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Désertion des salles de cinéma par des spectateurs préférant binger à domicile ? Allons bon ! Au FID, chaque séance fait salle comble. Au point où le festivalier se retrouve parfois en carafe à l’entrée. On ne peut pourtant pas soupçonner le festival, réputé pour son exigence, de racoler le « grand public » ; sa vocation n’est pas d’ouvrir le robinet du divertissement, mais de faire vivre au spectateur des expériences à part entière. Aussi austères, inouïes ou déstabilisantes soient-elles. Son directeur historique, Jean-Pierre Rehm, quittait le navire après vingt ans de défense acharnée de ce cinéma affranchi de la loi de l’offre et de la demande, s’accompagnant souvent d’un fort engagement politique. Pas de nouvelle direction en vue, mais un passage de relais collégial et horizontal à une équipe de sélection délestée de toute hiérarchie. 

 

Éthique humaniste

 

Présidé par Mati Diop, le jury a décerné le Grand Prix à l’un des films les plus arides de la compétition internationale, The unstable object II de Daniel Eisenberg. Trois heures trente en immersion dans trois usines de confection, respectivement en Allemagne, en France et à Istanbul. Sans commentaire, le film donne à vivre autant qu’à voir l’astreinte et la méticulosité du travail manuel, dans un processus d’interaction entre corps et machine. Obéissant à une tautologie – une main qui façonne une autre main, mais aussi le geste du travailleur redoublé par le geste du cinéaste -, la caméra enregistre en temps réel la fabrication des ouvriers. Prothèses, gants et jeans y apparaissent comme autant de reliques orphelines, attendant leurs mises à prix sur le marché mondial.

 

Dans Moi aussi j’aime la politique, Marie Voignier recueille la parole de citoyens de la vallée de la Roya, à la frontière de l’Italie, qui accueillent des réfugiés. Devant la caméra de Voignier se livrent des personnalités à rebours de tout héroïsme, retraçant la philosophie de l’hospitalité et de la solidarité à travers l’histoire de leur territoire. Une éthique indissociable d’un mode d’existence, très loin de la figure archétypale du militant béni-oui-oui. La parole se traduit ici en acte et laisse entrevoir une lueur d’espoir. Un film vital et d’une remarquable intelligence, tant dans le dispositif que dans la forme. 


 

Badinage artistique

 

L’humour et la légèreté n’étaient pas en reste. Avec pas moins de trois récompenses et une mention, le premier long-métrage Mourir à Ibiza (un film en 3 étés) de Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon a fait l’unanimité. Cette tragicomédie en trois étés et trois lieux de vacances (Arles, Étretat, Ibiza), portée par l’énergie de la jeunesse – l’âge des réalisateurs n’excède pas 25 ans –, était sans conteste l’une des plus rafraîchissantes surprises du festival. Certes, le chassé-croisé sentimental sous les auspices de Rohmer, Rozier ou Brac peut sembler surfait, mais ni la réalisation, ni le montage ne souffre de la moindre anicroche. Le film gagne même en puissance, tandis que son quatuor de personnages franchit d’un été à l’autre des étapes décisives de son existence. Dans la troisième partie, le parti-pris de la comédie musicale, toujours risqué, accomplit des miracles lors d’un final poignant sur une reprise de Fontaine et Areski. Derrière l’insouciance pointe alors le désenchantement : le portrait d’une génération rongée par la solitude et poursuivie par les fantômes de l’incommunicabilité. 

Mourir à Ibiza (un film en 3 étés) de Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon


Dans À vendredi, Robinson, la réalisatrice iranienne Mitra Farahani orchestre la rencontre épistolaire entre Ebrahim Golestan et Jean-Luc Godard, deux légendes du cinéma octogénaires qui vivent à des années-lumière l’un de l’autre. Les deux se renvoient la balle entre aphorismes, citations et jeux de langage, mais la rencontre n’a jamais lieu car l’un et l’autre correspondent sans que « ça corresponde », pour reprendre le bon mot d’un JLG toujours aussi facétieux. Tandis que l’un est plongé dans les affres de sa vie de châtelain, affairé à exhumer les bobines de ses films, l’autre nettoie ses chaussettes dans sa bicoque suisse et s’amuse de ses missives incomprises. De ce décalage, Farahani tire un film à la fois drolatique et plein d’admiration.

 

Dans un registre plus expérimental et formaliste, mentionnons aussi les courts-métrages très sensoriels de Ben Russell (Against Time), Céline Condorelli & Ben Rivers (After Work), Danielle Arbid (Je donne une médaille à mon cœur pour t’avoir oublié) et Lucy Kerr (Site of Passage), se saisissant chacun.e à leur manière des ressources de la vidéo ou du 16mm (flicker, surimpressions, marche arrière, martèlement électronique…) pour célébrer la jeunesse, l’amour et la (re)naissance.

 

Fantaisie poétique

 

Si les figures de style alambiquées et les dispositifs conceptuels semblaient parfois s’effilocher et mener à une impasse, quelques tours de passe-passe fictionnels ouvraient une brèche dans le réel. Aftersun de Lluis Galter et Desvìo de Noche de Ariane Falardeau St-Amour et Paul Chotel, jouaient chacun à leur manière de l’ambivalence autour d’un fait divers, faisant basculer le postulat documentaire du côté de l’onirisme. Dans le premier, la disparition d’un enfant dans un camping attise la curiosité de trois adolescentes. Tourné au caméscope, le film restitue l’atmosphère étrange et dérangeante d’un camp de vacances vu à travers le prisme d’un imaginaire enfantin, conditionné par le récit pétrifiant d’un adulte. Il suffit d’un plan sur un personnage déguisé en mascotte traversant une allée pour que surgisse l’inquiétude. Une patte stylistique qui n’est pas sans rappeler L’esprit sacré, long-métrage espagnol récemment sorti en salles. 

 

Dans Desvìo de Noche, l’enquête sur la disparition d’une star du patinage sur glace au Mexique sert de prétexte à une lente dérive nocturne dans la jungle, d’où surgissent personnages fantasques, mythologies et fantômes du passé. Dommage que le film, d’une belle tenue formelle, s’égare dans un récit en voix off qui ne tient pas toutes ses promesses. Autre tentative d’interpénétration du réel avec la fiction, Lucie perd son cheval de Claude Schmitz – dont Braquer Poitiers avait raflé le grand prix en 2018 – est un curieux objet filmique, dressant le portrait d’une comédienne mère de famille, dans un va-et-vient indécidable entre documentaire, mise en abyme brechtienne et fantaisie poétique. 

 

Lucie perd son cheval de Claude Schmitz


Stigmate de la pandémie autant que témoignage du temps présent, l’abandon et la disparition – au propre comme au figuré – étaient souvent au cœur des réalisations. Dans On a eu la journée bonsoir, Narimane Mari filme les derniers moments de son compagnon, le peintre Michel Haas, décédé en 2019. Porté par la joie, la poésie, la musique et surtout l’amour, le film bouleverse dans son rapport à « la matière qui se transforme et n’en finit pas d’exister », à plus forte raison après avoir rendu l’âme. Ou une célébration de la fin comme éternel recommencement, opposant le corps d’un individu libre à un corps médical sclérosé par ses protocoles. Le prince Albert (Serra) aura lui aussi vaincu toutes les réticences avec une masterclass brillante et pleine d’esprit. La rétrospective du catalan pince-sans-rire, incluant la projection du sidérant Pacifiction, sur lequel Mouvement reviendra prochainement, acheva de conférer à la manifestation un parfum d’aventure sans précédent. 

 

> Le FID a eu lieu du 5 au 11 juillet à Marseille 

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