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« J’ai une métaphore mais je ne sais pas si c’est la bonne. J’ai l’impression que la Chine est un peu comme une personne qui marche sur une route, vers une destination. Sauf que cette destination, c’est une destruction pure et simple. Et la plupart des gens ne s’en rendent même pas compte. Tout le monde est confiant, probablement parce que l’espace physique et mental de chaque individu est limité par ses relations. Les gens ont confiance parce qu’ils ne peuvent pas voir ce qui les attend. Voilà ce que je ressens. » Wang Bing reprend son souffle. Dans le brouhaha du café, masque baissé, un verre d’eau à peine touché, le réalisateur, qui partage son temps entre la Chine, Bruxelles et Paris, est venu superviser les préparatifs de l’exposition que le BAL lui consacre, à Paris. Wang Bing, l’œil qui marche se déploiera à travers six extraits de sa filmographie, qu’il rembobine.


Hiver 1999. Sans un yuan en poche, caméra MiniDV au poing, un jeune homme de 32 ans s’avance au milieu de l’immense complexe industriel du district de TieXi, banlieue de Shenyang, dans la province de Liaoning, au nord-est de la Chine. Le manteau blanc qui recouvre les rues de la cité ouvrière disparaît à mesure que l’objectif s’approche des hauts fourneaux. Au milieu des chaînes d’assemblage, des vasques de plomb fondu et des dortoirs désertés, Wang Bing capture les visages inquiets, les silences perdus dans le fracas des tôles. Devant lui, las, les travailleurs assistent à l’agonie de leur aciérie, ancien fleuron du « Grand bond en avant » que Mao appelait de ses vœux. À leur pinacle, les usines de TieXi ont accueilli des centaines de milliers de journaliers. Et puis les réformes menées par Jiang Zemin, président de la république populaire qui fait entrer la Chine dans une économie dite « socialiste de marché » – oxymore faisant cohabiter libéralisme et contrôle autoritaire – ont entraîné le lent démantèlement de ces entreprises d’État. Malgré la promesse d’une croissance exponentielle, une grande partie de la population ne profitera pas de ce débridage : le chômage augmente, la misère s’installe et les mouvements de protestations s’intensifient aux quatre coins du pays. Internet et le téléphone portable, caisses de résonance que le gouvernement ne contrôle pas encore, font remonter les troubles à la surface. Dans le Hunan, des ouvriers licenciés font le piquet de grève. Pas loin de Shenyang, c’est un paysan qui s’est accidentellement fait sauter dans un bus dont il voulait rançonner les voyageurs.


À TieXi, Wang Bing saisit les bouleversements de ce monde obsolète, gigantesque enchevêtrement de câbles, de cheminées et de lignes de montage. Au-delà du cadre monumental, ce qui intéresse le jeune cinéaste ce sont les témoins du changement, ces ouvriers précaires qui voient leur pain quotidien s’évanouir dans le sifflement métallique des machines. Jusqu’en 2001, il les filmera dans cette jungle de ferraille. « Avec l’ouverture à l’économie de marché et la fermeture des grandes entreprises étatiques, la vie de nombreux travailleurs s’est soudainement arrêtée, se souvient le réalisateur. À l’époque, les gens subissaient de plein fouet le poids de ce bouleversement économique. J’avais compris l’importance de cette transformation et ce complexe industriel était assez représentatif de ce qu’il se passait dans le pays. Je n’avais aucune idée de ce que ça allait donner et j’ai commencé à filmer comme ça, en tâtonnant. Je savais qu’il se tramait quelque chose mais ce n’est que vers la fin du tournage que j’ai commencé à sentir et à comprendre ce que j’avais entre les mains. »


À l’ouest des rails, 2003, vidéogramme © Wang Bing

 


Travelling éternel


De toute cette matière amassée, Wang Bing tire À l’ouest des rails, documentaire de neuf heures divisé en trois parties (Rouille, à l’intérieur de l’usine, Vestiges, dans les foyers et Rails qui suit le trajet du train traversant le complexe). Neuf heures pendant lesquelles il documente « le lent progrès de la ruine ». Une durée qui s’impose « comme une évidence » pour Dominique Païni, commissaire avec Diane Dufour de l’exposition consacrée au réalisateur chinois au BAL. « Il faut probablement ce temps pour parvenir à prendre de vitesse la dissolution de ces monuments. (...) Comme s’il y avait urgence à filmer avant que tout ne disparaisse, comme si la vitesse de la rouille dépassait vingt- quatre images par seconde. » La sélection du documentaire en compétition officielle au festival international du film de Berlin, en 2002, marque l’acte de naissance de Wang Bing aux yeux de la critique occidentale. Lui, modeste, considère que le succès de son premier long-métrage est surtout dû à sa forme, représentative de la plongée du cinéma vers le numérique. Pourtant, on y trouve déjà toutes les marques de son langage cinématographique, certains motifs, des longs travellings et cette sensation d’éternité selon lui nécessaire à l’immersion du spectateur. « Inscrire le film dans la longueur est le seul moyen d’établir un rapport de confiance entre le public et le personnage, assure-t-il. Cette relation donne une sensation de réel au spectateur qui a l’impression de vivre en même temps que les protagonistes. C’est ce que je cherche. La réalité d’un film n’est finalement rien d’autre qu’une vérité émotionnelle. Pour moi, il s’agit avant tout d’être honnête et respectueux des personnes ou des événements que l’on observe. »


L’accueil berlinois d’À l’ouest des rails est un avant-goût de la reconnaissance qui attend son auteur. Si Wang Bing est célébré À l’étranger, il reste relativement confidentiel à domicile. Dans le documentaire de Dominique Auvray, Wang Bing tendre cinéaste du chaos chinois, le réalisateur se définit comme un indépendant, un fabriquant de « petits films » qui ne sont pas diffusés en Chine, simplement parce qu’il ne veut pas se soumettre à la réglementation en vigueur. Pour qu’un long-métrage existe dans le circuit local, il faudrait présenter un projet, obtenir une autorisation et, une fois le tournage terminé, passer par la censure. Wang Bing s’y est toujours refusé. C’est, selon lui, la seule solution pour éviter que les « valeurs artistiques soient opprimées par le contrôle économique et politique ». Lihong Kong, sa productrice, en charge de la traduction de la plupart de ses entretiens, assure que des milliers de DVD pirates de ses œuvres, vendus sous le comptoir, circulent sur le territoire. Elle raconte aussi la pression des autorités qui se fait de plus en plus forte, et la résignation qui remplace bientôt l’optimisme du début des années 2000 – quand les festivals de films indépendants (à Beijing ou à Kunming) montés par des institutions non-gouvernementales pouvaient encore se tenir. « Les conditions de projection n’étaient pas toujours idéales mais certaines œuvres étaient encore visibles. » Aujourd’hui, les autorités ont la mainmise sur ces canaux de diffusion et une flopée de flics en civil surveille les « gens du cinéma ». Un harcèlement constant qui finit par dissuader la plupart d’entre eux de contourner le système. Pour Kong, seul le travail de curation des festivals internationaux permet encore à certaines œuvres de sortir de terre.

 


Des champs au cinéma


Né en 1967 à Xi’an, berceau de la culture chinoise, Wang Bing grandit dans un petit bled de la campagne du Shaanxi. Celui des parents de sa mère, qui ont jugé plus intelligent que la famille quitte la ville, s’épargnant ainsi les écueils de la Révolution culturelle. Sur ce plateau désertique, il est à la fois paysan, berger et loin de la flambée de violences qui mène le pays au bord de la guerre civile. Pendant qu’il guide les bêtes à travers champs et les nourrit, l’armée intervient à Wuhan ou Wuzhou pour mater les gardes rouges les plus radicaux. À 14 ans, le décès accidentel de son père pousse Wang Bing dans la vie active. Les lois autorisent l’adolescent à « remplacer » le défunt au sein du cabinet d’architectes dans lequel il travaillait. « J’effectuais des tâches rébarbatives qui consistaient surtout à nettoyer les bureaux. Mais c’est là que j’ai découvert le concept de création artistique. Dans mon entourage, personne n’était vraiment concerné par l’art. Ce n’est que quand j’ai commencé à travailler que j’y ai été confronté. C’est aussi ce qui m’a donné envie d’aller étudier. » Il s’inscrit d’abord aux Beaux-arts de Lu Xun, à Shenyang, où il se spécialise en photographie, puis enchaîne à la Beijing Film Academy d’où il sort diplômé en 1997. À l’époque, le monde de la culture ressent les premiers effets de l’ouverture prônée par les caciques du Parti. « Pendant mes études, j’étais surtout concentré sur l’apprentissage. Après je me suis éveillé à d’autres influences. J’ai rencontré des artistes et j’ai commencé à évoluer dans ce milieu-là. Au début, je n’avais pas l’intention de faire du cinéma. C’était compliqué de trouver du boulot dans ce secteur et la photo me semblait être un débouché plus naturel. Aujourd’hui encore, les études que j’ai faites me sont d’une grande aide, ne serait-ce que dans la maîtrise des connaissances techniques et matérielles. Parce que je suis cameraman sur la plupart de mes films, ça me permet d’être réactif en tournage et d’ajuster la technique en fonction de la matière filmée. »


© Louis Canadas


L’histoire face caméra


Après À l’ouest des rails, Wang Bing répond à ses premières commandes ; il réalise un court-métrage montré aux côtés de ceux d’Apichatpong Weerasethakul, Chantal Akerman ou Pedro Costa, puis, invité par le Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, il se penche sur les témoignages qu’il a commencé à consigner, en parallèle de sa longue immersion sidérurgique. Parmi ceux-là, celui de Hé Fèngmíng se détache. Rencontrée quelques années plus tôt, la veuve lui a fait le récit détaillé de son expérience. En 1956, Mao Zedong encourage ses concitoyens à formuler des critiques à l’égard du régime communiste. La campagne des Cent Fleurs est en fait une gigantesque mascarade : les contestataires sont systématiquement réprimés et envoyés dans des camps de rééducation « anti-droitiers » comme ceux de Mingshui ou Jiabiangou, dans le désert de Gobi. Hé Fèngmíng fait partie de ceux-là. Dans une longue interview face caméra (Fengming, chronique d’une femme chinoise sorti en 2007), elle retrace l’absurde, les punitions et la perte d’un mari. Cette fois, Wang Bing a choisi le plan fixe et la narration ininterrompue – il cite Numéro Zéro de Jean Eustache, et l’entretien du réalisateur avec sa grand-mère comme inspiration. Pas besoin d’artifices, Hé Fèngmíng porte le poids de l’histoire.


« En 2005, j’ai commencé à interroger des “droitiers” et à parcourir la Chine pour retrouver des survivants de ces camps », raconte le cinéaste. Une quête qui le pousse vers l’une de ses seules œuvres de fiction : Le Fossé. Wang Bing considère encore aujourd’hui cette expérience comme « la plus difficile et la plus douloureuse ». À cause du sujet choisi, le film est tourné en secret – il ne peut toujours pas dire où – sans aide ni autorisation. Cinq années sont nécessaires pour réunir les témoignages, former une équipe de confiance, des jeunes acteurs pour la plupart novices, totalement acquis à la cause du projet pour ne pas qu’il s’ébruite. Il faut aussi trouver l’endroit adéquat dans le désert où les vestiges de la répression côtoient les gisements convoités par des entreprises de forage pétrolier. Les prisonniers devaient creuser un fossé d’irrigation ? Wang Bing découvre que les pluies forment à certains endroits des canaux similaires. Une aubaine. Chaque jour, il parcourt des kilomètres pour mettre les rushs à l’abri dans une autre province et éviter qu’un policier zélé ne confisque ou n’efface les précieuses cartes mémoires. Un travail titanesque qui semble l’avoir vacciné : « En Chine, faire une fiction nécessite un niveau de personnel et de financement qu’il est impossible à trouver sans la participation de l’industrie. »


Le Fossé irrigue son œuvre. Comme si extirper de l’oubli les milliers de victimes de la répression gouvernementale était devenu un sacerdoce. Il finit par l’articuler dans Les Âmes mortes (2018), documentaire qui réunit huit heures d’entretiens avec une vingtaine de survivants de Jiabiangou. Ses interlocuteurs racontent les accusations portées à leur encontre, la déportation, la vie dans les camps et leur retour à la maison. « Je n’ai pas d’autre but que d’essayer de me rapprocher de la vérité de cette époque. C’est une façon d’enregistrer le passé mais aussi de faire connaître cette histoire. » Liyo Gong a travaillé sur le montage de deux vidéos tournées par Wang Bing, à Las Vegas et au Nigeria, destinées à des expositions mais qui peuvent à tout moment devenir des films de cinéma. Elle souligne le dévouement du réalisateur à exposer ce qu’il a vécu, et à raconter correctement la vie des gens qu’il filme. « Il est très respectueux de la chronologie des choses. Il ne va pas tricher au montage en mélangeant des périodes pour accentuer un élément ou une émotion. Ce n’est même pas un dogme, c’est juste la conviction que ça se sentirait à l’image. Son écriture est resserrée autour de moments clés, son regard se nourrit du temps passé avec ses interlocuteurs. C’est un aspect assez fascinant de son cinéma : il ne filme pas des choses spectaculaires mais il parvient à extraire l’émotion du quotidien de ces gens. »


 

Rencontres à tiroirs


Au fil de ses pérégrinations, Wang Bing façonne les pièces de son attachante Comédie humaine. Les réfugiés Ta’ang (2016), les patients de l’asile psychiatrique d’À la folie (2013), Les Trois sœurs de Yunnan (2012) qui vivent dans une région que quittent les protagonistes d’Argent amer (2016), séduits par le mirage capitaliste de Huzhou : autant de destins qui composent sa toile très personnelle de la Chine contemporaine. Aujourd’hui, Wang Bing suit des personnages rencontrés à Guangzhou puis à Lagos. Aiguillé par une commande du Centre Pompidou, il s’est mis sur la piste des immigrés africains qui ont décidé de rejoindre la mégalopole de la Rivière des Perles. Le tournage, qui a débuté en 2020, a été interrompu par la pandémie. Un des protagonistes n’a pas pu revenir en Chine comme il était prévu. « Même sans la crise sanitaire, difficile de dire quand je m’arrêterai de tourner. Ça dépend de beaucoup de paramètres. L’histoire peut aussi prendre des directions inattendues. Quand j’ai commencé à filmer ce personnage à Guangzhou, je me suis rendu compte que sa vie sur place n’était qu’une petite parenthèse pour lui. Je me suis demandé d’où il venait, à quoi ressemblait son foyer, si une famille l’attendait quelque part ? Je suis persuadé que pour mieux connaître une personne, il faut aussi apprendre à connaître son entourage. C’est pour ça que je suis allé au Nigeria. Très souvent, j’ai envie d’en savoir plus sur la personne que je filme. » Le tournage se prolonge, le temps s’allonge et parfois, le coût aussi.


Alors que le Cyberspace Administration of China, l’organisme qui régule l’Internet chinois, vient d’annoncer la création d’une hotline pour dénoncer les critiques du Parti publiées en ligne, difficile de ne pas s’enquérir des conditions de travail du cinéaste. A-t-il senti l’étau de la surveillance gouvernementale se resserrer ces dernières années ? L’attitude de ses interlocuteurs a-t-elle changé ? Wang Bing balaie tout du revers de la main. « Pas pour l’instant. Ceux que je filme sont des gens ordinaires. Ils ne suscitent pas vraiment l’attention du pouvoir et ne sont pas dérangés par le système de surveillance. Comme si cela ne les concernait pas, qu’il était invisible pour eux et qu’il n’y avait aucune incidence sur leur quotidien. La société chinoise est complexe. Je ne sais pas quel regard est porté sur moi mais je n’y prête pas spécialement attention. Je continue à travailler comme je l’entends. Les gens que je filme sont des connaissances directes ou indirectes. Il y a un rapport de confiance entre nous. Quant à moi, je ne suis pas quelqu’un que l’on voit beaucoup dans la presse. Je ne suis pas une célébrité. » Juste un homme, qui vient avec sa caméra.

 

Alexis Ferenczi

 

> Wang Bing, Jeunesse (le printemps), en salle actuellement

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