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En Hollande, on boit au cinoche. Et justement, ce soir au Stadsschouwburg d’Utrecht, le public a pressenti qu’on n’était pas tout à fait là pour du théâtre. Pintes de bière et verres de blanc tintent donc entre les rangs de la grande salle. Sur le plateau, une caméra sans pied pointée vers le public, animal inerte face à un bon millier d’yeux. Derrière, un écran de cinéma. Sur sa surface, un traveling arrière de nuit dans une rue déserte. On devine la périphérie d’une mégalopole africaine à sa moiteur et sa voirie défaite. Un homme noir marche face caméra, puis un autre. Dé-zoom : ils sont en direct depuis un studio de tournage sur un tapis de cardio. Autour d’eux, d’autres performeurs, tous masculins. Certains portent des masques en latex et pastichent le bon blanc moyen. En balayant le hangar sur bord de mer qu’ils occupent, la caméra révèle une unité de production au travail et plusieurs écrans. Sur l’un d’eux : nous, public grassement blanc du Spring Festival, à Utrecht un samedi soir, au cœur de l’Europe.


Ainsi posée, l’idée a quelque chose du canular de mauvais goût : des Occidentaux affalés dans un complexe culturel, verres à la main, contemplant une satire politique sur la névrose blanche, performée en livestream par des Africains à 7 000 kilomètres d’ici. Un cam-service post-colonial, pourrait-on croire. Malgré cela, My Dear Beloved Friend ne se cantonne pas à une de ces cabrioles sarcastiques dont l’institution culturelle raffole. Le Spring Festival l’inscrit dans un propos curatorial sur le regard blanc et la présence racisée sur scène. Déterminés à prendre le contrepied des bons sentiments de mise sur ce thème, d’autres artistes programmés montrent les muscles en jouant la carte de la frontalité critique. Sur scène, ça tape fort, dans le public, ça se dédouane. Mais Dries Verhoeven évite cet écueil. L’artiste est pourtant coutumier d’une certaine provocation à la nord-européenne : pour une performance sur l’intimité, il a manqué de se faire frapper en chattant sur l’appli gay Grindr projetée dans un bureau vitré en pleine rue. Plus théâtral et méditatif, My Dear Beloved Friend délaisse la castagne au profit d’une démarche équivoque mais dépourvue de nihilisme.


Le pantomime auquel il livre les acteurs de Kininso Koncepts dans le Seaside Cottage de Lagos au Nigéria superpose points de vue et clichés – ceux des Occidentaux sur le Tiers Monde et ceux des Africains sur l’Occident. Au micro, un des interprètes déroule le monologue du bon Européen progressiste : ses crises d’angoisse, ses séances de méditation, les notifications anxiogènes de ses applis d’info, sa compassion malaisée envers le continent noir. Sur cette trame, une partie de la compagnie, non masquée, simule ses peurs : des Africains en nombre et en marche vers le littoral européen, tout un continent en expansion constante, bientôt déplacé par la crise climatique. L’autre, bouffie par des masques en latex, vêtue comme des white middle-bourgeois, erre en peine entre ces tableaux. Des blancs déconfits face à des noirs en détresse mais en pleine conquête. Que disent de nous ces clichés ? Qu’obstruent-ils dans nos relations interculturelles ? Quelle est leur part de vérité ? Ne sont-ils pas à la fois pitoyables, attachants, dangereux ?


Alors, on vient plus aux soirées ? @ Studio Dries Verhoeven & Kininso Koncepts


Phobie des arts vivants pendant le Covid, la performance livestreamée vit ici son heure de gloire en les extrapolant. Et Dries Verhoeven en exploite tous les attributs. Son esthétique d’abord, à la croisée de l’art vidéo, du clip et de la téléréalité, confère au spectacle un gout de doux cauchemar – qui doit beaucoup au We Love Africa de Markus Öhrn, pour les chanceux qui auraient capté ce show culte en 2012. Puis, bien sûr, son dispositif à distance. My Beloved Friend tente de percer une culpabilité vaine de blancs en plein examen de conscience à l’ère post-coloniale. Et c’est là qu’opèrent l’éloignement géographique, la simultanéité, la double-situation collective et la disproportion de l’écran. Ce regard mutuel noir/blanc, cette opposition entre un « eux » et un « nous » peuvent-ils bouger ? Ces hommes nigérians sont là-bas, nous, spectateurs caucasiens, sommes ici. Ils nous regardent, nous les regardons. Ils s’imitent tels que nous les pensons et nous imitent tels qu’ils nous pensent, selon nos doxas respectives. Mais le grand miroir spectaculaire ridiculise ces représentations réciproques. La double dérision de la performance, volontiers féroce, se désarme au profit d’une complicité à construire sans complaisance. Ce soir, par l’illusion d’une bonne connexion wifi, l’air de la puissante bâtisse municipale hollandaise et celui du studio de tournage de Nollywood sont un peu le même. Ainsi, par son rythme, son humour et sa sensualité, My Dear Beloved Friend s’engage sur une troisième voie dans le champ ultra labouré du conflit racial à travers les arts. Il renonce à la fois aux platitudes humanistes, à la commisération sur commande comme au bluff vindicatif. Et vise un espace de dignité commun où les regards s’ajusteraient et les vécus pourraient enfin correspondre.


> My Dear Beloved Friend de Dries Verhoeven et Kininso Koncepts a été présenté les 19 et 20 mai au Stadsschouwburg à Utrecht dans le cadre du Spring Festival

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