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Reportage extrait du Mouvement N°112


« Le mec a passé vingt ans en prison – même pas une prison, un mouroir – et quand il sort, on se permet de lui prendre ses droits d’auteur ?! Je lui ai dit, au vendeur, je lui ai dit : "mais vous n’avez pas honte ?" » Le soir tombe sur Casablanca : Bichr Bennani remet une cafetière sur le feu et s’assied dans la pénombre derrière son grand bureau. Le vieux gauchiste en bras de chemise a des éclats de voix qui font trembler les murs. Bichr est le fondateur de Tarik Éditions, une maison indépendante parmi les plus ambitieuses au Maroc. En 2000, il a sorti un livre que personne n’osait toucher : Tazmamart Cellule 10 de Ahmed Marzouki, le récit de dix-huit années de tortures à Tazmamart, un bagne clandestin dont le régime marocain niait jusqu’à l’existence. Il en a vendu 100 000 exemplaires toutes langues confondues, un succès absolument unique dans l’histoire de l’édition marocaine. Voilà pour les chiffres officiels. « On a fait une centaine de présentations publiques à travers tout le pays. Les gens ramenaient leur exemplaire piraté pour se le faire dédicacer! Parfois, il manque les 100 dernières pages ; parfois, tu n’arrives pas à distinguer le vrai du faux. » Au début du siècle, c’est une pratique marginale : à proximité des facs, de petites boutiques proposent quelques livres photocopiés et reliés en spirale. Depuis 2014, le piratage de livres a pris une dimension autrement plus importante au Maroc. Sur les grandes artères de Casablanca, capitale économique, et de Rabat, capitale administrative, les farrachat, ou « terrassiers », déploient des planches de mauvais bois recouvertes de livres en français, en arabe, en anglais et en espagnol. Les couvertures sont vieillies par le soleil comme une patine sur le tableau d’un faussaire. On y trouve du Guillaume Musso et du Paulo Coelho, quelques exemplaires de Mein Kampf, du Michel Foucault et le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage de Schaeffer et Ducrot (832 pages chez Points), que les éditeurs-imprimeurs pirate ont pris la liberté d’éditer en deux volumes. Le business a l’air de rouler : à Rabat, le plus grand terrassier est installé en face du Parlement. Un autre s’est mis sous la vitrine de Kalila Wa Dimna, une librairie historique du centre-ville. En ce moment, ce qui cartonne, c’est L’art subtil de s’en foutre, un bouquin de développement personnel « pour ceux qui détestent le développement personnel », le droit d’auteur et les circuits formels. Les goûts et les couleurs. 




Quelqu'un a réussi, mais quand ? 

Bichr feuillette subtilement L’art subtil de s’en foutre. Il déduit à la qualité du papier que cette copie-là vient d’Égypte. Le piratage a deux circuits : le premier est multinational et imprime en Égypte et au Liban, capitales historiques du livre arabophone. Les pirates égyptiens profitent du Salon du Livre de Casablanca pour faire entrer leur contrebande. En 2018, quand l’Égypte est l’invitée d’honneur du Salon, les douanes marocaines saisissent 120 000 exemplaires dans des containers du port. C’est un montage en trompe-l’œil, comme pour un deal en cash dans un vieux film : on met les livres légaux sur le dessus des piles et les contrefaçons au fond. Les pirates égyptiens maîtrisent le « dos carré collé » et le pelliculage. S’ils avaient surveillé l’encrage, inégal de page en page, on aurait pu croire qu’il ne se foutaient pas complètement de L’art subtil de s’en foutre. Nous spéculons que ce tirage est distribué dans toutes les grandes villes du monde arabe entre Rabat et Dubaï. Le deuxième circuit du livre piraté est marocain. Leurs publications sont plus pointues et répondent à une demande locale : des sciences sociales – ils ont piraté le Noam Chomsky publié par Bichr Bennani – et de grands auteurs marocains édités en France – Tahar Ben Jelloun, Driss Chraïbi, Mohamed Choukri, Leïla Slimani. Ils impriment dans des petites unités périphériques de Casablanca et de Rabat : les deux villes sont distantes de 90 kilomètres et concentrent une écrasante majorité de ce que le pays compte d’imprimeurs et de lecteurs. « Les petites imprimeries manquent de commandes. Elles passent au piratage pour gagner leur vie : ça demande juste une presse offset, un massicot et du bricolage », analyse monsieur Soulami, imprimeur-éditeur de livres scolaires à Casablanca. Le piratage est une surenchère technologique. « Dans le temps, on imprimait en une couleur, et tous nos livres se faisaient pirater. On est passé à deux couleurs : le piratage a baissé. Depuis qu’on imprime en quatre couleurs, on est tranquilles. »


Mohamed Samouni a fait la fête hier. Il se pointe au Café de France avec des lunettes de soleil et une connaissance approfondie des jeux de pouvoirs en place. « Deux pirates se sont partagé le marché marocain : l’un contrôle Rabat et les villes du nord, l’autre Casablanca et les villes du sud. » L’autre jour, il s’est payé un Max Weber dont il manquait les pages 99 à 107. En tant que journaliste, il a enquêté sur les réseaux ; et en tant que sociologue, il a publié une thèse sur le Mouvement du 20 février, déclinaison locale du Printemps arabe. D’après lui, le piratage de grande ampleur a commencé avec des livres francophones : L’Alchimiste de Paulo Coelho en coup d’essai, puis du Guillaume Musso, pour fidéliser le lecteur. Les pirates ne manquent jamais de reproduire l’extrait du Code de la propriété intellectuelle en page de garde ; en revanche, on n’a pas toujours le fin mot de l’histoire. Tous les exemplaires de Jour de Silence à Tanger, de Tahar Ben Jelloun, que nous avons feuilletés se terminent brutalement sur cette phrase en suspens : « il a réussi quand...» Au Seuil, au moins, on avait droit à un feuillet supplémentaire. De plus en plus, les éditeurs-imprimeurs pirate rechignent à reproduire les livres publiés au Maroc. Si leur business marche, c’est parce qu’il est transnational : on imprime là où le papier est le moins cher, et on distribue là où le droit d’auteur est théorique. Gallimard n’est jamais venu porter plainte au Maroc. L’anglais est de plus en plus demandé – et le néerlandais est un ajout récent, depuis qu’un call center a ouvert à Casablanca, selon un bouquiniste. « La mondialisation produit d’elle-même ce phénomène informel, et tout ce qui est "culture" y va. Donc pour les vêtements, il y a des contrefaçons, et pour les livres, il y a du piratage », décrypte Ahmed Marradi sous les arcades du quartier administratif à Rabat. Quand il était Secrétaire général de l’Association des Éditeurs du Maroc, il avait pris la filière en filature. Il connaît son amplitude et la profondeur de son marché. Proposition 5 sur 50 des États Généraux du Livre en langue française de Tunis, tout juste clôturés : « Développer des actions communes au sein de la Francophonie pour lutter contre le piratage. »


Il y a plusieurs façons d’expliquer l’apparition de ce commerce parallèle. Au Maroc, la grande majorité des livres en circulation sont importés de France ou du Liban. Entre le coût du transport et les taxes douanières, ils y sont vendus plus chers encore : un livre à 12 euros en France en coûtera l’équivalent de 15, soit dix fois le smic horaire. Le marché du livre, déjà étroit, est encore grignoté par l’analphabétisme et segmenté entre les langues arabe et française. Pour un éditeur de littérature générale marocain, tirer à plus de 2 000 exemplaires est un pari déraisonnable ; pour un imprimeur, c’est à peine rentable. Les éditeurs-imprimeurs pirate, à l’inverse, se permettent des tirages comme on en voit rarement en France, et ils misent sur des valeurs sûres. Ajoutez à ça le problème des « soldeurs »: de la même manière que les Diesels européens en fin de vie sont envoyés polluer les capitales d’Afrique de l’Est, les éditeurs français écoulent leurs invendus au poids sur le marché marocain. On risque de les retrouver dans la rue, entre deux éditions pirates, pourquoi pas sur le pas de porte d’une librairie, obligée de vendre au prix fort. Les éditeurs-imprimeurs pirate sont donc venus combler un vide et satisfaire un besoin élémentaire : des livres pas chers qu’on a vraiment envie de lire. Mohamed Samouni le sait : « Ils font la culture populaire. »


 

La pelote du livre

Le livre représente un segment infime de l’économie informelle au Maroc. Les éditeurs-imprimeurs pirate traitent un faux Nietzche avec autant d’égards qu’ils portent à un faux Nike ou à une fausse Rolex : littéralement, ils l’ont vulgarisé. Et c’est là leur succès. Après avoir fait tomber la barrière financière du prix du livre, les pirates abattent la barrière symbolique des librairies. À Casablanca comme à Paris, la librairie moderne est pensée comme un « temple de la culture ». On y va promener son capital culturel entre des rayonnages dépoussiérés, hiérarchisants, lisibles. Souad Balafrej, qui tient la grande librairie Kalila Wa Dimna depuis plus de trente ans en plein cœur de Rabat, fait ce constat à contre-cœur. « Certaines personnes au Maroc trouvent que les librairies sont intimidantes. La vente dans la rue a rapproché le livre des gens. » Sa librairie ressemble de plus en plus à une galerie d’art contemporain, ou à un magazine branché : beaucoup de blanc. « Les rayonnages étaient pleins à craquer il n’y a encore pas si longtemps. Là où on prenait 50 exemplaires du Goncourt, on n’en commande plus que dix. Le livre n’a pas un brillant avenir – en librairie en tout cas. » Le dernier Goncourt sera sans aucun doute livré en pâture à la rue d’ici la fin de l’année. « On va vers la mort du livre, la mort du libraire, la mort des auteurs, et la mort de la production culturelle, prophétise Bichr Bennani. Parce qu’il n’y a pas un seul écrivain qui vit de ses droits d’auteur au Maroc. » Les refrains démissionnaires sur le livre, « parent pauvre » de la production culturelle au Maroc, sont routiniers. En revanche, une chose est claire : la lecture ne meurt pas. Que peut la littérature « dans le réel »? Qu’il soit bon ou mauvais, populaire ou non, un livre met en mouvement des éditeurs, des imprimeurs, des correcteurs et des distributeurs. Un livre contraint le lecteur à lever la main et empoigner la page pour la tourner. Au Maroc, le livre a poussé toute une cohorte de gens dans un business mafieux transfrontalier afin d’offrir aux foules du Guillaume Musso à 20 dirhams. Rangez vos liseuses.



Nous avons tendance à penser le livre comme une chaîne, où chacun tient son rang puis passe la main. Peut-être ferions-nous mieux de le penser comme une pelote. Au Maroc comme dans tout le monde arabe, il est fréquent d’être à la fois éditeur et imprimeur, éditeur et libraire, libraire et imprimeur. Historiquement, ça se passe dans le quartier des Habous à Casablanca. Vendredi midi, jour de prière : tous les commerçants baissent leurs stores. Des grappes de touristes français se précipitent sous le rideau d’une pâtisserie. Seules les librairies sont encore ouvertes, et elles se comptent par dizaines. « En façade ils vendent des livres, et dans l’arrière-boutique, ils font autre chose, explique Ahmed Marradi. C’est le point noir de l’édition marocaine : les plus grands commerçants du piratage sont là-bas. Ils sont libraires, éditeurs, distributeurs et imprimeurs : ils font tout, et ils ne font rien correctement. » Les Habous canalisent la commande en livres, et notamment la commande publique. Une collectivité qui veut fournir les rayons de sa médiathèque contactera un libraire aux Habous ; au lieu de rediriger la commande vers l’éditeur concerné, le libraire aura tendance à l’imprimer lui-même. « Moi, en tant qu’éditeur, je n’apprendrai jamais que 50 de mes bouquins sont partis à tel endroit. » Les libraires-éditeurs des Habous se piratent volontiers entre eux, et de longue date. De la même manière, les imprimeurs modernes du circuit mondialisé sont plus que ça. Ils se sont auto-investis d’une puissance éditoriale : ils font des choix et, à force d’inonder les artères passantes de ces choix, ils suscitent leur public. Même Souad Balafrej, la libraire, a craqué sur un livre piraté : une Histoire du Maroc de Henri Terrasse épuisé dans le commerce. Les pirates tiennent moins du copiste que du colporteur.


Les réseaux de piratage du livre s’implantent dans les brèches de la mondialisation, avec le consentement tacite des autorités en charge. Plusieurs hypothèses circulent: certains pensent que pour les autorités, ne rien faire, c’est promouvoir le livre dans un pays où les gens lisent peu; d’autres considèrent que le gouvernement redoute un « phénomène Bouazizi », du nom du vendeur ambulant, à qui on avait confisqué ses outils de travail, qui s’est immolé à Tunis en 2011, premier jalon du Printemps arabe; si le commerce du livre piraté est plus toléré que l’était celui du DVD, ce serait parce que les maisons d’édition françaises n’ont pas la force de dissuasion des producteurs hollywoodiens. Quoi qu’il en soit, la filière prospère, et personne n’a encore réussi à la remonter jusqu’à la source. Attablés devant un café-crème en face du plus grand terrassier de Rabat, après notre dernier rendez-vous, nous sommes perplexes. Nous avons acheté un deuxième exemplaire de Tazmamart Cellule 10 dans une librairie tout ce qu’il y a de plus conforme. Le texte est très légèrement à l’oblique sur la page. L’image de couverture ronge un tout petit peu la tranche. Nous avons le fin mot de l’histoire: un pirate a réussi quand il a inversé pour tout le monde les référents du vrai et du faux. Quand il n’est plus un coup de marteau sur la chaîne mais une tâche de rouille sur ses maillons. À Rabat, capitale de la légendaire République corsaire du Bouregreg au XVIIe siècle, les députés tout juste sortis de séance donnent des interviews entre deux stands de livres piratés. Les passants passent commande, et le terrassier prend note.


Texte : Émile Poivet

Photographie : Louis Canadas, pour Mouvement