CHARGEMENT...

spinner

À l’image de vos recherches, ce livre décrit aussi votre itinérance géographique d’Afro-descendante, à la recherche des Kano (vos ancêtres), mais aussi littéraire, entre récit intime, essai, modulation esthétique, écrit de performances… Comment est venue cette hybridation très personnifiée dans votre écriture ?


Depuis plusieurs années, le bateau, sans que je ne l’ai repéré, existe dans ma production. Il surgit en 2004 avec D’eaux douce comme un mauvais songe. L’un de mes personnages, Frida, tombant en folie se remémore ou imagine la cale du bateau négrier. En 2006, la cale réapparait avec Humus lorsque je décide de composer avec la traite transatlantique, j’aborde 14 histoires de femmes dont le point commun est le lieu où elles ont été parquées : la cale. C’est la cale du bateau négrier qui vient à moi depuis trois décennies, dans mes romans et mes performances artistiques qui ont commencé en 2015. La cale est présente de façon artistique sur scène, je la dessine, elle se matérialise. Ce texte hybride est en réalité l’aboutissement d’un long parcours traversé par ce sujet. Lorsque je m’attèle à ce récit, je réalise très vite qu’il ne peut pas y avoir un seul genre pour traiter du bateau ; je ne suis ni historienne, ni philosophe mais une artiste qui travaille avec plusieurs supports, puisque je vais de la scène à la poésie en passant par l’image. Parce que ma production est plurielle, et s’inscrit dans une diversité, une multiplication des possibles, je prends rapidement conscience que je ne pourrai pas traiter de la cale avec une seule casquette. Il me faut reprendre toutes les formes d’expression qui sont miennes, d’où cette forme complètement éclatée où la cale est au centre. Ça passe par l’intime, par l’histoire, et j’essaie de reconstituer les bouts de cette histoire-là, dont on ne fait jamais le tour, il y a tant à dire. Quand je regarde les œuvres d’art, je tente de les analyser mais je me vois aussi danser les œuvres, donc je ne peux faire un départ entre celle qui produit et celle qui reçoit, entre celle qui est à l’extérieur de la cale et celle qui est dedans. Ce continuum que je suis et qui constitue mon œuvre devait être présent dans la forme même de cet écrit. Pour reprendre l’expression de Glissant, je voulais faire de cet ouvrage une sorte de barque ouverte à toutes les influences, temporalités, styles, genres et vents et qu’on ressente le voyage. On quitte les Côtes africaines pour arriver dans le Nouveau Monde. L’idée étant aussi de donner la possibilité aux lectrices et lecteurs d’être traversé.e.s par ce voyage.




Qu’en est-il de l’aspect spectral de la cale dans ce livre ? Vous l’identifiez en termes de « monument-spectre ».


Quand je raconte la cale, je ne veux pas simplement la voir là où elle est visible, je veux aussi pouvoir la détecter elle et tout ce qu’elle représente, c’est-à-dire la violence la plus absolue faite à la personne noire, ailleurs qu’à l’intérieur du bateau négrier. C’est la puissance spectrale de la cale qui est intéressante dans ce texte-là : la cale s’absente des récits, se dissimule au lieu d’être décrite. Cette absence traverse le temps, c’est pour cela que je parle de spectre. Le bateau a disparu mais son pouvoir maléfique est tellement immense qu’il s’introduit dans les œuvres d’art des Afro-descendants. Cette absence/présence prouve bien qu’il y a traumatisme, parce qu’on tourne autour. On est dans le ressay (entre le récit et l’essai) et dans le tâtonnement qui se reproduit à l’infini.



Qu’est-ce que la blès ? Un état d’être constitutif de l’Antillais.e ? 


C’est très compliqué d’en retracer les contours du fait que c’est quelque chose d’invisible. D’après mon investigation faite en Martinique avec un tradi-praticien, la blès est à la fois visible et invisible d’où sa dangerosité parce qu’en fait, on ne sait pas à quel moment on a été blessé.e, ni jusqu’où va la profondeur de ce mal. On ne sait pas combien de temps ce mal durera. Est-ce un mal dû à un réchauffement du corps subi ou est-ce le contraire, un mal dû à un refroidissement, est-ce un mal lié à une chute ? Ce qui est sûr, c’est qu’il manque la mémoire exacte de l’événement qui a provoqué ce mal. Ce qu’on a par contre, c’est un sentiment de malaise. La seule chose qu’on peut faire, c’est toucher son corps et se dire qu’on a mal là. Ce qu’on a, parfois aussi, c’est le sentiment d’être visité, hanté, par une entité non humaine et malfaisante. Cette force qui nous blesse pourrait avoir été envoyée par un voisin par exemple. On parle alors d’attaque sorcière. Le tradi-praticien avec lequel je me suis entretenue relate qu’un grand nombre de ses patients pensent que l’origine de leur malaise n’est pas naturelle. Son travail va consister à leur procurer des cataplasmes à base de plantes à appliquer sur différents endroits du corps où se situe le mal en question. Blès est un terme créole qui vient de « blessure » en français. Dans le Dictionnaire pratique du créole de Guadeloupe (par Henry Tourneux et Maurice Barbotin), le mot signifie précisément « grave affection provoquée par un mouvement violent (chute, coup ou effort excessif qui provoque une douleur à la poitrine) ». On localise ici la blès au niveau de la poitrine. Le terme est enfin utilisé pour décrire la meurtrissure d’un fruit tombé par terre. Dans mon livre, cette image de « chute » est puissante. J’établis une relation entre ce fruit tombé et la personne africaine tombée dans la cale.



Votre méthodologie de travail intègre l’alliance entre la production des chercheurs et celle des professionnel.l.e.s de terrain : botanistes, tradi-praticien.e.s… 


En effet, c’est ce que j’essaie de faire dans la Poétique de la cale : croiser l’information de terrain et la parole des chercheurs. Quand Raphaël Confiant, dans son Dictionnaire du créole martiniquais parle de la blès, il en donne une définition qui ressemble à celle-là mais y rajoute autre chose, une idée qu’il ne développe pas : la blès serait vraiment au cœur des comportements des Antillais, c’est-à-dire un malaise, un mal-être qui devrait a priori remonter à la déportation, au déportement dont parle Glissant. De toutes les définitions, je n’ai retenu que deux pistes, celle de Raphaël Confiant que reprendra ensuite la chercheuse Patricia Donatien, qui parle de l’exorcisme de la blès dans la littérature caribéenne, qu’elle associe à la mélancolie. Je trouve intéressant de concevoir la blès comme un nœud qui devient le centre de nos préoccupations. C’est ce qui fait sans doute l’être antillais, pour répondre à votre question précédente, et qui explique le malaise de l’Antillais qui a été dessouché, déporté à fond de cale pendant des semaines et qui débarque ensuite dans un environnement totalement hostile et inédit, dans lequel il devra trouver sa place, tout en gardant son malaise initial dû à la première blessure. Celles et ceux qui débarquent de force dans le Nouveau Monde sont de grands blessé.e.s : ils ont dû quitter leur maison, leur clan, leur concession, leur village, leur pays. Ils ont dû traverser un espace qu’ils ne connaissaient pas pour la plupart : l’espace infini de l’eau. Il s’agit d’un individu esclavisé qui tombe dans ce trou puis ensuite sur l’île caribéenne et qui gardera ce malaise en lui. C’est quelque chose qui nous tient, qui nous hante, c’est l’idée qu’il y a un mal qui ne peut jamais se développer totalement et qui ne peut jamais complètement disparaitre. Il me semble intéressant d’avoir cette approche-là parce que quand on parle de traumatisme on est tenté de revenir à Freud ou de recycler la notion de post-mémoire développée par Marianne Hirsch sans fouiller dans les racines de l’environnement culturel des blessé.es. Pour analyser et évaluer la puissance spectrale du bateau négrier, je souhaitais, en tant qu’artiste-chercheuse originaire de Martinique, recourir aux cataplasmes que peut produire la société antillaise.



Quid du bateau qui est au cœur de ce processus de traite, de déportation, de dépersonnalisation ?


Puisque le bateau est ce tombeau où tant des nôtres ont été torturés pourquoi n’est-il pas plus présent dans l’espace public français ? Si en France hexagonale, le 10 mai est devenu depuis 2006 la journée nationale de commémoration des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, pourquoi ce maudit bateau n’est-il toujours pas considéré comme un lieu, et encore moins comme un lieu de mémoire ? Je me suis posée ces questions qui restent encore des énigmes. Il ne peut y avoir d’histoire de la traite sans l’histoire du bateau. Or, la littérature technique sur ces bateaux est abondante. On trouve tant de données dans les archives, les journaux de bord et les rapports de mer : les noms des embarcations, leurs tonnages, leurs points de départ et d’arrivée, leurs itinéraires, le contenu de leurs cargaisons, les noms de leurs capitaines, la composition de leurs équipages, etc…. Tous les incidents ont été rapportés, écrits ; quand un captif par exemple se jette à la mer, quand une tempête se produit, quand une rébellion éclate… Tout a été consigné sauf la parole des esclavisés. Pas un de leurs cris, sanglots, prières, silences, chants de guerre, n’a pu soulever l’écoutille et nous parvenir. Nous ne pouvons que les imaginer.



Justement le fil rouge de ce texte reste l’absence du bateau négrier, « lieu de mémoire » dépositaire des Africains déportés et fait social au cœur de l’histoire séculaire des Caraïbes. Vous dites que nous sommes naturellement enclins à remémorer, commémorer seulement les symboles nationaux positifs, son absence dans l’espace public français participerait-il donc de cela ? 


De toute évidence depuis quelques décades, la France tente de reconnaître une partie de ce passé- là. Cette ancienne blessure qui n’était pas un sujet de priorité, qui a été tue pendant des siècles, s’ouvre et éclate dans l’espace public de la France hexagonale. Les voix se lèvent, les corps blessés reprennent la parole et revendiquent une place pour leur histoire dans l’espace historique français finalement, pas simplement dans les départements et régions d’Outre-mer, mais aussi dans l’espace de l’Hexagone. On recense aujourd’hui plus d’une dizaine de ports négriers en France. On parle bien sûr de Bordeaux, Nantes, La Rochelle, mais il y a aussi Marseille, Le Havre, Lorient… Toute la France est impliquée jusqu’au bout dans ce processus de déportation et de mise en esclavage. Et ce n’est pas parce que nous n’avons pas vu les convois de captifs enchainés et l’enfilade des plantations de canne à sucre, de café, etc…, dans l’espace de la France hexagonale que cette barbarie n’a pas existé. La France s’est enrichie sur le dos des esclavisés, donc c’est important d’entendre ces revendications et surtout d’accorder une place à ces histoires dans l’espace public français. Il faut que cet espace ait le courage d’accueillir cette mémoire-là de façon pleine, entière et pérenne. Il faut des lieux pour commémorer, se souvenir, demander justice, demander pardon. Des lieux susceptibles de servir en quelque sorte de cataplasmes, cela est très important. L’organe central de réparation de la blès doit rester l’État français du fait de son implication.

Alors, est-ce suffisamment efficace de planter des anneaux de la mémoire comme le fait le bronze de Fabrice Hyber au Jardin du Luxembourg à Paris Le cri, l’Ecrit ? Est-ce un espace potentiellement recevable pour l’imaginaire ? Peut-on identifier précisément cette statue à un lieu de mémoire ? Je ne le pense pas. Il n’y a pas suffisamment d’espaces dédiés au pouvoir de la mémoire, je ne parle pas de devoir de mémoire, je parle bien de pouvoir de mémoire. Que peut la mémoire face à des lieux de mémoire d’où le bateau est exclu ? Qu’est-ce que cela dit de cette traversée tragique, de cette catastrophe historique ? Pourquoi ne veut-on pas entrer dans ce bateau quand tant de millions d’êtres humains y ont été enfermés, ont succombé ? Glissant parle d’« histoire éperdue ». Nos histoires sont fragmentaires. On doit les autopsier afin d’y récupérer quelques segments. Le chainon manquant est le bateau. Et la question de sa représentation doit être clairement posée. Sommes-nous prêt.es à le voir, à le recevoir ? Voulons-nous le ressusciter ou l’omettre davantage ? Ce bronze de Hyber au Jardin du Luxembourg propose de mon point de vue l’omission. Les anneaux ouverts et fermés de cette sculpture ne restituent pas la réalité de l’expérience violente et inhumaine que fut la tombée dans la cale.  




Avez-vous recensé des traces écrites de récits de cette expérience dans le bateau négrier ?


Avant d’écrire mon texte, je suis retournée à la promenade mémorielle de Pierre Nora, ses fameux Lieux de mémoire, pour y chercher le vaisseau négrier. Évidemment, il n’y figurait pas. Pas étonnant puisque ce bateau a été rayé de l’espace public, de la mémoire collective des Français et qu’il n’existe matériellement plus. Contrairement aux camps de concentration, qui furent eux aussi des espaces de torture, le navire funeste n’a pas de vestiges. Impossible d’y redescendre pour de vrai, sinon virtuellement… D’ailleurs, il apparaît très rarement dans les quelques récits d’esclavisés qui nous restent. Dans le témoignage d’Olaudah Equanio par exemple, seules quelques lignes sont consacrées à la cale et à la traversée. Là aussi, il y a une espèce d’omission, due sans doute au traumatisme. Dans la littérature afro-caribéenne, je remarque la même étrange absence. Peu de textes se situent in situ : dans le ventre de la cale. Dans mon roman Humus, je me mets au défi d’y redescendre. Inspirés de personnes noires ayant existé, mes personnages, 14 captives africaines, me forcent à habiter cette cale, à la décrire, la sentir, la toucher.



Vous faites la juxtaposition de deux fléaux ayant impacté l’espèce humaine : le camp de concentration et le bateau négrier et vous mettez le doigt sur le fait que le camp de concentration se réfère à des visibilités et accessibilités alors que le bateau négrier est bel et bien disparu, « éperdu » selon Glissant. Est-ce selon vous la raison centrale de cette amnésie ? 


En fait nous voilà devant deux catastrophes impossibles à raconter parce que d’une grande violence ; l’une pourvue de traces visibles et l’autre pas. Il n’y a en effet pas de traces visibles du navire négrier et cette absence participe de cette amnésie. C’est pour cela que, dans mon texte, j’évoque le cas du bateau négrier clandestin « Clotilda », dont certains archéologues ont tenté de retrouver l’épave. Ce projet de résurrection suscita beaucoup d’émoi dans la communauté africaine-américaine. Peut-être pourrions-nous refaire plus facilement surgir la mémoire si nous avions la possibilité de récupérer des vestiges conséquents ou infimes : un bois flotté du bateau par exemple… Comment en effet reconstituer ce bateau ? Puisque nous n’avons pas de traces matérielles authentiques, pouvons-nous le reconstruire ? Doit-on le reconstituer ? Le peut-on ? Est-ce nécessaire ? Comment bien le faire ? Peut-on se contenter de maquettes ou doit-on le construire grandeur nature ? Ces questions sont délicates. Imiter présente toujours des risques. Faire vrai, faire « comme si c’était vrai » est impossible. La seule œuvre cinématographique à se concentrer uniquement sur l’expérience des blessé.es de la cale est le docu-fiction de Guy Deslauriers « Le passage du milieu ». C’est compliqué de donner à voir : doit-on procéder avec l’ellipse, simplifier la catastrophe au prétexte de faire du cinéma, ou au contraire, l’offrir crument à ceux qui la regardent ?



Que peut l’art devant ces mémoires infiniment douloureuses ? 


L’art s’apparente au cataplasme pratiqué par le médecin du sud de la Martinique qui utilise les feuilles des plantes et des arbres, et les décoctions. Il permet de se réapproprier de manière sensible ces histoires-là, de les laisser nous habiter et de ressentir certaines émotions. L’art est capital, il est au cœur du processus de gestion/digestion/transmission du traumatisme, dont la représentation reste difficile, et différente selon qu’on est né devant l’eau ou après l’eau. Le plasticien Dominique Zinkpè né et résidant au Bénin ne fait pas le même travail que le céramiste Victor Anicet qui vit et travaille en Martinique. Les deux artistes ont des regards différents sur la catastrophe. L’un a des ancêtres qui ont vu les leurs partir quand le second a des ancêtres qui ont été déportés et convoyés de l’autre côté de l’eau. Ce qui est sûr, c’est que la question de la représentation artistique est particulièrement difficile quand elle est associée au traumatisme.



Vous êtes en quête de voir pour de vrai la cale du bateau négrier et faites un état des lieux des projets scénographiques tentés, réalisés ou avortés. La place de l’art relève-t-elle seulement d’une dimension thérapeutique et émancipatrice ? 


Bien que le sujet soit tellement violent, il est nécessaire de rendre la sauvagerie de ces mémoires parce qu’à l’intérieur de la cale, l’espace comme la parole et le temps n’ont pas été organisés. On a crié comme on a pu, on a pleuré là où on pouvait. On saignait, on mourait, on vomissait, on déféquait sur place, tout était pêle-mêle. Et c’est ce pêle-mêle de la cale qu’il est important de laisser vivre sur scène. Mon expérience de performeuse m’a montré que le public n’était pas prêt, en France encore moins. A-t-on envie d’entrer dans un trou, où on a la nausée, où ça pue, où on ne veut pas se souvenir parce qu’on se sent coupable, où parce qu’on ne veut pas encore être une victime ? Mais depuis quand la douleur est-elle agréable ? Qui a dit que la douleur de l’histoire devait être agréable ? Elle est fatalement désagréable. On bute sur l’absurde. On voudrait pouvoir se rappeler et commémorer, mais avec des gants, un masque et en se tenant à 10 mètres du trou.  Nous sommes rendus dans une société qui peut à peine compatir. Tous ces cris de mémoire, ce sont les personnes que nous avons laissées derrière. La mémoire est vivante et elle s’exprime. Et c’est en ce sens que je crois fortement à la performance qui oui est thérapeutique et émancipatrice. Même quand une œuvre d’art ne représente pas la traversée à fond de cale, le public l’interprète comme telle. Ainsi, les mémoires se faufilent et se chevauchent. Elles échappent à l’intention de l’artiste. Elles se substituent à d’autres mémoires tant elles sont vivantes et vibrantes.

 


Vos variations de la cale sont multiples et donc inattendues… Vous faites le parallèle entre l’expérience de migration de votre père, l’expérience coloniale ou les rapports de domination aux Antilles françaises et les contes de jadis transmis dans les Caraïbes centrés sur des faits d’ensorcellement impliquant la chambre à coucher contemporaine.  


C’est un parallèle inattendu qui m’est venu en accédant à certains textes ou images. Lorsque je lis La fin d’un primitif de Chester Himes, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Danny La ferrière, lorsque je regarde le film de Ben Diogaye Bèye Les princes noirs de Saint Germain-des-Près (Ces œuvres sont produites par des hommes noirs afrodescendants qui ne semblent pas amnésiques quant à la cale du bateau négrier), je réalise que le point commun de ces œuvres est qu’elles ressuscitent la cale du bateau négrier dans des espaces ultra contemporains, telle que la chambre à coucher. Dans ces pièces imaginées, on est parqués et en partie prisonniers, comme on l’était dans la cale, on ressasse des choses qui font mal ou l’on tente de prendre sa revanche sur la grande Histoire. La chambre à coucher, au lieu d’être un espace protégé, devient un espace de violence absolu, de conquêtes symboliques, de performances sexuelles cyniques ou de ressentiment. Chester Himes nomme la chambre, la cale. De le découvrir en tant que lectrice, fut une révélation. Dans tous mes travaux, cette chambre/cale occupe une place cruciale. Dans mon film documentaire Maris de nuit, quand un personnage, une vieille dame, me dit être abusée sexuellement par un esprit malin et que je lui demande de me le décrire, elle répond que la peau de l’incube est blanche et que ses yeux sont de couleur bleue. Elle tente d’exprimer une peur archaïque : que l’écoutille du vaisseau négrier se lève, qu’un homme blanc descende dans la cale et prenne possession de son corps captif. Nous le savons : à bord des bateaux, les humains les plus vulnérables étaient les femmes. Les officiers logeaient au-dessus d’elles et il suffisait qu’ils ouvrent l’écoutille pour abuser de n’importe laquelle d’entre elles.

 


Propos recueillis par Sylvie Arnaud


Fabienne Kanor, La poétique de la cale – Variations sur le bateau négrierÉditions Rivages, Paris, octobre 2022