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À chaque spectacle, vous apparaissez sous un nouveau jour. Pensez-vous vos pièces comme une collection de tous les « vous » que vous pourriez être ?


Peut-être que, plus tard, j’arriverai à créer une fiction pour raconter que, tout ça, c’était très cohérent. Pour le moment, je n’ai pas ce regard surplombant. Mais en effet, même si je n’en fais pas une règle, je trouve très heureux que chaque spectacle puisse déployer non seulement une dimension esthétique différente, mais aussi une dimension de soi particulière. C’est comme un acte de foi qui me permet de me persuader que nos contours sont un peu extensibles. Ça me plaît de voir comment mon corps peut habiter plein de feux concomitants et j’aimerais pouvoir partager cette expérience, pour donner la possibilité de sentir, par la danse, qu’on peut être plus qu’une seule chose. Par exemple, je joue Dub Love dans quelques jours, un spectacle sur pointes à partir d’un genre musical issu du reggae jamaïcain, puis le lendemain, Symphonia, inspiré des chants du XIIe siècle d’Hildegarde von Bingen. Enchaîner des pièces très différentes sur une durée très courte me donne l’impression d’étendre mon corps géographiquement. J’aime aussi l’étendre dans le temps. Je tourne la pièce Duchesse depuis 2008. Toutes les stratégies que je déploie pour garder l’image fixe de la création, tout en essayant de rendre cette pièce mieux habitable aujourd’hui, me fascinent. Ça peut être très angoissant, aussi. On peut se dire que c’est inhumain de vouloir faire coexister la version de soi à 25 ans et celle de maintenant. Jusqu’où on peut aller, comme ça ?


2008 est aussi l’année où vous déboulez sur la scène de la danse contemporaine avec Pâquerette, un « quatuor pour deux danseurs et deux godemichés », créé avec votre complice Cecilia Bengolea. Est-ce important, pour un jeune artiste, de débuter avec un geste fort ?


Important dans l’absolu, je ne sais pas. Mais j’ai eu la sensation, dès les répétitions, que ce serait une pièce importante pour moi, parce qu’elle dessinait un cadre de convictions et de croyances. Pâquerette posait, de manière très littérale, la croyance dans le fait que nos corps sont des entités pénétrables. Si nos corps peuvent accueillir des objets concrets, alors ils ne sont pas étanches ni hermétiques, mais poreux, hospitaliers. Et s’ils ont cette qualité, alors ils sont transformables. Cette fiction sincère que je me raconte ne m’a jamais quitté. Elle me semble toujours aussi opérante pour créer.


C’était presque programmatique.


Je sentais que c’était une pierre essentielle pour envisager la danse et le corps en tout cas. La dimension sexuelle demeure importante, mais moins que l’idée de porosité. Pendant le confinement, j’ai demandé à Akaji Maro, avec qui j’ai créé Gold Shower, de m’initier au butô. J’ai dû le supplier. Il m’a fait un cours de 10 minutes et j’ai été saisi par ce qu’il m’a raconté : « Il n’y a pas grand-chose à dire, mais pour moi, le corps est une enveloppe vide et il y a deux manières de le faire bouger. Soit il faut que cette enveloppe réagisse aux éléments alentour, soit il faut que quelque chose pénètre cette enveloppe et en prenne possession. » Tout son art repose sur cette idée d’enveloppe poreuse, perméable, pénétrable !


Faisiez-vous du butô sans le savoir ?


En un sens, oui. Mais par une pensée beaucoup plus liée au genre et à la sexualité et dans une esthétique bien moins austère, retenue ou minimale. Je recréais en tout cas une connexion avec cette histoire-là de la danse.


Comment Pâquerette a-t-elle été reçue ?


Quand la pièce est arrivée dans les réseaux institutionnels, on a bien senti qu’il y avait une espèce de buzz. D’un côté, ça nous donnait de la puissance, parce que ça nous permettait de montrer notre travail, et la visibilité est évidemment un enjeu dans le monde de l’art. Mais d’un autre, on sentait que la lecture qui en était faite n’était pas forcément en phase avec la manière dont nous avions pensé et écrit la pièce. L’insistance sur le côté « croustillant » du spectacle avait quelque chose d’un peu visqueux. C’était un peu désespérant, parce qu’insister sur le côté supposément transgressif est finalement une façon de renforcer les règles. Nous préssentions aussi le risque d’être récupérés, de devenir la caution queer de certains lieux qui, grâce à nous, pouvaient cocher la case du « genre » tout en perpétuant leurs politiques sexistes et en maintenant un rapport paternaliste aux artistes. Je ne suis peut-être pas la personne la plus légitime pour me plaindre, mais je me souviens qu’à l’époque, ça m’avait frappé. Et puis, j’ai reçu des messages très agressifs de la part de certains anciens collègues du conservatoire, scandalisés que Pâquerette fasse le buzz quand tant d’artistes qui faisaient un travail « sérieux » ne recevaient pas ce type d’attention. Ils disaient avoir pitié de moi, parce que j’étais pourtant un bon danseur. Ça m’a rendu triste qu’ils aient l’impression que c’était juste une manière de chercher la lumière. D’autant que Pâquerette est une pièce amoureuse de la danse, avec un aspect très formel et technique, des motifs plutôt académiques : on saute, tient en équilibre, réalise des arabesques. Pâquerette est le nom d’un livret de Théophile Gauthier. C’était aussi une manière de rester en dialogue avec cette histoire de la danse classique.


La sexualité était-elle taboue dans la danse ?


La représentation de la sexualité existe depuis longtemps dans la danse : soit sur le mode du désir, de l’attraction ; soit sur le mode du trash, dépeinte comme une chose choquante ou affriolante. Dans le ballet classique, la dimension sexuelle est très présente mais fétichisée. C’est le souterrain indispensable à l’édifice. Au conservatoire, certains professeurs avaient des formules un peu cash ou provoc, sensées nous choquer, comme « Danse avec ton sexe ». Plus tard, je me suis fait la réflexion que, si certains chorégraphes avaient développé une pensée du corps complexe – qui dépassait l’idée de « corps machine » pour intégrer aussi la physiologie, l’intérieur, les viscères – le geste de la pénétration ne faisait pas partie de la conversation. C’est toujours facile de se prétendre plus émancipé que la génération qui nous précède, mais je pense qu’il y avait un déni de la matérialité de la sexualité. Et un déni de la dimension identitaire. La post modern dance conquiert son statut d’art majeur en effaçant sa dimension viscérale, identitaire et sexuelle. J’ai appris que Cunnigham était gay en discutant avec le chorégraphe Trajall Harel des années après ma sortie du conservatoire !


Est-ce que cette pièce a été interprétée comme pornographique ?


Oui, c’était toute la question. À l’époque on était en discussion avec des travailleur.se.s du sexe et on s’interrogeait: qu’est-ce qui fait qu’un geste relève de la danse ou de la pornographie ? Qui décrète la valeur des gestes ? Par le prisme très spécifique de Pâquerette, on pouvait voir, de manière flagrante, comment se construit la discrimination. Ce qui fait que, littéralement, une pratique peut être vue soit comme gratifiante, valorisante et subventionable, soit comme dégradante, honteuse ou scandaleuse. Il est évident que la danse rejoue parfois, dans sa dimension sexuelle, des mécanismes d’objectivation patriarcaux. Certaines personnes venaient au spectacle comme au peep-show. Mais je reste convaincu qu’il y a aussi un espace, dans certaines pièces, pour accueillir la dimension sexuelle des corps et la problématiser.


Avec Cecilia Bengolea, vous avez été les premiers à parler publiquement de vos activités de travailleur.se.s du sexe. Comment cela s’articulait avec la danse pour vous ?


Dans la foulée de mes quelques mois d’escorting, j’ai beaucoup pratiqué la performance en « one to one », dans des bureaux ou en appartement. J’avais composé des chansons autour d’un poème de John Donne, je chantais en découpant des vieux manteaux de fourrure, je déposais ma collection d’oreilles de lapin chez les gens, puis je faisais une petite danse. J’y ai vu une continuité évidente avec le travail du sexe. Je ne voudrais pas faire de fausses équivalences, car les savoir-faire et les contextes diffèrent, mais ces pratiques ont un égal degré de virtuosité. Elles ont aussi beaucoup de points communs : le fait d’utiliser son corps, de créer un récit qui inclut une dimension émotionnelle, de se mettre en scène pour créer une expérience pour autrui.



Comment la danse est-elle arrivée dans votre vie ?


Le récit de mes parents, c’est que, petit, j’étais très animé par l’envie de faire des spectacles, pour mes peluches notamment. Ils ont voulu m’inscrire au conservatoire en musique, mais ce n’était jamais possible, ils n’étaient jamais là le bon jour. Ils ont donc fini par m’inscrire en danse. Ça m’a tout de suite beaucoup plu. J’ai été pris, toute mon enfance et mon adolescence, dans un rythme de pratique très intense et très diversifié. Beaucoup d’artistes sont atteints ou déformés par le caractère normatif, hiérarchique et très évaluatif de cette formation : moi, j’ai beaucoup aimé. Je me sens bien à l’endroit de la pratique quotidienne, c’est ce qui m’a permis d’avoir foi en la dimension malléable, inventable de notre corps. Je ne dénigre donc pas du tout les puissances que l’on m’a transmises pendant mes études. Elles héritent d’une vision classiste et inégalitaire du monde, mais elles restent des puissances. C’est pour ça que, plus tard, j’ai eu envie de trouver un chemin par lequel l’histoire de ces pratiques académiques pourrait entrer dans mon travail. Je ne voulais pas, pour le dire un peu rapidement, faire jouer les Modernes contre les Anciens. Je ne prétends pas résoudre quoi que ce soit, mais je ne vois pas comment faire de la danse autrement qu’en assumant que je charrie aussi ça. Enfant, j’étais aussi très amusé par les nomenclatures. Le fait que les gestes, en danse, aient des noms : pas de bourrée, retiré...J’étais très ému qu’on donne un nom à des gestes qui semblent n’avoir aucune utilité. Je ne sais pas pourquoi ce souvenir me revient soudain !


Vous vous êtes aventuré du côté d’une autre tradition, celle du cabaret. Comment avez-vous été introduit dans cet univers ?


C’est Rumi Missabu, un ancien membre des Cockettes, qui m’a ouvert à ce monde. C’est la première personne que j’ai rencontrée lors de mon premier voyage aux États-Unis, en 2010. Je ne sais plus si c’était avant ou après avoir vu le documentaire de David Weissman sur les Cockettes, mais quelqu’un à une soirée m’a dit : « Si tu pars à San Francisco, écris à Rumi ». Ce que j’ai fait. Les Américains de son type sont très midinettes et sont très touchés dès que quelqu’un s’intéresse à eux (rires). Il m’a donc répondu : « Super, viens chez moi ! » J’ai passé 15 jours chez lui, et ça a été très émouvant, pour plein de raisons. C’était génial d’entrer dans le cabaret, non par sa généalogie allemande, mais par l’esthétique californienne de sa troupe, complètement à l’arrache et très identitaire. Rumi a eu un destin discontinu, en dissonance totale avec ce que l’on pense devoir être une carrière d’artiste. Il y a eu l’époque des Cockettes, avec beaucoup d’euphorie, beaucoup de célébrité. À un moment, tout le monde allait les voir ! Et puis, il a vécu 30 ans sans papiers, à faire des ménages, abandonnant totalement la performance et la dimension drag-queen. C’était trop beau de le voir renouer avec ça à 50-55 ans, la puissance de vie que ça lui donnait ! Le sérieux avec lequel iels prennent la pratique de décoration de soi, à tout âge, parce qu’iels savent les effets que ça peut avoir, c’est très émouvant aussi.


Que cherchiez-vous quand vous avez participé au Cabaret de madame Arthur, notamment aux côtés de Jérôme marin ?


M’extraire de la scène m’a, à chaque fois, beaucoup appris sur ce qui se passe sur scène. Le cabaret m’a permis de comprendre que le plus fascinant, vivant et exaltant dans un spectacle, c’est qu’au moins la moitié de ce qui se passe échappe à ceux qui l’ont créé. On a parfois tendance à l’oublier au théâtre. Au cabaret, c’est très clair que chaque soirée va se passer d’une manière différente en fonction de qui est dans la salle ce soir-là. C’est un peu tarte de le dire comme ça, mais le cabaret est une manière de me « ressourcer ». Ou en tout cas, de me rappeler qu’il n’y a pas de spectacle sans spectateur, il n’y a pas de spectacle sans contexte et sans lieu. Parfois, la pente d’un gradin, l’acoustique d’un espace ou une quinte de toux peut l’emporter sur notre travail et sur ce que l’on voulait transmettre. C’est important de s’en souvenir, parce que l’image de l’artiste tout-puissant qui impose sa force, sa puissance, son imagination, sa vision, et qui met tout le monde au pas est encore omniprésente, alors qu’elle me semble très toxique et mutile, selon moi, toute une dimension de la création. Il faut en finir avec cette fiction malfaisante qui nous fait croire que les artistes sont des démiurges. Ces figures ne font qu’entretenir les mythes autoritaires qui, par ailleurs, détruisent notre monde. Pour la suite, j’ai envie de penser des projets en laissant plus de place à ce qui m’échappe, aux questions qu’on ne se pose pas.


Comment créer à partir des questions qu’on ne se pose pas, puisque justement, on ne se les pose pas ?


Bonne question. Qu’est-ce que ça voudrait dire, de délibérément refuser de s’interroger sur certains points ? Je ne sais pas. Mais ce serait une manière pour moi de traiter du fait que toute pièce est déterminée par les questions que je ne peux pas me poser, de par ma situation, mon propre aveuglement, l’époque dans laquelle je vis, l’écosystème qui me porte et m’aveugle, l’économie de production, mille choses...


Vous ne signez quasiment jamais seul vos spectacles. Multiplier les collaborations est-il une manière de défaire un peu cette vision autoritaire de l’artiste ?


Il y a un vrai sujet, ici. Les jeux institutionnels du spectacle vivant, dont vous faites partie, ont tendance à construire des figures héroïques et solitaires qui peu à peu s’isolent, se monumentalisent et finissent par surplomber les autres. Dans ce contexte, ne pas signer seul, c’est déjà quelque chose – même si on peut argumenter que signer à deux, ce n’est pas suffisant. Je rêve que cette manière de créer dans la collaboration soit reconnue comme une véritable pratique. J’aimerais que la visibilité qui m’est donnée valorise la complexité de cet endroit-là. Mais le plus souvent, j’ai l’impression qu’on le passe sous silence. Il y a encore une partie des institutions, de la presse et du public qui n’arrive pas à se confronter à une parole multiple, au fait qu’un spectacle a plusieurs auteurs et à une écriture assumée comme collective. Je trouve ça très regrettable.


Cette façon de travailler, est-ce encore une fois une manière de valoriser un corps pénétrable et influençable ?


Il y a un lien. Penser que le corps est poreux et pénétrable est une manière d’élargir sa curiosité, de dire que tout peut rentrer dans nos corps (rires), aussi bien des gens que des disciplines ou des matières artistiques. Je ne pense pas pour autant que nos corps manquent de quelque chose, mais j’ai toujours dansé en me mettant en situation de dialogue ou de collaboration. J’ai besoin de me laisser influencer. Je ne danse pas dans Tumulus. En étant à l’extérieur, je me disais – par stress, inexpérience, ou je ne sais quel mécanisme psychique – qu’il fallait que j’organise ce qui se passe au plateau le plus précisément possible. Et à un moment, j’ai vraiment paniqué. J’étais consterné, je trouvais que ça ne me ressemblait pas. Je me suis dit qu’il n’y avait pas d’autre solution que de me mettre en arrêt maladie, parce qu’il y avait quelque chose de trop, et cette chose en trop, c’était moi. En discutant avec mes collègues, j’ai compris que si ça ne me ressemblait pas, c’était parce que ça me ressemblait beaucoup trop. Cette chose horrifiante était une version rabougrie de moi-même, la version cauchemardesque d’un spectacle où n’aurait lieu, sur scène, que ce que mon petit cerveau aurait imaginé tout seul. J’ai alors compris que la pièce ne pourrait pas être accomplie si je ne laissais pas la possibilité à toutes les autres forces en présence de la transformer et de l’habiter. Il faut continuer à rappeler qu’il n’y a pas de puissance si elle n’est pas mutuelle.


Vous est-il arrivé de craindre, dans certains cas, de flirter avec l’appropriation culturelle ?


Après DFS (2016), qui confronte le dancehall jamaïcain et les chants polyphoniques, j’ai senti que je n’étais peut-être pas à la bonne place, que je n’avais pas les ressources, politiques et intellectuelles, pour poursuivre le travail que l’on faisait autour des danses urbaines et des communautés minorisées. Cela m’a aidé à comprendre que, pour moi, le plus urgent et le plus important était de me confronter aux répertoires historiques constitutifs de la culture dont je suis issu.


En 2013, vous êtes allé en Inde pour assister à des danses teyyam. Qu’en avez-vous gardé ?


Ce qui m’a le plus frappé, à nouveau, c’est le rapport à l’espace. Qu’un événement aussi spectaculaire – dans les gestes, dans les sons, dans les costumes, dans les éléments convoqués, comme le feu – puisse avoir lieu dans un endroit qui ne soit pas assigné. Ces danses n’ont pas lieu sur une scène mais dans la rue, en déambulation. Il était très clair pour tout le monde, pour les performeur. se.s comme pour le public, que les danseur.se.s n’étaient pas en train de représenter les dieux, mais de devenir ces dieux. Je venais de passer beaucoup de temps avec Trajall Harel, donc je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir une lecture empreinte de pensée voguing. Je voyais s’y jouer quelque chose proche du concept de « realness » : il ne s’agit pas de représenter quelque chose puisque par la performance on peut la devenir réellement. Que quelque chose se transforme, c’est ce que l’on recherche et célèbre. Ces questions sont passionnantes en regard de nos traditions plus illusionnistes. En France, ce qui est beau, ce qui fascine, c’est la manière dont un artiste gère, avec plus ou moins de virtuosité, l’illusion. Même si la question de savoir comment ne pas laisser la puissance et le bruit du réel à la porte de nos pratiques est omniprésente. Avec Pâquerette et Sylphides, on disait créer « des pièces à fort coefficient de réalité ». Ces spectacles ont une indéniable dimension de représentation, mais ils sont adossés à des expériences extrêmement concrètes: le fait de tenir un gode dans son anus pour la première, être sous-vide pour la seconde. Mais pour revenir aux danses Teyyam, j’ai été longtemps incertain de quoi faire avec cette fascination. Je continue d’aimer jouer Dumy Moy, la pièce que j’ai créée dans la foulée, mais je me pose encore des questions, notamment par rapport aux costumes. Est-ce qu’on a dérivé suffisamment loin? Est-ce qu’on ne crée pas le risque que le public croie que je me prends vraiment pour Dieu (rires) ?


Vous dites pourtant qu’il y a peu de place, en France, pour une telle croyance.


Il n’y a pas la place pour la croyance qu’une danse peut faire de nous des dieux, mais il y a la place pour la croyance qu’un artiste est assez bête ou mégalo pour y croire, lui (rires).


En France, ces derniers temps, beaucoup de pièces empruntent au rituel ou se présentent comme des cérémonies. Qu’en pensez-vous ?


Personnellement, je n’ai pas de fascination pour le rituel, même si cela a quelque chose d’apaisant, c’est vrai. Pendant la création de Tumulus, je n’ai pas cessé de dire que nous ne ferions pas de rituel. Et pourtant, quand quelque chose de cet ordre se met en place en répétition, c’est très satisfaisant. On a l’impression de sortir du chaos, que ça devient soudain lisible. C’est réconfortant. Mais seulement parce que ça résonne avec une forme archétypale d’autorité, rassurante parce qu’on la reconnaît. Et c’est précisément ce qui me déplaît dans le rituel : il vient réassigner des places. Il y aurait les officiants, les fidèles, des lieux sacrés et d’autres non. Ce serait une tâche à se donner que de créer des spectacles qui puissent produire du réconfort en s’extrayant de toute autorité. Si je me méfie des rituels, la question de la spiritualité me semble importante en revanche, dans Tumulus notamment. Les deux ans et demi de pratique et d’efforts nécessaires à cette création ont été pour moi une manière d’observer, littéralement, une opération spirituelle de transformation. Et pas seulement parce que la pratique très régulière peut faire écho à certaines règles monastiques. Toustes les interprètes ont vu des muscles s’inventer, leurs corps se transformer. Beaucoup de pratiques spirituelles relèvent précisément de cela : une manière de penser le passage d’un état à un autre. La dimension presque sportive de l’effort peut être un point d’entrée vers une forme de spiritualité arrimée au concret. Une manière modeste, et uniquement poétique, de s’extraire de l’idée qu’on est vraiment des êtres finis.


Nous parlions des voyages dans l’espace, mais vous voyagez aussi dans le temps pour vos spectacles, et souvent vers le Moyen-Âge. Qu’est-ce qui vous intéresse autant dans cette période de l’Histoire ?


En se réappropriant cette époque d’avant les Lumières, on peut accéder à des puissances moins rationnelles, plus magiques, à des pensées différentes du monde, sans aller les voler ailleurs, sans s’approprier des généalogies de territoires qui ont été sous domination européenne. Cela ne m’est pas propre. Les relectures du Moyen-Âge comme vivier d’archives et de ressources permettant de décentrer nos regards sont nombreuses. Je pense notamment à Clovis Maillet, un historien et performeur qui a écrit Vers un Moyen-Âge émancipateur.


Y a-t-il un enjeu politique, pour vous, à ne pas laisser le Moyen-Âge aux fantasmes fachos ?


Oui, pour moi c’est très clair. Faire ce travail est important pour éviter que les identitaires de nos pays s’approprient cette histoire seuls et en fassent un vivier de clichés, un récit absurde et dangereusement unifié. Hier, un spectateur m’a dit : « À la fin du spectacle je ne savais plus qui était qui, quel genre, quelle musique. » Cela me semble très précieux d’opérer ces déplacements. D’autres pourraient au contraire utiliser la musique de Joscquin Desprez comme le fleuron du grand patrimoine de l’Europe, qui devrait rester chrétienne, et du savoir-faire des « arts florissants », qui se perd.


Quel lien entretenez-vous avec les grandes figures que vous convoquez, comme la chorégraphe Isadora Duncan ou la compositrice religieuse Hildegarde von Bingen ?


Je n’ai pas du tout de lien fétichiste. J’en veux même à l’écriture de l’Histoire, encore une fois, d’isoler de grandes figures et d’emphatiser quelques grandes héroïnes. Je ne me suis jamais dit que je me faisais « visiter » par elles. Je me sens moins en filiation directe avec Hildegarde qu’avec la salive des moniales qui ont chanté les sauts d’octave qu’elle a écrits, par exemple. J’ai davantage l’impression d’avoir un dialogue de glotte à glotte, avec des éléments très organiques. Dans Romances inciertos, je me lie à La Tarara avec des choses très concrètes : imaginer une sensation de bassin, de la peau, d’un ongle crochu, un détail visuel. J’ai beaucoup parlé de se laisser pénétrer ou visiter, mais cela coexiste totalement avec une pensée de la forme, de la surface, de l’image, du costume. Les deux n’ont rien d’antinomique. J’ai l’impression que plus on est dans l’effort présent et concret sur scène, plus notre corps peut prendre des dimensions temporelles un peu folles, faire coexister des temporalités multiples. Cet effort-là suffit à me sentir traversé. Je n’ai pas besoin de penser l’âme, ou d’être dans un truc mystique en mode Hôtel du temps de Thierry Ardisson. Pardon, je suis à l’hôtel en ce moment, y’a la télé, et j’ai vu le trailer de l’émission avec Dalida dans son bain (rires).


Vous chantez très souvent dans vos pièces. Sous-entendez-vous que les danseurs sont muets ?


J’ai chanté dès ma première performance ! La dernière production à laquelle j’ai participé au conservatoire, c’était Fairy Queen. On faisait les petits danseurs muets, et les petits chanteurs du conservatoire chantaient. Je trouvais leur position mille fois plus enviable que la nôtre ! Ils avaient toujours, non seulement un corps, mais en plus, ils pouvaient rendre sensible et présent leur intériorité par leur voix. Le chant suppose une mobilisation viscérale. C’est très touchant d’entendre ce qu’il transmet de chaque personne. J’étais très jaloux de leur possibilité, aussi, de prononcer des mots. Je n’en abuse pas dans mes pièces, mais il est vrai que parler permet de résoudre de nombreuses questions. Les mots permettent de convier une dimension situable quand la danse tombe vite, soit dans l’abstraction, soit dans un maelstrom de sens. Le chant épingle une langue, une époque, un lieu sur le présent des corps. On peut voyager dans le temps et dans l’espace de manière beaucoup plus directe grâce au chant.


Les costumes, souvent signés par Romain Brau, permettent aussi ces voyages dans le temps et l’espace. Le costume est rarement une question en danse. Pourquoi l’est-il pour vous ?


Ça me fait rebondir sur ce que l’on disait tout à l’heure sur les points aveugles. Accorder une grande place au costume, à la manière dont il contraint et détermine une certaine motricité, est une manière de montrer qu’on ne vient pas danser sur un plateau en sujet conquérant qui se persuade d’être le maître absolu de la forme qu’il produit. On vient, au contraire, se montrer agi par quelque chose extérieur à soi. Dans Tumulus, j’adore quand les interprètes tiennent leur costume doudoune. C’est une galère, mais cela épingle un imaginaire sans avoir à le prendre en charge nécessairement par les gestes. La question du costume me renvoie aussi à Akaji Maro. Sa philosophie du corps vide, pénétrable et mu par l’extérieur est très claire. Pour beaucoup, le butô a donné une esthétique très minimale du dépouillement, de l’austérité et de la nudité: du blanc sur le visage, le moins possible. Pas pour lui, et j’ai envie de me relier un peu à ça : il adore les costumes, les perruques, les ornements. Et cette façon qu’il a de décorer son enveloppe, je le lis comme une manière de draguer les éléments et les esprits. Peut-être que le corps va être d’autant plus visité et poreux qu’il assume sa dimension ornementale ?




Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes & Léa Poiré

Photographie : Louis Canadas


> Tumulus de François Chaignaud et Geoffroy Jourdain a été présenté du 24 au 27 novembre à la Villette, Paris et le 16 novembre à Points Communs -- Théâtre de Louvrais, Pontoise 

> Cortèges de Sasha J. Blondeau, Hélène Giannecchini et François Chaignaud sera présenté les 8 et 9 juin à la Philharmonie de Paris

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