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8 juillet. Le feu déferle sur le pourtour marseillais. Pendant ce temps, dans les salles obscures de la Canebière, la sélection 2025 du FIDMarseille témoigne de l’effondrement matériel et mémoriel du monde, dans une diversité de formats et de budgets. Prévue en plein air au Théâtre Sylvain, la projection de Kontinental ’25 de Radu Jude, avant‑dernier long métrage du cinéaste roumain qui tourne plus vite que son ombre, s’est vue rapatriée en salles en raison de l'incendie qui rongeait le quartier de l’Estaque à l'autre bout de la ville. Mistral aidant, les cendres virevoltent dans les rues de Marseille, surmontées d’une épaisse fumée noire et nimbées d’une lueur sépia. Cette catastrophe en temps réel résonne curieusement avec la programmation du festival, tournée vers la résistance à l’illibéralisme. Tour à tour ludiques ou rébarbatifs, limpides ou abscons, courts et longs métrages égrènent leur manuel de survie, s’en remettant à la poésie contemplative, au documentaire‑manifeste ou à un humour désabusé. Rattrapée par l’actualité, une part de la programmation allègue par ailleurs de sa solidarité avec les peuples ukrainien et gazaoui – À Gaza de Catherine Libert, Knife in the Heart of Europe du Russe Artem Terent’ev, Control Anatomy du Palestinien Mahmoud Alhaj.


Tableaux du quotidien


Nombre de films sont marqués par les travers de l’essai littéraire, qui peut produire des miracles ou sombrer dans le sentencieux. L’acte de lire, filmé à maintes reprises – Si nous habitons un éclair de Louise Chevillotte, Si petite de Jacques Meilleurat, Fantaisie d’Isabel Pagliai – relève le plus souvent d’un parti pris formel plus que d’une réflexion sur la transposition de l’écrit à l’image. Grand Prix de la compétition internationale, Fuck the Polis de la Portugaise Rita Azevedo Gomes invite à un voyage dans les Cyclades sur fond de récits puisés dans l’Antiquité et réactualisés à l’aune du monde contemporain. Réchappée vingt ans plus tôt d’une maladie diagnostiquée incurable, la réalisatrice revisite la mythologie grecque en un défilé de monologues, lus par elle‑même en voix off ou par de jeunes hommes trônant au milieu de paysages somptueux. Las, n’est pas Straub ou Duras qui veut, et cette ode à la sagesse antique s’enlise dans les poncifs d’un tourisme verbeux. À ce maniérisme compassé s’opposait l’outrance d’un cinéma camp : la relecture kitsch d’une épiphanie féministe au Moyen Âge dans Revelations of Divine Love de l’Américaine Caroline Golum ou les coulisses d’un tournage de série Z dans Death and Life Madalena du Brésilien Guto Parente. Leur esthétique pop et leur goût de l’artifice faisaient rempart à la posture naturaliste et à l’esprit de sérieux.


Hanté par un mystère irrésolu, Cobre du cinéaste mexicain Nicolás Pereda, habitué du FID, prend pour point de départ un cadavre trouvé sur le bord d’une route par un mineur qui n’en révèle sa découverte qu’à son épouse. Son envahissant déni l’entraîne de fil en aiguille dans des situations de plus en plus absurdes que le réalisateur, qui travaille depuis dix ans avec les mêmes comédiens, brode avec patience autour du personnage principal. Comme toujours chez Pereda, le scénario s’improvise au cours du tournage et l’intrigue sert d’alibi à une fable allégorique, par endroits très drôle, autour de la condition ouvrière et des soubassements mafieux de l’extractivisme. Un sujet voisin était traité beaucoup plus frontalement dans Katasumbika du Congolais Petna Ndaliko Katondolo, dont l’entreprise de décolonisation passe par un « réencodage esthétique » à partir d’images d’archives et de leur résurgence dans le monde contemporain, où le coltan – composant principal des outils technologiques – est devenu l’objet de toutes les convoitises.


Comme un écho à Plastic Semiotic de Radu Jude, où des jouets sont agencés comme des tableaux du quotidien « entre adultes consentants », Bonne journée de Pauline Bastard met en scène des objets de seconde main dans un Emmaüs de Grenoble. Triés, scénographiés et photographiés par les employés – des travailleurs et travailleuses en réinsertion –, les breloques vernaculaires se chargent d’histoires silencieuses et le mobilier de récupération se mue en décor de théâtre dans lequel ces mêmes employés posent en silence.


Par monts et par vaux


Dans Préhistoires de Laurent Krief, les gorges de l’Ardèche et la grotte Chauvet composent la toile de fond d’une mosaïque d’images fragmentaires, à mi‑chemin entre le documentaire archéologique et la vidéo expérimentale. Kayakistes, baigneurs et spéléologues en herbe, saisis en plan‑séquence au fil de la rivière, font figure d’intrus dans cet écosystème immémorial. Par sa manière de faire entrer en collision des éléments hétérogènes – bande‑son désynchronisée, sens de lecture inversé, effets de flicker coloré, mots inscrits à même l’image, morceaux de Bauhaus et Joy Division –, le film s’annonce comme un pendant godardien et post‑punk au classique du cinéma formaliste La Vallée close (1995) de Jean‑Claude Rousseau, mais se perd hélas en longueurs inutiles.


Présenté sous forme d’installation vidéo à la dernière Biennale de Lyon, End Pull de l’Arméno‑Lituanien Andrius Arutiunian cadre en plan fixe une chaîne de montagnes arméniennes qui surplombe une rivière asséchée. Pendant près de soixante minutes, la caméra zoome imperceptiblement sur un détail accidenté du paysage tandis que deux voix servent de relais à des mythologies occultes. Hommage au cinéma structurel, ce rituel d’hypnose sur fond de drone lancinant évoque un James Benning qui aurait fait dévier la matérialité vers la métaphysique.


Montagne encore, mais sur un mode picaresque et « mélancomique », Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon clôturait en beauté le festival après un accueil triomphal à Cannes. Révélation du film, Baptiste Perusat campe un jeune homme flegmatique tout droit sorti de Rabalaïre, roman culte d’Alain Guiraudie. On retrouve d’ailleurs ici beaucoup d’analogies avec Miséricorde, son dernier long métrage, dont le présent film propose presque une variation. Taraudé par la dépression, Laurent trouve refuge dans un patelin des Alpes où il se laisse porter par l’existence sans trop savoir où il va, squattant chez les uns et les autres au gré des rencontres, plus improbables les unes que les autres. Le grand mérite de ce film est de vibrer d’une sensibilité et d’une poésie jamais forcées, dans un équilibre parfait entre légèreté comique et profondeur existentielle. Essai transformé, donc, pour le trio de jeunes réalisateurs, découverts avec le déjà fort réussi Mourir à Ibiza et qui laisse augurer d’une passionnante évolution. À lui seul, ce grand film modeste condense tous les tiraillements d’une génération qui, par instinct de survie plus que par détermination, a décidé de faire sécession.




Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon © DR



Chaos politique


La rétrospective autour de Radu Jude, associée à la publication d’un recueil d’essais aux Éditions de l’Œil, donnait quant à elle l’occasion de découvrir ses films les plus rares, notamment le romanesque Cœurs cicatrisés (2016) inspiré de l’œuvre de Max Blecher. Dans une succession de plans fixes tournés en 16 mm, Jude reprend les codes du cinéma muet pour retracer les dernières années de l’écrivain dans un sanatorium. Anomalie dans l’œuvre du cinéaste, ce film‑fleuve où le personnage reste d’un bout à l’autre cloué sur un lit cristallise toute l’inertie de la Roumanie face à la montée de l’antisémitisme dans les années 1930.


Dans La Fille la plus heureuse du monde (2009), on assiste à la dispute entre une jeune fille et ses parents venus de province autour de l’appropriation du bien de consommation ultime : une voiture gagnée à un jeu‑concours qui la contraint à vanter les mérites d’un jus d’oranges dans une publicité tournée en plein centre de Bucarest. Le surgissement de l’économie de marché dans la Roumanie post‑communiste y est saisi avec une implacable cruauté. Plus didactique, Uppercase Print (2020) retranscrit mot pour mot l’instruction du procès d’un jeune homme, condamné par la Securitate de Ceaușescu pour avoir écrit des graffitis subversifs dans une petite ville de province. Le dispositif théâtral, imitant celui d’un plateau télévisé en forme de camembert, comprime les protagonistes dans l’étau kafkaïen de la dictature communiste.


Mentionnons aussi A Film for Friends (2011), prétendu « found footage » où le message d’adieu plein d’amertume d’un suicidaire, filmé en plan‑séquence, vire à la farce outrageusement gore. Grand cinéaste du chaos politique qui n’a de cesse d’exhumer des pages occultées de l’histoire roumaine, à la croisée de Godard, Warhol et Rossellini, Jude marie les genres et les registres avec une voracité, une érudition et un sens de l’humour hautement corrosif qui redonnent foi en une industrie cinématographique de plus en plus balisée.



La 36e édition du FIDMarseille s’est tenue du 8 au 13 juillet à Marseille


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