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Fabienne Kanor vient de recevoir le prix littéraire « Casa de Las Americas » (l’une des plus anciennes distinctions littéraires d’Amérique Latine), pour son 6e roman Je ne suis pas un homme qui pleure. Auteure, réalisatrice, performeuse, professeure de littérature et de cinéma francophones à Penn State University, en Pennsylvanie aux États-Unis, elle est originaire de la Martinique. Elle est aussi co-traductrice de l'ouvrage Barracoon – L'Histoire du dernier esclave américain de Zora Neale Hurston, paru l'an dernier chez Lattès dans la traduction française. Louisiane, fraîchement édité chez Rivages est son 7e roman. Elle aborde la complexité d'être au monde pour le Noir dans le contexte blanc et plus spécifiquement la réalité étasunienne, à travers un personnage camerounais et français en partance pour les États-Unis. L'auteure y exprime la capacité qu'a l'être noir ordinaire à se reconstruire après la somme de départs, d'arrivées et de violence. Il y est question encore de nomadisme et de maux absolus, ceux desquels tout découle. La femme y est décrite aussi dans sa fonction primaire de mère privée de rêves. Retour sur sa longue traversée.

 

En convoquant la mémoire, et au-delà, le ressenti profond lié à son propre passé, vos romans interrogent, dénoncent, les préjugés historiques des nations impérialistes et l'usage que les États européens et les États-Unis accordent à la mémoire des peuples massacrés, dont les peuples noirs font partie. Vous vous situez précisément dans la textualité de l'histoire coloniale. Quel est votre propos ?

 « Depuis l'instant où j'ai décidé d'écrire en 2003, il m'a semblé important de parcourir le monde Noir, surtout de casser le circuit aller / retour des Antillais : Fort-de-France ou Pointe-à-Pitre / Paris (dans les deux sens). Il me fallait envisager un monde Noir toujours plus large, comprenant aussi celui de l'Afro-diasporique, sans doute le plus complexe, celui du Noir dans la société d'accueil. A aucun moment, je n'ai pu penser en terme de livre unique. Il me fallait rassembler tous les morceaux épars pour les ajuster, recréer un monde fusionné autour de traditions différentes mais juxtaposables. Ma démarche consiste donc à assembler et à rassembler. Qu’elle se passe en Martinique, à Badagry, à Dakar, ou à Paris, chacune des histoires que je construis est une pièce appartenant au même patchwork. C'est important parce que nos mémoires ont tellement été dispersées à cause de cette violence inédite des Empires coloniaux. En tant qu'Antillaise née à Orléans, j'éprouve ce besoin de remplir les trous de mémoire, gros comme des cratères, pour réparer l'amnésie et rapprocher les mondes Noirs entre eux. Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie profondément coupée de cette mémoire régulière. Je me sers de l'écriture comme d'un fil qui me permet de recoudre les histoires oubliées ou cachées, un peu comme une couturière de la douleur. Il s'agit, pour moi, d'une mémoire à conquérir. Une pièce se trouve à Ouidah, une autre dans le Brésil Noir, une autre en Louisiane, etc. C'est sans fin. Je recommence et je poursuis, pour faire travail de mémoire, à défaut d'archive. Chaque roman devient alors une archive : je documente, je fournis les traces mémorielles et suis en quête des miennes. Dans mes romans, mes personnages ont eux aussi une mémoire abîmée. Toutes les femmes d'Humus (2006, Gallimard) ont été dépossédées de leur socle social. Le drame de mes personnages est d'être dans une impossibilité irréversible de transmettre. Dans Louisiane, Nathan retourne au Cameroun dans l’espoir vain de retrouver son père et de récupérer son nom. Il n’est ni fils, ni père finalement, puisqu’à 49 ans, il n’a toujours pas d’enfants.

 

Vos personnages sont tous des itinérants, pris dans la transculturalité volontaire ou contrainte. Vous faites des traversées, continuellement. Pourquoi tant de place accordée à cette condition d'être au monde ?

« L'itinérance, c'est l'histoire du bois flotté. A partir du moment où tu pars de chez toi, tu es un bois flotté. Mes personnages sont les métaphores de ma propre dynamique de quête... Ils sont condamnés à se déplacer, ils n'ont pas de terre où s’installer. Dans Louisiane, même Zaac, qui est pourtant né et a grandi à la Nouvelle-Orléans, a le sentiment que la terre qu'il foule ne lui appartient pas. Il est en dehors du monde. En marge. En bas.

Ces mémoires-là, les mémoires des déplacés, sont des mondes remplis de nœuds et de court-circuit. Des mondes où il est difficile de voir devant soi, d’organiser sa vie, de tracer des itinéraires précis. C’est sans doute le lot de l’homme moderne, de devoir se déplacer et, le faisant, de ne plus sentir le poids de ses racines particulières. La mondialisation a créé ce chaos et ce brouillard. Dans l'une de mes performances (Le Corps de l’histoire, 2016), je dis que l’écriture me rapatrie. Elle est ma boussole, lorsque je marche dans le monde en quête d'histoires. Avec le temps, au fil des romans, j’ai vraiment l’impression d'avoir réussi à garder tous ces mondes Noirs en moi. Je les porte naturellement. Je les convoque de plus en plus facilement. Je suis capable en pensée de voler jusqu’à Barbès et la minute d’après de sentir sous mes pieds la terre rouge de Ouidah. C’est, je suppose, l'expérience du voyage et de l'écriture qui veut cela. Ma chambre à moi, ce sont tous ces mondes Noirs avec lesquels j’entre en communion.

Dans D'eaux douces (2004, Gallimard) mon personnage principal Frida se retrouve dans quatre lieux : Paris, le Sud de la Martinique, Port-au-Prince et, dans une certaine mesure, le continent africain. Dans Les chiens ne font pas des chats (2008, Gallimard), le lecteur passe du Brésil à la France sans transition. L’histoire démarre à Belém, puis nous voilà brusquement, comme par magie, dans les rues d’un Paris Noir. Dans Louisiane, Nathan, sorte de anti-héros, semble même avoir accumulé plusieurs identités noires. A la fin du roman, nous voilà avec un personnage qui est Africain, Américain et Français. Ces êtres noirs s’additionnent et c’est dans cette diversité que le personnage se révèle et prend une ampleur certaine.

 

En dehors de Humus qui est un livre à part, la majorité de vos romans fait la part belle au masculin. C'est à lui que reviennent l'éthique et les honneurs. Dans Louisiane, vous donnez vie à Nathan, votre protagoniste, le Camerounais de France. Dans un moment ultime, il appelle son père, pas sa mère. De même dans Faire l'aventure, Biram ne se corrompt pas, à l'opposé de son amour Marème, la jeune fille qui frôle avec la vulgarité. Pourquoi cette disgrâce appuyée, récurrente pour la femme ?

« Les personnages masculins que je forge et mets en scène n’ont presque pas de secrets pour moi. Ils (me) sont limpides. Je suis d’emblée capable de repérer et d’exposer leurs désirs, leurs angoisses, leurs motivations. Tout en eux m’est familier. Tout me semble simple et donc facile à raconter. Ce sont, en outre, et généralement, des hommes en devenir, pas encore faits, ou mal aboutis. Avec les personnages féminins, l’affaire se complexifie. Ces personnages ont diverses épaisseurs, des mobiles et des rêves souvent contradictoires. Les femmes que je décris n’ont par ailleurs pas une place claire et nette dans la société où elles évoluent. Leur existence est une lutte au jour le jour, elles doivent parfois avancer masquées pour obtenir ce qu’elles méritent, elles ont différentes batailles à mener : le couple, la famille, le travail, la société. Quand j’ai commencé à écrire, je souhaitais rendre compte de cette complexité en m’attaquant tout d’abord à la figure de la mère noire. Mère trop souvent présentée comme « poto-mitan », poutre maîtresse du foyer antillais, trop souvent comparée à un « quelque chose » immuable et inébranlable. Dès D'Eaux douces, j’ai donc voulu égratigner cette figure, lui attribuer des fêlures, des défauts, des propriétés inattendues. Dans tous mes romans, « Ma » mère est une ogresse. Elle n’est pas faite d'un seul bloc, elle n’est pas pourvoyeuse d’amour inconditionnel, elle mange les femmes, à commencer par sa fille. Elle contrefait, défigure son fils. Elle malmène ou fait disparaître son mari, réduit souvent à n'être qu'une ombre, une voix. Cette mère n'est pas une sainte et peut être aussi sublime qu'abjecte. Le personnage de Jery, dans Louisiane, correspond assez bien à ce profil de femme-ogresse. Africaine-américaine militante, et ayant eu à élever son fils seule, elle ne fait cas des hommes que lorsqu’ils sont des héros. Son objectif est donc de transformer tout mâle noir qu’elle touche en Malcolm X. Elle se lamente de voir son fils aussi « jeune » et aussi peu versé dans le combat pour les droits civiques. Elle ne pardonne pas à Nathan le fait qu’il « couche avec une Blanche ». Elle a tapissé le toit de sa voiture de photos de héros noirs, ayant on non existé. Jery est une femme trop puissante pour se cantonner à vivre normalement. Ses rêves sont trop grands pour l’Amérique. Les femmes qui vivent dans mes romans ont cette trempe-là. Elles sont potentiellement des guerrières, des révolutionnaires qui portent en elles l’histoire. Si elles peuvent paraître dures comme des cailloux, si leur peau ressemble par instants à une carapace, c'est parce qu'elles savent le sort réservé à ceux qui n'organisent pas leur vie. Elles savent que la vie, c'est marche ou crève.

 

Louisiane ou le sud des États-Unis. Dans quel but y décrire un policier Afro-américain tuant un Noir dans l'exercice de ses fonctions ?

« L’histoire de Louisiane se déploie entre la Nouvelle-Orléans et la ville de Bâton-Rouge, dans le sud des États-Unis. Ce qui se passe dans ce Sud n’est pas à l’opposé de ce qui se déroule partout dans le pays. Ce Sud représente en vérité l’Amérique tout entière. Il n’en est qu’un exemple et montre combien le racisme, en Amérique, est un système organisé, installé, hérité et transmis. Tout est fait dans ce système pour mettre le corps noir en bas, ou par terre ; pour le dominer et l'anéantir. Ce que je souhaitais montrer dans cette scène, c’est l’absurdité et la solidité de ce système. Qu’importe si ce sont deux policiers blanc et noir qui tuent un Noir, ce qui compte c’est le fait que cet acte soit possible et légal. Les Noirs sont tués par la police et cette police est rarement sanctionnée. Les protestations citoyennes contre cette violence bien huilée et les dénonciations dans la presse nationale ne changent rien à cette tradition qui veut qu’un Noir demeure une victime potentielle, un mort potentiel, un être extrêmement vulnérable, car non protégé par la loi.

 

Vos personnages ont intégré un registre « borderline », pas tout à fait dedans, pas tout à fait dehors, le plus souvent à côté. Cette posture d'Antillaise francophone résidant on ne sait plus où, participe-t-elle à ce mécanisme de défiance vis à vis du système français duquel il est issu ?

« Ce n'est pas de leur plein gré que mes personnages ne sont pas dans le système, mais parce qu'ils en sont exclus. Ils sont victimes de discriminations de tout ordre, ou sont les proies du colonialisme et de l’impérialisme, et en tant que telles, portent les blessures invisibles et visibles des post-colonisés. Pour s’en tirer, tous ces personnages sont condamnés à partir, changer de vie, prendre un train ou un bateau, se « refaire » ailleurs. Pour évoquer l’errance, j’ai utilisé tantôt le motif du « bois flotté ». Mes personnages sont des branches qui ont dû se couper ou ont été coupées de leur arbre. S’enfuir est l’unique ressource dont ils disposent. Dans le cas de personnages sédentaires tels que Louise dans Anticorps (2009, Gallimard), sa fuite hors du cadre est mentale. Bien que Blanche, installée à Paris depuis toujours et riche, cette femme est soudainement exclue du système, du fait de son vieillissement – comme je l’écris dans ce texte, une femme qui vieillit est considérée bonne à faire des confitures. Elle n’est plus tout à fait désirable. Elle est d’ailleurs suspecte si elle ne porte pas le costume qui lui est assigné. Parce qu’elle refuse cette étiquette de « grand-mère », Louise doit changer de ville et de vie. Elle doit sortir du cadre et se confronter pour la première fois de sa vie à l'insécurité et au mépris familial et social. Sortant du cadre, elle devient héroïne, c’est à dire une aventurière catapultée dans un monde qui lui est étranger.

Française Afro-descendante, issue d'une lignée d'ouvriers agricoles et de petits fonctionnaires gagnant peu, je sais ce que signifient la précarité et l'exclusion. J’ai hérité des blessures des post-colonisés et des complexes des Noirs immigrés de France. Ne pas se faire remarquer, rester dans le cadre, rester caché, ne jamais exprimer sa colère… Mes parents, mais aussi la société française (à travers l’école, la religion, l’entreprise) m’ont transmis tôt ces consignes. Ecrire est un anticorps qui m’aide à ne pas succomber à ces maladies, dont celle du silence et du déni. Dans mes romans, je crée des espaces où l’on parle sans risque d’être muselé, et où l’on rencontre pour de bon la grande histoire. » 

 

Propos recueillis par Sylvie Arnaud

 

> Louisiane de Fabienne Kanor, Éditions Rivages, février 2020

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