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Passé au tamis d’un surréalisme de bon aloi, le réel tirait franchement la gueule dans les salles de Locarno, même si l’humour venait souvent tempérer la pesanteur du monde et ses disparités sociales de plus en plus aigües. Dans nombre de films en compétition, où les productions asiatiques et européennes prenaient le pas sur l’industrie anglo-saxonne, la cocotte-minute semblait sur le point d’imploser. Comme si, pour conjurer les deux dernières années de claustration, il fallait en passer par un imaginaire plus coup de boule que jamais. Le Léopard d’Or était ainsi décerné au film Vengeance is MineAll others Pay Cash du réalisateur indonésien Edwin. Ce pastiche de films d’action asiatiques des années 80, très tarantinesque dans sa forme et ses référents, mêle chorégraphies de bastons à la Jackie Chan et dramaturgie politico-sociale façon Lino Brocka. Son protagoniste est un motard émérite souffrant d’un trouble de l’érection, auquel la violence et la frime servent de palliatif. C’est en s’amourachant d’une bad girl qui assène les kicks plus vite que son ombre qu’il retrouve sa fierté déchue. La romance fleurit sur cet aveu d’impuissance, mais le monde n’en reste pas moins un terrain miné où de vilains mafieux viennent chercher des noises à ce couple tout feu tout flamme. Le film est aussi retors qu’ambitieux dans son propos ; seulement voilà, la recette postmoderne a fait long feu. Même s’il est toujours plaisant de voir détourner les codes du rape n revenge à des fins néo-féministes et anti-patriarcales, le registre rétro-parodique a déjà usé ses pneux sur le Boulevard de la Mort et finit par patiner dans la semoule, desservi par un montage hasardeux.

 

 

Transe Europe Express

C’est d’ailleurs ce que l’on pourrait reprocher à bon nombre de films de cette édition : privilégier l’esthétique tape-à-l’œil au détriment de tout ancrage dans le réel. Plein comme un œuf, After Blue (Paradis sale)le film-monde de Bertrand Mandico, fait à cet égard figure de cas d’école. Cette fable de SF post-apo, pré-estampillée « culte », se déroule sur une planète peuplée uniquement d’amazones, tandis que les hommes ont péri, après que des cheveux leur aient poussé dans la gorge. Roxy la guerrière (Paula Luna), surnommée Toxic, se voit confier une mission : tuer Kate Bush (Agata Buzek), une criminelle polonaise qu’elle vient de sauver d’un sort funeste, au grand dam de celles qui l’avait condamnée à mort. Bannie de la communauté, elle entame alors un périple dans la touffeur de la jungle aux côtés de sa mère Zora (Elina Löwensohn) pour la retrouver et lui régler son sort. Mais le récit, fidèle aux préceptes du « Incoherence-Manifesto », sert surtout de prétexte à un amoncellement de bizarreries surréalistes et de clins d’œil ironiques à la société de consommation (les armes à feu se prénomment Gucci, Chanel ou Vuitton). La surenchère dans le psychédélisme baroque suscite d’abord l’émerveillement, avant que la lassitude ne prenne le pas. Le postulat délirant, au service d’une vision « post-genrée » très tendance, devient pure convention formelle, par conséquent à l’abri de tout effet de surprise. La symbolique érotico-organique qui imprègne tous ses films menace toujours de se figer en un folklore de l’étrange et semble tellement hostile au réel qu’il peine à générer la moindre émotion ou la moindre empathie, d’autant que les personnages, souffrant d’un déficit d’incarnation, demeurent à l’état d’ectoplasme. Si Mandico extirpait le réel de son imaginaire solipsiste, peut-être verrait-on alors se dessiner un cinéma queer authentiquement révolutionnaire.

 

 

Évoquant par instant un remake de Lilya 4-ever par Lars von Trier, Gerda, de Natalya Kudryashova retrace le calvaire quotidien d’une ravissante étudiante en sociologie (Anastasia Krastovskaya, prix d’interprétation féminine) qui tente d’échapper à un destin misérable auquel elle semble condamnée. Pour s’en sortir, elle travaille la nuit comme danseuse de peep show (et plus, si affinités). Raillée par ses collègues jalouses et faisant vœu de protéger sa mère, somnambule neurasthénique harcelée par un ex-mari alcoolique et violent, Gerda n’a aucun horizon, si ce n’est le salut de son âme. Pas une once d’espoir ne vient se glisser dans cet univers d’une noirceur plus épaisse que les tréfonds d’un sous-bois, traité avec une sophistication formelle à la limite de l’esbroufe. La gêne provient de ce contraste entre la vision sordide de la Russie contemporaine et une image très léchée, où l’ambigüité du désir se fond dans une tragédie métaphysique corrélée à « l’âme russe ». Il n’en reste pas moins un captivant portrait de jeune femme, émaillé de séquences oniriques du plus bel effet.

 

 

 

Esprit, es-tu las ?

La veine fantastique était donc à l’honneur, avec son lot de manifestations surnaturelles, magie noire et autres rituels païens, manière de conjurer la toute-puissance rationaliste qui conduit notre monde droit au mur. Dans Luzifer, de Peter Brunner, le surnaturel découle du paysage lui-même, à savoir celui des Alpes autrichiennes, filmées à la fois comme un éden immaculé et l’antre des superstitions les plus archaïques. Un garçon arriéré, dresseur d’aigle, y vit en complète autarcie avec sa mère, alcoolique repentie tatouée des pieds à la tête qui a trouvé refuge dans la montagne après avoir liquidé le père de sa progéniture. La réflexion environnementale se résume à une confrontation binaire entre ces deux marginaux auto-exclus de la civilisation et les concepteurs d’une future station de ski, incarnés par un drone de surveillance venu leur annoncer une expropriation incessante. C’est sans compter sur une entité surnaturelle - le Diable, probablement - qui rôde en toile de fond, mais dont la présence n’est jamais véritablement avérée. Si le film amorce une bonne entrée en matière, le sound design tapageur de Tim Hecker et les prises de vue du drone harceleur (jusqu’à un plagiat éhonté du plan final de Jessica Forever, de Poggi et Vinel) achèvent d’alourdir la parabole. Le volontarisme formel, impressionnant dans les dix premières minutes, finit par tourner à vide, et la mise en opposition entre nature et culture, avec force effets horrifiques, s’avère confondante de naïveté.

Plus adroit dans sa manière d’aborder le paranormal, car jamais en surplomb des personnages ni conditionné par les archétypes du genre, Holy Emy, de Araceli Lemos (Mention spéciale prix du premier film), s’inscrit dans un contexte pour le moins original. Au sein d’une communauté d’évangélistes philippins immigrés à Athènes, deux sœurs fusionnelles vivent encore sous le toit de leur mère. L’une cherche à s’émanciper en sortant avec de jeunes machos grecs, l’autre garde ses distances et possède en secret un don magique hérité de sa tante, fricotant avec la sorcellerie : celui de verser des larmes de sang lorsqu’elle est prise de colère et celui de ressusciter les êtres défunts. Quand la première tombe enceinte, les pouvoirs surnaturels d’Emy ne tardent pas à se révéler au grand jour. Sainte ou démon ? Là est la question. Si la musique (signé Oiseaux-Tempête) bombe parfois le torse, la mise en scène fait preuve d’une belle habileté, et le thème du passage à l’âge adulte, autant que celui du déracinement et de l’ostracisation, épousent joliment l’alibi surnaturel.

Autre film remarquable versé dans l’occulte, The Story of Southern Islet, de Chong Keat Aun, aurait aisément pu rejoindre la compétition officielle. Passionnant à plus d’un titre, il explore les croyances et pratiques magiques inhérentes à un petit village de Malaisie. Victime d’un sort jeté par un voisin malveillant, un homme tombe affreusement malade et se met à cracher du sang et des clous. D’abord dubitative, son épouse finit par convoquer un chamane pour qu’il échappe à une mort annoncée. La mise en scène du quotidien dans la jungle rappelle à bien des égards le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, on y retrouve ce même précipité d’onirisme et de tradition animiste fondus dans une langueur naturaliste, à base de magnifiques plans nocturnes et de lents travellings latéraux. Hanté par les visions d’un monde des esprits, le film possède un langage cinématographique en clair-obscur, à mi-chemin entre réalisme rural et éclats de poésie fantastique héritée de Mizoguchi, Kurosawa et des kwaidan-ega.

 

 

I Want To Believe

La croyance en un monde parallèle est également au cœur de The Sacred Spirit (Mention spéciale du jury), mais sur un versant plus prosaïque : celui d’une communauté d’ufologues dans une petite ville de province espagnole, bien décidée à prendre en main l’avenir de l’humanité. À la mort de leur leader aux allures de gourou du pauvre, l’un d’entre eux se voit confier ses effets (une anthologie des apparitions d’OVNIS, un CD de chants sacrés indiens remixé façon New Age et la clé d’un casier renfermant de mystérieuses archives). Derrière la disparition d’une petite fille, que sa propre mère suppose enlevée par des extraterrestres, se trame une réalité autrement plus sombre. Chema García Ibarra, dont c’est le premier long-métrage, instaure une atmosphère singulière, où la quincaillerie kitsch se fond dans l’infra-ordinaire d’une morne vie provinciale, en proie à un fait divers pseudo-paranormal qui attise subitement l’agitation des médias. Tourné en pellicule 16mm et ménageant un burlesque à froid, le film nous met face à une galerie de personnages hagards, à la lisière du pathétique, victimes d’une crédulité qui donne un but à leur existence. Cette audacieuse déconstruction des croyances New Age, de l’ésotérisme de pacotille et autres théories de conspiration bon marché, portée par des comédiens amateurs jouant en sous-régime, démontre surtout que si un monde parallèle existe bel et bien, c’est celui des marges de la société.

 

 

On retrouve cette même confluence de la réalité et de la fiction dans le brillant Odd-Job Men, de la réalisatrice catalane Neus Ballús. Rôdée au documentaire, elle signe là une comédie douce-amère démontant avec drôlerie et subtilité la stigmatisation des travailleurs immigrés et la question brûlante du post-colonialisme. Six jours durant, un marocain récemment débarqué à Barcelone entame un stage dans une petite entreprise de plomberie gérée par un drôle de boss, attachant en dépit de ses préjugés. Le spectateur jubile à mesure que se succèdent les interventions chez des personnages plus loufoques les uns que les autres, sous le regard médusé de l’apprenti plombier flanqué de ses deux collègues, tout aussi excentriques que leurs clients. Traversé par un profond désir humaniste, ce petit grand film était l’une des meilleures surprises du festival et le jury a eu le bon goût de remettre le prix d’interprétation au tandem d’acteurs principaux (Mohamed Mellali & Valero Escolar), pourtant novices en la matière.

 

 

Les films les plus « transgressifs » – au sens de rupture avec les conventions - l’étaient essentiellement par leur délicatesse et leur modestie, à des lieues du roulage de mécaniques érigé en « auteurisme ». Il suffisait d’un pas de côté pour être enfin gagné par l’émotion, et bon sang que ça faisait du bien. Premier long métrage d’Emilie Aussel, sorte de contrepoint féminin au Mektoub my Love de Kechiche, L’été l’éternité n’a pas volé son Prix spécial du jury dans la compétition Cinéastes du Présent. Marseille, une bande d’adolescents, la plage, l’été, les premiers flirts, et soudain le drame. Comment retrouver la joie et réapprendre à vivre après la disparition de son.sa meilleur.e ami .e ? Si la thématique pouvait a priori sembler rebattue, il en émanait un tel appétit de vie, une telle sensibilité et une telle justesse que le sentiment de l’été finissait par vibrer dans la salle au son des cigales. Dans ce film solaire scindé en deux parties où l’insouciance bascule sans crier gare dans la tragédie, Emilie Aussel saisit avec une infinie tendresse une jeunesse marseillaise subitement confrontée à l’injustice du destin et qui recolle les morceaux en s’agrippant à l’utopie communautaire (en l’occurrence, celle d’une bande de théâtreux auprès de laquelle l’héroïne trouve refuge). Tout comme dans Petite Solange, gracieux mélodrame d’Axelle Ropert relatant aussi un rite de passage de l’entre-deux âges, celui d’une enfant confrontée au divorce de ses parents. Nouant un pacte secret, les deux films s’achèvent sur un regard caméra de la protagoniste principale, toisant le spectateur l’air de lui dire : « Voilà, je suis une adulte maintenant ».

 

 

 

> Le festival de Locarno a eu lieu du 4 au 14 août 

 

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