, le monde a beau s’effondrer, certaines personnes parviennent à s’y adapter – souvent de manière assez perverse, je le concède. Il est difficile de distinguer chez lui ce qui relève de l’utopie ou du désastre, il s’agit toujours d’une transformation.
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Bogancloch sera diffusé en séance spéciale dans le cadre de la 47ème édition du festival Cinéma du Réel
Propos recueillis par Julien Bécourt
Photographie : Louis Canadas, pour Mouvement
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