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TANZ poursuit une réflexion sur la tradition du ballet entamée en 2017 avec Apollon, réinterprétation d’une pièce de George Balanchine. Comment cette recherche a-t-elle transformé votre vision de cette forme très codée ?

 

On me demande souvent si je déteste le ballet. Au contraire. Ce qui m'intéresse dans le ballet, c'est sa tendance au grotesque, notamment par une surutilisation du corps. Dans le ballet classique, la fantaisie féerique et l’horreur corporelle font symbiose. Avec TANZ, j’ai poussé le curseur à l'extrême, et c’est finalement une attitude très « ballet ». Deux figures m’ont guidé. Celle de Vaslav Nijinski d’abord, dont la présence flamboyante, androgyne, manifestement homosexuelle, choquait au début du XXème – ma pièce Schönheitsabend (2015) s’inspirait de son cas. Cette histoire m’interroge sur ce qui, aujourd’hui, pourrait faire « scandale » dans cette sphère. Balanchine ensuite, qui repoussait les limites du ballet néoclassique. Chez lui, la chorégraphie fait étalage de compétences, les danseurs sont très athlétiques, les jambes sont plus longues, plus étirées. C’est ce qui m’a conduit à aborder le thème de la douleur. Certaines des artistes avec lesquelles j’ai travaillé sur Apollon se définissent comme « artistes de la douleur ». Leur pratique consiste à contrôler cette sensation dans leur corps. Selon moi, les danseurs de ballets sont aussi des « artistes de la douleur » – il en va de même pour les athlètes. Mon travail est souvent perçu comme radical ou repoussant les limites corporelles. Le corps est mon laboratoire et je prends les expériences physiques au sérieux. Ce qui est physiquement possible est souvent limité à ce que l'esprit peut comprendre : j'essaie donc d'éduquer mon esprit. Ça, pour beaucoup de gens, c’est de la violence. Mais je reste aussi consciente que mon corps doit être traité et soigné comme un instrument si l'on veut le réutiliser. La danse est aussi pour moi un moyen d'obtenir un « pouvoir » surhumain. C’est pour cela que j’ai voulu réaliser un des plus vieux rêves de l'humanité, omniprésent dans le ballet : voler et défier la gravité, comme les fées dans la tradition romantique, que l’on appelle « sylphides ».


TANZ se base justement sur La Sylphide, ballet ancien signé Filippo Taglioni. On volait beaucoup sur scène en 1832 ?

 

Oui ! Les ballets du début XIXème étaient des « ballets de cascadeurs ». La machinerie de scène est alors très à la mode et les artistes expérimentent des illusions théâtrales sophistiquées. Les ballerines volaient à travers la scène, suspendues à des cordes. C’est aussi à cette époque que le gaz remplace l’éclairage à la bougie – la presse relate de nombreux accidents dans lesquels des danseuses prennent feu. Ce goût pour l’envol découle d’une tendance autour de la métaphysique, du fantastique, qui apparait dans le ballet romantique en pleine révolution industrielle. Cela m’a mené à figurer le vol très littéralement, avec des artistes ayant une grande connaissance de la gravité : des circassiennes, des voltigeuses et des body artistes pratiquant la suspension sur crochets.


Voitures, motos, hélicoptère : il y a beaucoup de bolides et de métal dans vos pièces. Eux aussi volent dans TANZ. Est-ce l’expression d’une fascination pour le rapport corps/machine ? 

 

De la salle de sport, où nous travaillons en symbiose avec les machines, à la voiture sans laquelle la société capitaliste ne tiendrait pas, nous vivons en hybridité permanente avec la mécanique. La machine est la possibilité d’un corps augmenté. Dans le studio berlinois spécialisé dans les cascades où nous avons répété, plusieurs véhicules étaient suspendus. En soulevant du sol ces symboles puants du capitalisme, on leur ôte leur fonction. Ils deviennent alors autre chose, des objets bizarrement sublimes, fantastiques, célestes. Pour moi, dans TANZ, ce sont des balais urbains chevauchés par des sorcières.  


"TANZ", Florentina Holzinger © Nada Zgank


TANZ comprend aussi des scènes de mutilation, d'examen gynécologique, de vomissement. Qu'est-ce qui vous attire dans ces actions visuellement et physiquement extrêmes ? 

La catharsis, ça n’est pas toujours tout confort. On surmonte une difficulté pour atteindre un autre endroit. Bien sûr, je ne romantise pas : inutile de montrer des danseurs en sueur, des artistes qui se tirent dessus ou de proposer des thérapies au public ou aux artistes. Mais je veux que le public sorte transformé. En raison de mes origines, mon travail est souvent rapproché des actionnistes viennois dans les années 1960. Bien sûr, j’ai grandi dans le respect de cette école qui a imposé l’intérieur du corps et ses fluides comme matériaux pour l'art. Mon travail n’est pas directement influencé par ce mouvement, mais j’en conserve cet intérêt pour l’intérieur du corps. Les gens ne veulent généralement pas voir ces choses-là : elles les confrontent à leur mortalité ou à ce qu’ils considèrent comme « privé » – la sexualité, l’abject, la honte. Elles ont pourtant beaucoup d’intérêt pour moi en tant que chorégraphe.


La vidéo live est omniprésente dans TANZ. Quel est pour vous le sens de ce médium sur scène ?


Là aussi, c’est un moyen de confronter le public à des images qu’il préfère éviter. Mais c’est surtout pour rapprocher ballet et pornographie que nous l'utilisons. Le ballet expose sous tous ses angles un corps, féminin dans la majorité des cas. En exagérant, on peut comparer les positions et figures qui lui sont propres aux différents angles de caméra utilisés dans le porno. Pendant longtemps, le public de ballet était essentiellement composé d'hommes ravis de jeter un coup d'œil sous les jupes des danseuses. Les mécènes avaient quant à eux l’habitude de monter dans le « Foyer de la danse », les coulisses de l'Opéra de Paris. Ils regardaient les danseuses s'échauffer avant le spectacle, et négociaient des faveurs en échange de leur soutien financier. La composante érotique de ces transactions est indéniable. La figure de la danseuse ballerine rappelle aussi Barbie : elle est sexy mais sans organes génitaux, ce qui lui enlève tout pouvoir et en fait la participante idéale d’un système patriarcal.


Vos castings sont d’ailleurs toujours composés à 100% de femmes. Un engagement féministe anime-t-il votre travail ?

 

Une historienne de la danse nous a enseigné les origines du ballet en Europe. Il existe des lectures féministes très intéressantes du sujet. La ballerine par exemple est approchée comme un objet phallique. Le ballet – comme le porno – pousse à l’extrême certains fantasmes autour de la féminité, ce qui me fascine et me répugne à la fois.


Parmi vos danseuses, une femme se démarque par son âge : Trixie Cordua. Elle tient le rôle d’une enseignante, une figure à l’aura particulière dans la pédagogie de la danse. 

En 1972, Trixie (de son vrai nom Beatrice Cordua, ndlr) a fait scandale en dansant nue le Sacre du Printemps par John Neumeier pour le Ballet de Hambourg. Depuis, les médias allemands la surnomment la « ballerine nue ». Elle a dansé dans divers ballets publics allemands, tourné dans le monde entier, puis enseigné. Aujourd’hui, elle a 84 ans et souffre de la maladie de Parkinson depuis plusieurs années. Je l’ai chargée de nous donner un cours de ballet tous les jours pendant les répétitions, et ça a fini dans le spectacle – qui est conçu en partie autour d’elle. Sa présence me permet d’explorer la relation prof/élève propre à la danse. On a beaucoup échangé là-dessus – nos études, nos professeurs. Le sujet s’est d’ailleurs invité pendant nos répétitions : les médias ont révélé des abus du personnel enseignant de l’Académie du Ballet de l’Opéra de Vienne. La vague #metoo a remis en question certaines pratiques rigides et poussé des directeurs de ballet à la démission, notamment à New York. Soudain, le monde s’intéressait aux coulisses de la danse. 


TANZ de Florentina Holzinger, du 14 au 16 décembre à La Villette, Paris

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