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Article extrait du Mouvement N°116


Il fait anormalement doux pour un lundi de novembre à La Flèche, malgré un petit crachin. Au comptoir du bar-tabac Le Carnot, on parle saisons. Côté météo, comme on sait, il n’y en a plus. Heureusement, il reste quelques repères : les vendanges, la saison de la chasse et ici, la saison des prix littéraires. Aux premières loges, les imprimeurs. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a pris la nationale 12 de bon matin: pour gagner ce petit bout de territoire du Maine, à cheval entre le Bassin parisien et le Massif armoricain, qui a la particularité de concentrer les principaux imprimeurs français de livres de littérature générale grand format. Si la PQR, que l’on feuillette distraitement de table en table, s’intéresse à ce marronnier journalistique, c’est plus pour le bruit des rotatives que pour les flashs des photographes au restaurant Drouant. La ville abrite en effet Brodard & Taupin, l’un des imprimeurs de ces prix prestigieux. Et comme le fait justement remarquer L’Écho fléchois, avec la multitude de prix décernés, l’entreprise gagne (presque) à tous les coups. Direction l’usine donc, à laquelle on accède par un rond-point qui célèbre l’histoire de la ville. Sur une monumentale sculpture de livre ouvert, on peut lire en gros caractères : «chapitre II : à La Flèche, l’aventure continue». L’aventure atteint même ce matin un de ces paroxysmes de suspense dont notre vie littéraire a le secret: après les gros prix de la semaine dernière, Goncourt et Renaudot, ce début de semaine sera scandé par le Femina ce lundi midi, le Médicis mardi et l’Interallié mercredi. Virginie Hamm-Boulard, la directrice du site Brodard & Taupin qui a accepté de nous recevoir, nous a prévenus : si elle a le Femina, ce sera le rush et mort pour notre rendez-vous. La mise en garde est légitime: Firmin-Didot, un imprimeur du département voisin appartenant au même groupe, a raflé tous les gros prix la semaine dernière et leur a refilé le Renaudot pour tenir les délais imposés par les éditeurs.



PARIS À TOUT PRIX


On se gare quand même sur le parking de l’usine, histoire de voir s’il y a un peu d’excitation. Dans un premier temps, on voit surtout la voiture de la directrice s’éloigner, «partie en pause déj’ à l’instant», nous indique un salarié qui fume sa clope sur les marches de l’entrée du personnel. On engage la conversation sur la saison des prix. Il hausse les épaules : «Oui, la Cameron est prête pour l’annonce du prix à 13 heures, elle a déjà tourné à fond la semaine dernière sur le Renaudot.» La Cameron, c’est la Rolls des rotatives, un modèle de fabrication américaine à l’origine. On le sent fier de bosser sur cette machine. Mais la saison des prix, ça le fait plutôt sourire: «Les éditeurs, ils pensent qu’on peut fabriquer les livres en claquant des doigts, mais c’est pas comme ça que ça marche.» Pourtant, la Cameron est une machine unique au monde, particulièrement adaptée à notre dramaturgie littéraire nationale puisqu’elle peut assurer, même en cas de coup de théâtre et de commandes inopinées, des cadences de l’ordre de 200 000 ouvrages en 48 heures, pour un Goncourt par exemple. À partir d’une grosse bobine de papier, la bête sort un livre grand format en une poignée de secondes, avec impression recto verso, découpage, pliage, assemblage, brochage, pose de couverture et, enfin, massicotage. En période de prix, il n’y a guère que la pose du fameux bandeau rouge qu’elle n’assure pas et qu’il faut ajouter à une organisation digne d’un bloc opératoire.


En attendant le verdict et la directrice, on fait le point. Les prix, c’est une vieille histoire. Qui se souvient de John-Antoine Nau, premier lauréat du prix Goncourt en 1903 ? Pas grand monde: on a oublié l’auteur mais planté le marronnier. Depuis plus d’un siècle dans la presse, c’est l’empoignade feutrée et la polémique plus ou moins assurée qui pimentent la rentrée. La saison des prix s’ouvre à la toute fin du mois d’octobre avec le Grand prix de l’Académie française, qui fixe officieusement le ton pour la suite. Dans les faits, le Goncourt, décerné quelques jours plus tard en même temps que le Renaudot, s’aligne rarement sur le choix des Immortels. Cette année, ceux-ci lui ont même coupé l’herbe sous le pied en distinguant Giuliano da Empoli et son Mage du Kremlin, fortement pressenti pour le Goncourt. Résultat: branle-bas de porcelaine chez Drouant le jeudi 3 novembre. Il a fallu quatorze tours de scrutin pour finalement trancher : ce sera Vivre vite de Brigitte Giraud, chez Flammarion. Les critiques s’écharpent sur ce choix au moment où l’heureuse élue, le soir même, s’installe à la table de C à vous sur France 5 pour faire sa promo entre Françoise Chandernagor (du Goncourt) et Franz-Olivier Giesbert (du Renaudot) qui rejouent, pour l’access prime-time, les escarmouches spirituelles blasées des deux prix concurrents. L’essentiel, c’est que l’on en parle, que ça donne envie d’acheter un livre, et si possible, de le lire. Si d’aventure on arrive jusqu’à la fin, on tombera juste avant de le refermer sur la mention de ceux qui ont toujours le dernier mot: Normandie-Roto près d’Alençon, Floch à Mayenne, Firmin-Didot près de Dreux, Brodard & Taupin. Bref, dans la grande mécanique littéraro-médiatique qui s’est mise en branle à la mi-août, c’est le moment où ils doivent assurer.




CHAUFFE, CAMERON !


On est tiré de notre revue de presse par une alerte de Livres Hebdo: le Femina est décerné à Un chien à ma table de Claudie Hunziger, publié chez Grasset et imprimé chez Floch, à une heure de La Flèche. Pour l’heure, Virginie Hamm-Boulard peut prendre le temps de nous recevoir, dans son bureau chargé de livres bandés de rouge. Elle récapitule sa fin de semaine: «On a récupéré la réimpression du Renaudot tout de suite après l’annonce des prix jeudi midi. On n’avait pas fait le tirage original donc on a dû partir de zéro et fabriquer les ceintures d’impression pour les rotos. À 21 heures jeudi, c’était parti, on a pu commencer à poser les bandes à 4 heures du matin vendredi, et livrer les premiers livres le vendredi en début d’après-midi.» Un timing très serré qui nécessite une forte capacité d’adaptation. «Les prix apportent une certaine motivation, les salariés se plient en quatre pour tenir les délais, affirme la directrice. On ne fabrique pas des boulons : on travaille un beau produit, un produit culturel. Et on a la satisfaction de tout faire, du corps d’ouvrage à la couverture. C’est une fierté de pouvoir dire qu’on a imprimé le Renaudot cette année.» Elle est chez Brodard & Taupin depuis 1991. Autant dire qu’elle a pu constater l’évolution du secteur. En nous faisant visiter la Cameron, l’équivalent de plusieurs pièces remplies de machineries et de papier tendu d’où sortent les livres quasi-finis, elle se souvient d’une époque plus faste, jusqu’à la fin des années 1990: «J’ai connu Brodard avec 300 employés, 5 rotatives et 78 millions de titres imprimés par an. Aujourd’hui, nous sommes un peu moins de 100, on imprime autour de 38 millions de titres et on n’a plus que 3 rotatives en activité.» Sur les deux restantes, une rotative tente de se réorienter sur le manga ; l’autre est à l’arrêt. Pas d’alarmisme pour autant: «L’essentiel, c’est de trouver un nouvel équilibre économique.» Les prix littéraires y contribuent, même si ce surcroît d’activité ne doit pas cacher les difficultés du long terme. À commencer par la révolution des chiffres de tirage: «Les éditeurs sortent beaucoup plus de nouveautés avec des tirages plus faibles, et une demande de réactivité croissante de la part des imprimeurs pour coller aux fluctuations du marché, notamment pendant la saison des prix.» Elle ajoute avec un petit sourire narquois : «L’idée de manquer une vente en librairie rend très nerveux les éditeurs.»



DU CHAMPAGNE DANS LES POTS DE COLLE


Le lendemain, on reprend la route des prix direction Mayenne, où les rotatives de Floch tournent à plein régime sur le Femina. Avant de débarquer à l’usine avenue Gutenberg, on fait un crochet par le centre-ville de cette cité tranquille lovée entre Bretagne et Normandie: on a eu vent de l’association locale «Patrimoine du pays de Mayenne» qui édite, entre autres activités, une série de cahiers consacrée à l’âge d’or de l’imprimerie sur ce territoire. Nous sommes reçus par la présidente de l’association, Nicole Creusier, 70 ans et quelques, dans un ancien couvent glacial qui abrite les locaux. À peine installés, Nicole annonce la couleur – «J’ai 41 ans d’imprimerie derrière moi, je suis entrée chez Floch à 14 ans en 1961» – et calme le jeu: «À l’époque, on travaillait tout à la main, on n’en faisait pas 3 000 à l’heure !» Nicole poursuit en nous tendant un petit fascicule: «Ce livret raconte l’écriture des chefs-d’œuvre d’Antoine Blondin au Grand Hôtel de Mayenne. Comme il devait beaucoup d’argent à son éditeur et qu’il était proche de Yannick Floch, le fondateur de l’imprimerie, ce dernier venait tous les matins l’encourager et récupérer ce qu’il avait pu écrire avant qu’il ne soit trop saoul.» Et les prix littéraires alors ? «C’était la fête, on écoutait l’annonce à la radio et on allait travailler un peu plus tôt pour tenir les délais. Monsieur Floch venait à minuit à l’atelier avec le champagne. Comme on n’avait pas de verres, on buvait dans nos pots à colle.» Il y a quelques années, pour la rédaction du premier cahier sur l’imprimerie, Nicole a rendu visite à Édouard Floch, petit-fils du fondateur, qu’elle faisait sauter sur ses genoux à l’époque. À la fin de l’entretien, il lui a offert un mug aux couleurs de l’entreprise. «Ça changeait du pot de colle» , ajoute-t-elle en souriant. On aurait bien écouté plus d’anecdotes de Nicole qui farfouille dans ses coupures de journaux jaunies, mais nous sommes attendus chez Floch justement, où se rejoue la même scène à un demi-siècle d’intervalle.


Ici, pas de Cameron mais des roto-pages, prototypes maison aux performances similaires. Dans l’atelier, on discute avec les conducteurs de machines, Dimitri Vincent et Ludovic Leroy, respectivement 13 et 19 ans de boîte. Pour eux, qui dit prix dit gros tirages dit travail de nuit. «On aime bien ça, l’ambiance est bonne, on est mieux payés et il n’y a pas de patrons, déclarent-ils avec un large sourire. Ils sont pas sur notre dos, ça tourne bien. C’est pas partout comme ça...», précise Ludovic qui a connu quelques autres usines du coin avant de revenir chez Floch. D’un œil vigilant, il surveille les livres de Claudie Hunzinger qui défilent sur un tapis roulant, à l’affût d’un encrage inégal, d’un pli raté. «Des détails : ici, c’est la qualité qui compte. Moi, c’est ce que je regarde en priorité en librairie.» Dimitri a découvert Joël Dicker ici. Il a tout lu depuis, et même rencontré l’auteur. «Quand on a cinq minutes, on lit les quatrièmes de couverture, ça donne envie parfois, et on fait une découverte. Musso par exemple, c’est pas mon style, jamais eu envie.» Dimitri s’éloigne, il doit amorcer une autre énorme bobine de papier pour alimenter la roto-page qui continue de faire tournoyer les livres à couverture jaune tout autour de nous.



PAS NOËL TOUS LES JOURS


Sur les coups de midi, on retrouve Rosabelle Cormier dans les bureaux. La directrice de fabrication de Floch est suspendue à la radio avec ses collègues de l’open space, dans l’attente de l’attribution du prix Médicis d’une minute à l’autre. «Un petit prix, c’est pas la mer à boire. Un Joël Dicker par exemple, dont on imprime tous les livres, c’est bien plus de tirages qu’un Femina. Mais quand on n’a aucun prix, on est quand même très déçus. Et puis ça relance un peu l’activité dans le creux entre la rentrée littéraire et les fêtes de fin d’année.» En plus, chez Floch, on ne fait que «du grand format en noir»: pas d’images, pas de couleur, pas de format poche. Alors les prix, il ne vaut mieux pas les louper, car c’est aussi un soutien aux livres brochés. «Après, il nous reste Noël. Les gens s’offrent encore des livres grand format...», soupire Rosa. Dans l’usine, tout le monde garde le souvenir de la mort brutale du patron François Floch, le fils, et du redressement judiciaire de 2015-2016. «L’entreprise coulait tranquillement, suite à des mauvais choix industriels.» Elle a finalement été rachetée par une SCOP bourguignonne. 


La tension monte un peu dans l’open space. D’autant plus qu’hier, pour la remise du Femina, Rosa et ses collègues de la fabrication ont loupé le coche. C’est un ouvrier qui a eu l’information sur Twitter et a déboulé de l’atelier dans les bureaux pour leur annoncer. «Ça nous a presque gâché le plaisir, grommelle Rosa. D’habitude, c’est nous qui allons annoncer les prix à l’atelier.» Alors on continue à écouter la radio, en rafraîchissant quand même la page d’accueil de Livres Hebdo. On finit par avoir la nouvelle: ce n’est pas chez Floch. On prévient l’atelier, on remballe, on annule les heures sup’. Retour à la normale. Sur France Culture, c’est l’heure du journal et toujours rien sur le Médicis. Rosa lâche, un peu dépitée: «On dirait qu’il n’y a que nous que ça intéresse...»





Texte : Matthieu Le Goff




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