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Une feuille A4 a parfois le pouvoir de vider des salles de spectacle. Ce soir de janvier, aux abords du Théâtre de la Bastille, à Paris, ils sont quelques-uns à faire demi-tour après avoir saisi le tract distribué par le collectif La Permanence. Tant pis pour les places prépayées, ces spectateurs n’iront pas voir The Generosity of Dorcas, la der- nière création de Jan Fabre. « Pas de sexe, pas de solo » ont- ils d’abord lu, avant de parcourir des extraits de la lettre ouverte publiée en septembre 2018 par 20 anciens salariés de l’artiste belge pour alerter sur ce « climat de harcèle- ment » qui gangrène la compagnie Troubleyn. 

« Il nous appelle les soldats de la beauté, mais nous on a sur- tout l’impression d’être des chiens battus. » Les témoignages font froid dans le dos et le malaise s’accentue à l’écoute du récit de Tabitha Cholet, interprète qui aurait dû être sur la scène de la Bastille ce soir-là, si elle n’avait pas claqué la porte. « L’œuvre de Jan Fabre, c’est l’extase, la transe, la mé- tamorphose. C’était passionnant de travailler avec lui, mais mon rêve devenait cauchemar. L’artiste réclamait sa plus jeune muse comme maîtresse, il insistait et appliquait toutes ses techniques de manipulation et d’intimidation en tenant ma carrière entre ses deux mains [...] Dans notre monde, pour échapper à un abus de pouvoir, il faut démissionner. » 

En Belgique, l’auditorat du travail d’Anvers, où est instal- lée la compagnie, a ouvert une enquête sur « de possibles faits d’intimidation et de harcèlement sexuel » ; le ministère de la Culture flamand a demandé à son administration d’étu- dier la question, et une lettre de soutien aux victimes pré- sumées a été signée par de nombreux artistes. Pendant ce temps-là, en France, le roi Jan Fabre poursuit sa tournée presque sereinement. Au débat sur le harcèlement dans le milieu chorégraphique organisé par La Permanence le 31 janvier dernier, les tutelles politiques ont brillé par leur absence. Les directeurs des théâtres qui accueillent l’ar- tiste belge cette saison se sont quant à eux fendus d’une réponse outragée, justifiant le maintien de leur program- mation – que personne d’ailleurs ne contestait – avec l’éternelle ligne de défense : présomption d’innocence et renvoi à la justice – « Nous ne sommes pas un tribunal et nous ne saurions en aucun cas nous y substituer », écrivent-ils –; nécessité de distinguer l’homme de l’artiste... 

 

Secrets de famille 

Valérie Lafont, ancienne directrice par intérim du Théâtre Paul Éluard de Bezons, reproche à ceux qui s’engagent contre le harcèlement sexuel de ne pas être « assez radi- caux ». « Expliquer et s’en prendre à la moralité des spectateurs, c’est bien, mais ça ne suffit pas. Si ce qu’on dénonce est inaccep- table, il faut être cohérents, mettre en évidence la responsabilité liée aux actes et demander la déprogrammation. » En France, elle est la seule à l’avoir fait. Novembre 2017, alors que le lieu qu’elle dirige s’apprête à accueillir la nouvelle créa- tion du chorégraphe Daniel Dobbels, elle est alertée par les commentaires Facebook de deux anciennes interprètes qui ironisent de voir cet artiste se saisir d’un sujet comme le silence des femmes... Dans la foulée, elle lance un ap- pel à témoignages et confronte le chorégraphe au télé- phone. « Je n’étais pas dans l’accusation, je ne cherchais pas à ce que Daniel Dobbels soit puni. Je voulais juste entendre ce que les intéressés avaient à dire, prendre la chose au sérieux. Que ça ne reste pas de l’ordre de la rumeur ou du fait divers. » Depuis, quatre anciennes danseuses du chorégraphe ont déposé leurs témoignages auprès du procureur pour des faits, au- jourd’hui prescrits, « qui iraient jusqu’au viol, selon la définition des tribunaux »

« Une des victimes m’a expliqué qu’elle avait essayé de parler, mais que personne de son entourage professionnel n’avait accepté de l’écouter. C’est comme les histoires de famille, il ne faut surtout pas en parler. Celles qui ouvrent la bouche sont des chieuses ou des empêcheuses de tourner en rond. » Avec le recul, Valérie Lafont n’hésite pas à parler d’un système de tabou, en- tretenu à tous les niveaux et prenant plusieurs visages. « Ce milieu est quand même d’une hiérarchie inouïe, très conser- vateur, très féodal, avec ses petites baronnies. Il faut absolument qu’un maillon casse quelque part, parce que c’est une structure, un truc qui tient. » Lorsqu’elle publie le communiqué an- nonçant la déprogrammation de la pièce de Dobbels, elle reçoit deux coups de téléphone. Le premier d’une directrice de structure, inquiète, qui minimise l’affaire : « Mais enfin, il est comme ça, c’est juste de la drague. » Le second d’un chorégraphe, passablement en colère : « Vous êtes une écervelée. Vous vous rendez bien compte, quand même, que vous descendez un maître ? » Elle se souvient, plus amère encore, de l’assourdissant silence, flirtant avec le déni, de tout le milieu de la danse réuni dans son théâtre le mois suivant pour une rencontre nationale. « Personne n’a amené le su- jet sur la table. Rien, rien, rien, pendant trois jours ! » Du côté des médias, la réponse est timide, voire timorée. Malgré plusieurs échanges avec une journaliste d’un grand quotidien, cette dernière reste sur ses positions : « Elle attendait de savoir si c’était vraiment sérieux... Il est même possible qu’elle se soit opposée à sa rédaction pour ne pas écrire d’article, et que personne d’autre ne le fasse. » 

Pour faire taire, il existe des méthodes plus offensives : humilier la victime en public ; répandre sur elle des rumeurs mensongères ; ou encore miner le terrain, au cas où, en dé- clarant à qui veut l’entendre : « Moi, les corps de jeunes femmes ne m’intéressent pas, je n’essaierai jamais de les avoir dans mon lit », nous rapporte-t-on. Alors les faits, entre danseurs, on préfère les balayer d’un rire gêné « Oh lui, ce n’est pas le pire », se les refiler en privé à la terrasse du café ou « blacklister telle ou telle compagnie, pour ne pas prendre de risque ». 

 

Yann Kebbi, pour Mouvement

 

Un milieu « très progressiste » 

Quand on pose des questions, il faut promettre l’anony- mat pour desserrer les lèvres. Ce qu’on découvre est alors bien éloigné de la grivoiserie « gauloise », comme tout le monde préférerait le prétendre. C’est une interprète à qui son employeur demande « à peu près dix fois de poser nue pour des photos », malgré des refus réitérés. C’est un producteur qui se masturbe pendant une conversation téléphonique. C’est l’aveu de l’existence d’une garçonnière, tenue par un chorégraphe en ville. C’est cette phrase glissée au milieu d’une conversation professionnelle : « J’espère que ça ne t’embête pas si j’ai aussi envie de te baiser. » Mais aussi une danseuse assaillie par un collègue en rentrant de tournée, ou le médecin d’une grande école de danse qui pratique des attouchements sur des élèves mineures. Ce sont des propositions frontales par texto : « Il m’envoie tout un poème très mal écrit disant qu’on pouvait passer une nuit ensemble, que rien n’interdisait les relations nocturnes, que ce serait en toute sécurité, en silence, qu’il ne faudrait pas que ça se sache, que je ne devais en parler à personne, surtout pas à sa femme. » Ou des artistes qui jouent de l’admiration qu’on leur porte pour manipuler : « Il donnait un workshop dans mon école. J’étais toute jeune et cherchais à apprendre. J’ai rien compris. Il était capable de cerner mes moments de faiblesse, de me faire parler de mon vécu intime. Jusqu’à ce que j’atterrisse dans son lit. C’était un chasseur. » L’administrateur d’une compagnie conclut, désabusé : « On se félicite d’être dans un milieu avec des idées progressistes mais, dans les faits, on met en place des relations de domination qui n’ont rien à envier à des systèmes que l’on prétend mépriser, comme le showbiz. » 

Hiérarchie, discipline et soumission au professeur, puis ensuite au chorégraphe, sont des ressorts intériorisés dès le plus jeune âge. Au cours de leur formation, les dan- seurs comprennent rapidement que, s’ils tiennent à gar- der leur place, mieux vaut tout accepter. La chercheuse Hélène Marquié s’alarme de la persistance de ces schémas de domination symbolique, nourris par la culture populaire. « Le chorégraphe, c’est la figure de l’artiste avec un grand a. Quand on passe une audition avec succès, on ne se dit pas seule- ment qu’on a trouvé un job, on se sent élu. Le don total d’une dan- seuse à son art et à son maître fait partie de la légende. Il n’y a qu’à voir le figlm Black Swan, on en fait presque de la gloriole ! » Un instant songeuse, elle s’interroge sur la responsabilité de sa génération. « Le milieu de la danse savait pour certains agis- sements dans les compagnies de Maurice Béjart ou de Roland Petit, mais c’était des icônes et personne n’a jamais rien osé avancer ouvertement. » 

 

Le désir comme matériau 

Selon la spécialiste du genre, la danse doit se débarras- ser du mythe de cette « exception culturelle » dont elle se gargarise, sous prétexte que sa matière première serait le corps, et l’art le lieu de tous les dépassements de soi. «Vous imaginez un patron qui dirait à sa secrétaire qu’il a besoin de ressentir du désir pour travailler avec elle ? » Longtemps dan- seuse, Hélène Marquié a fait l’expérience, dans sa chair, des frontières ténues qui existent parfois entre le travail, et ce qui relève d’autre chose. « Bien sûr qu’on est très tactiles, j’ai été tripotée par un tas de danseurs et de danseuses. Mais une main aux fesses peut ne rien avoir de sexuel, et puis, un jour, on vous demande de caresser la peau de votre partenaire et un ma- laise s’installe. » 

L’idée que le désir puisse être un moteur de création est loin d’être balayée par tous les interprètes, même si elle est régulièrement utilisée comme argument pour dé- fendre un agresseur présumé ou normaliser son compor- tement. Massimo Fusco, qui a dansé pour Mélanie Perrier et Christian Rizzo, se souvient, presque avec nostalgie, des répétitions de Crowd, une pièce en forme de rave-party. « Gisèle Vienne se nourrissait de ce désir multiple – peut-être aussi sexuel – qu’elle ressentait pour chacun de ses interprètes, et que nous ressentions pour elle. Mais elle était transparente et honnête et personne ne se sentait agressé. Qu’elle ressente ce désir lui appartient. Ce qui doit poser question, c’est comment le désir se manifeste. » 

Interprète de Daniel Dobbels quand le scandale a éclaté, Eva Assayas a mal supporté que personne ne cherche à comprendre pourquoi elle avait décidé de rester dans le projet. Une manière, selon elle, d’invisibiliser son travail et celui de ses collègues, comme de renforcer une lecture manichéenne des relations entre chorégraphe et danseurs. « Il y aurait le grand méchant loup d’un côté et les pauvres petites brebis de l’autre ? Se mettre au service du désir de quelqu’un, c’est un choix, et c’est justement ce que je trouve magnifigque dans notre métier. » Sur le moment, elle a préféré ne pas se prononcer pour ne pas entraver la parole des victimes présumées qui se libérait doucement. « Daniel Dobbels projetait sur moi des choses qui pouvaient être sensuelles, mais il n’a jamais essayé de me dépouiller. C’est là que ça pose problème, quand les choré- graphes cherchent à te mettre à nu. » Et Hélène Marquié de conclure, catégorique : « Le harcèlement n’a rien à voir avec la sexualité. C’est du pouvoir. Si c’est du désir, alors c’est du désir de pouvoir. » 

Yann Kebbi, pour Mouvement

 

Boîte de Pandore 

À travers l’Europe, certains s’organisent pour encourager les prises de parole et informer. En novembre 2017, 800 Sué- doises du monde de la danse ont publié une lettre ouverte aux accents de riposte : « Nous savons qui vous êtes, le mouve- ment a commencé. » Les signataires se sont fédérées grâce au groupe Facebook créé un mois plus tôt par Anna, In- grid et Bianca, en même temps que le hashtag #tystdansa, littéralement « danse silencieuse », dans le sillon du sou- lèvement des actrices de leur pays. « C’était comme ou- vrir la boîte de Pandore ! En quelques jours, on était 1400 dans le groupe. Tout d’un coup, c’est devenu permis de dire “non”. Le mouvement a obligé les institutions à réagir. » En Allemagne, Robyn Doty et Frances Chiaverini n’ont pas attendu le pas- sage de la vague pour se lancer dans la collecte de témoi- gnages en ligne, distribuant des kits de survie et phrases coups de poing : « Travail physique ne veut pas dire obligation sexuelle. Puisque ni les compagnies ni les institutions ne veulent pro- téger les danseurs, nous leur donnons des outils : des contacts, des workshops, des réponses simples pour enrayer certaines situations. » 

Si la France accuse son retard, le désamorçage suit timi- dement son cours. Massimo Fusco raconte que dans les répétitions pour un nouveau projet, la discussion autour du harcèlement émerge doucement, parfois sur le ton de la blague, et que le rapport au toucher a évolué. Patient, il conclut : « Ce qui a changé n’est pas encore quantifiable. On n’en est qu’au début. » 

 

Texte :  Léa Poiré, Aïnhoa Jean-Calmettes & Jean-roch de Logivière

Illustrations : Yann Kebbi, pour Mouvement

 

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