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Le 17 juin 2020, une jeune femme observe les valises qui glissent sur un tapis roulant de l’aéroport de Lisbonne. Elle est blonde, la trentaine, des lunettes noires. Les agents de la PJ jettent un dernier coup d’œil aux photos du mandat d’arrêt européen qu’ils ont entre les mains, avant de lui passer les bracelets. C’est la fin d’une cavale, d’une enquête, et d’une arnaque qui passe par Londres, Singapour et Hong Kong pour terminer dans la cellule d’une prison portugaise. En toile de fond, le monde feutré des courtiers en art contemporain, ses gros chèques et ses messes basses, où se croisent des personnages : un négociant, des consultants, des collectionneurs, un détective, des complices. Une citrouille. Et « une marchande d’œuvres d’art suspectée de fraude », dira le communiqué de la police.

 

It-girl de l’art contemporain 

L’histoire commence à Tokyo, en 2012, dans un atelier ultrasécurisé de l’arrondissement de Shinjuku. C’est là que travaille la plasticienne japonaise Yayoi Kusama, l’artiste vivante la mieux vendue au monde, à deux pas de l’hôpital psychiatrique dans lequel elle a élu domicile depuis 1975. On libère d’un moule une large sculpture : c’est une courge jaune constellée de pois noirs. Une fois signée de la main de l’artiste, le légume en résine devient la Yellow Pumpkin (2012), un emblème de l’art contemporain. « C’est une œuvre iconique, comparable à un Warhol, et très convoitée », explique une art advisor parisienne réputée qui a toujours refusé de la négocier. « C’est un peu comme une planche à billets, impossible de dire combien ont été produites… » La Yayoi Kusama Incorporated – la société qui gère les affaires de l’artiste – refuse en effet de répondre à la question. Ce silence garantit un cours ascendant dans les salles de ventes : vendue pour 190 000 euros en 2007, elle partait à 650 000 en 2015, et plus d’un million en 2019. Quatre ans plus tard, lorsque Mathieu Ticolat, un marchand d’art français, est approché par une mystérieuse intermédiaire pour l’acquérir, il sait qu’il est sur un gros coup : la pièce est fameuse, et il connaît un riche collectionneur qui s’offrirait bien du Kusama. Son prix : 1,2 million d’euros.

Peu importent ces zones d’ombre, Mathieu Ticolat n’est pas un débutant. Installé à Hong Kong et bien connu du milieu, il a déjà eu entre les mains un chef-d’œuvre de Malevitch, une cathédrale de Monet, et d’autres icônes dont il ne parlera pas. Fin 2016, à Londres, il rencontre l’intermédiaire. Angela Gulbenkian est inconnue mais pas tout à fait anonyme dans le petit monde des courtiers en art : on ne porte pas par hasard le nom de l’un des plus célèbres philanthropes et collectionneurs au monde, le Portugais Calouste Gulbenkian. Angela est alors une jeune femme ambitieuse. Après des études et des petits business foireux à Londres, la jeune Allemande a fait de l’entrisme. « Elle était charmante, avait le don d’adopter les codes, comme Mr Ripley », raconte une art advisor qui l’a fréquentée. « Elle s’est présentée comme une vendeuse née, dont le nom permettrait d’ouvrir des portes », ajoute Florentine Rosemeyer. En février 2016, cette courtière de Munich s’associe à Angela pour monter Faps-Net Limited, une société de conseil en acquisition d’œuvres. « Elle n’avait aucune connaissance en expertise ou en histoire de l’art, mais elle apprenait vite, explique Mme Rosemeyer par e-mail. Je me suis dit qu’on serait complémentaires : elle pour les clients, et moi pour les pièces et leur évaluation. »

Angela Gulbenkian aime ce nouveau milieu, ses vedettes, ses paillettes. Les bulles de champagne et les dents si blanches. De foires en dîners, elle place quelques belles pièces et s’acoquine avec la fine fleur de l’art contemporain. On apprécie son nom, gage de confiance. Angela commence à briller. Surtout sur les réseaux sociaux où elle se brode un personnage sur mesure. Son profil LinkedIn la rêve « experte en art contemporain » et revendique « des milliers » de contrats. Sur Instagram, elle envoie des smileys à Gerhard Richter et pose avec Ai Weiwei. « Elle croyait avoir une influence dans ce milieu, être une it-girl de l’art contemporain, juge un avocat qui a eu affaire à elle. Mais tout ça, c’était du flan. » Du flan qui rapporte : un art advisor empoche en général autour de 20 % sur une vente – 10 à 15 % au-delà du million. Mais Angela veut plus.

 

 

« Je donne toujours la possibilité au détenteur d’une oeuvre volée de procéder discrètement. Mais parfois, il faut avoir recours à d’autres méthodes, c’est vrai... La justice est si lente »

- Christopher Marinello, détective privé

 

 

Petit négoce entre amis

La vente de la citrouille est un coup de billard à cinq bandes : le vendeur, un businessman suisse, mandate l’intermédiaire #1, la négociante Yasmina Sabrier, pour vendre l’œuvre. L’intermédiaire #2, Faps-Net, aka Angela Gulbenkian et Florentine Rosemeyer, est mis au courant et propose l’affaire à l’intermédiaire #3, Mathieu Ticolat, qui officie pour l’acheteur, un richissime asiatique. « Un bon professionnel ne fonctionne qu’avec un vendeur et un acheteur, donc trois personnes maximum, explique l’art advisor parisienne. Dans ce milieu, on achète des pièces à 400 millions sans passer par un notaire. Mais avant la transaction, il faut des garanties. » Pour toute garantie, Angela Gulbenkian envoie à Mathieu Ticolat une photo de la sculpture, entreposée à Genève, et laisse le charme agir. « J’ai fait confiance à son nom et je me suis fait avoir ! », fulmine le négociant, qui passe à l’anglais : « I’ll destroy this piece of shit ! » La jeune femme s’appelle en réalité Angela Maria Ischwang. Elle a épousé à la fin des années 2000 un certain Duarte Gulbenkian, parent éloigné du célèbre philanthrope, et profite depuis d’un patronyme qui impressionne ses interlocuteurs. Elle en abuse, même, se présentant comme conseillère de la prestigieuse Fondation Gulbenkian, dont elle utilise une fausse adresse mail. L’écran de fumée est parfait.

En mai 2017 à Hong Kong, Mathieu Ticolat vire 100 000 dollars sur le compte de l’intermédiaire #1, puis le reste — plus d’un million d’euros — sur celui d’Angela Gulbenkian à la HSBC de Munich. Et il attend que la citrouille arrive. Au même moment, Angela est à Lisbonne. Elle répond aux questions d’un journaliste de l’hebdomadaire économique Negócios, Wilson Ledo. Quand il s’agit d’art, « je suis accro. Vraiment obsédée », confesse celle qui dit collectionner depuis l’enfance et avoir « grandi dans le milieu ». En réalité, Angela est fille d’opticiens et personne ne peut citer une oeuvre aperçue chez elle. « Elle était du genre sûr de soi, mais j’ai aussi eu l’impression que ses mots étaient un peu trop parfaits pour être vrais », se souvient Wilson. Tout à coup, la voilà qui évoque la Yellow Pumpkin de Kusama. Elle la verrait bien ici, à Lisbonne, dans le jardin de la Fondation Gulbenkian. « Ce serait à couper le souffle. »

À Hong Kong, les mois passent. Mais la citrouille n’arrive pas. Angela Gulbenkian promet, prétexte un retard du côté du vendeur. Mais la citrouille n’arrive toujours pas. C’est l’automne et Mathieu Ticolat prend une décision : « Dans ce milieu, la honte est forte, certains auraient gardé l’affaire sous silence… Mais ma vie était détruite ! 1,2 million, vous vous rendez compte ? » Un matin de novembre 2017, le téléphone sonne chez Christopher Marinello. Le fondateur d’Art Recovery International décroche, et écoute une histoire qui va l’occuper pendant les trois années qui suivent. « J’ai vite compris que la sculpture ne serait jamais livrée, l’histoire était pleine de trous », raconte l’Italo- New-yorkais, fin limier habitué à ce genre d’embrouilles : Christopher est un chasseur d’œuvres, un avocat spécialisé dans la restitution de pièces disparues. L’arnaque à la citrouille tient sur un post-it : Angela a vendu une sculpture qu’elle n’avait pas et a filé avec l’argent. Mais où est la sculpture ? Et où est l’argent ? Christopher fait défiler son répertoire : des avocats, des experts, d’anciens flics, des mouchards. Il gratte, cherche un tuyau, lance ses filets. « Je donne toujours la possibilité au détenteur d’une œuvre volée de procéder discrètement­ », mais parfois, « ­il faut avoir recours à d’autres méthodes, c’est vrai… Il y a une part de dirty work. La justice est si lente… » Si ça marche, Christopher prendra «­ moins de 30% » sur la valeur de la citrouille. Début 2018, il dépose des plaintes à Hong Kong et à Londres.

 

Convoquée chez les juges britanniques, Angela Gulbenkian produit un faux certificat médical alors qu’on la voit au même moment parader dans des vernissages à l’autre bout du monde.

 

Un soufflé finit par retomber

Pendant ce temps, Angela mène grand train. Un appartement richement décoré dans une résidence chic de Londres, des vols en jet privé vers la Grèce ou la Sardaigne, du shopping. Sur son compte en banque, la police relèvera plus tard de grosses dépenses chez Harrods, une Rolex à 25 000 euros, de la lingerie fi ne, des sacs à main… Et 280 000 euros virés à sa mère et son époux. Son Instagram devient l’archive de ces excès. Puis, grisée et bluffée d’avoir réussi un coup aussi facile, Angela récidive. Elle tente de soutirer 650 000 euros à un courtier new-yorkais, qui se méfie et s’en tire bien­ ; achète des œuvres pour les négocier à plusieurs acheteurs à la fois­ ; et soulage même une amie de 50 000 livres. Tout en assurant à Mathieu Ticolat que la citrouille arrive bientôt. Le total des combines d’Angela Gulbenkian s’élève à plus de deux millions d’euros – « ­et il en reste à découvrir », d’après un enquêteur de la brigade londonienne du crime économique. Un tuyau remonte aux oreilles de Christopher ­: Angela bluffe, elle n’a plus la sculpture, vendue à un collectionneur fini 2017. Introuvable. Angela se planque aussi, mais Christopher la retrouve et lui propose de négocier. C’est la seule fois qu’il la rencontre, à Londres, en juillet 2018. Il se souvient d’une femme obstinée, dissimulée derrière des verres fumés et un avocat teigneux. M. Marinello a connu nombres de négociations compliquées, pour retrouver des antiquités arabes pillées lors de conflits récents ou des toiles de maîtres. En 2015, il avait dû arracher deux Matisse, volés par les nazis au collectionneur Paul Rosenberg, à un musée et un collectionneur récalcitrant. Après neuf heures de discussion, Angela accepte de rembourser le million.

Et elle disparaît à nouveau avec sa promesse. Christopher devient teigneux, lui aussi. Il met la pression sur ses proches et alerte la presse, de sorte à ruiner la e-réputation de la jeune femme­ : en tapant «­ Angela Gulbenkian­ » dans Google fin 2018, on trouvait désormais des informations gênantes. Les choses commencent à basculer, l’image de la jet-setteuse s’écorne. Certains refusent d’y croire­ : « Angela est une collectionneuse respectée. Elle a un musée et une fondation au Portugal ! », assure une courtière à l’agence Bloomberg. D’autres, plumés, contactent Christopher Marinello et passent à table. À ce moment-là, Angela est sur la brèche. Elle peut encore faire machine arrière. Renoncer à son personnage d’Instagram. Éviter de gros ennuis. Mais elle esquive, joue la fille de l’air. Convoquée chez des juges britanniques, elle produit un faux certificat médical alors qu’on la voit au même moment parader dans des vernissages à l’autre bout du monde. Elle s’offre aussi quelques derniers coups pour la route. En mars 2019, elle vend un Warhol (Queen Elizabeth II), livre le tirage (à un marchand londonien) mais garde l’argent (115 000 livres). «­ Angela a été incroyablement naïve de croire que ses mensonges ne seraient pas mis à jour­ », constate aujourd’hui Wilson Ledo, le journaliste qui l’avait rencontrée à Lisbonne. La naïveté, l’avarice ou l’envie­ : quel a été le principal péché d’Angela ­? L’orgueil peut-être. Le 17 juin 2020, lorsque la jeune femme est arrêtée à l’aéroport de Lisbonne, elle pensait y venir en villégiature, pourquoi pas négocier quelques pièces. Elle était à mille lieues d’imaginer qu’Interpol la pistait depuis six mois.

Le 8 décembre dernier, il fait encore nuit lorsque les policiers portugais réveillent Angela Gulbenkian dans sa cellule pour la transférer à Londres. C’est la première fois qu’elle voyage en classe éco depuis bien longtemps. Elle sait qu’elle risque sept ans. Mais face aux juges, enfermée dans une autre prison, celle de ses mensonges, Angela plaidera peut-être non coupable.

 

Guillaume Loiret

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