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Le lierre serre la vieille pierre comme un échafaudage. Un figuier a percé la muraille du château. Nous circulons de l’église aux maisons de maître, de l’auberge aux fermes modestes, toutes équitablement grignotées par le thym et l’absinthe sauvage. La commune du Vieux Noyers est abandonnée depuis plus de cent ans. Au Nord, hautes et brumeuses, les Alpes ; au Sud, arides, les plateaux de Provence. Le Jabron coule presque à sec dans le fond de la vallée. Un ermite s’est retapé une ruine près de la fontaine. Il y a aussi une femme qui habite une maison sur les hauteurs. « Giono le dit dans beaucoup de ses romans : quand il n’y a que deux habitants dans un village, ils se détestent ! » rigole Jean-Louis Carribou. Nous l’avons sollicité pour une randonnée littéraire : il en fait depuis presque trente ans. Aujourd’hui retraité, il a formé cinq guides à sa succession, car la demande est là. Le département des Alpes-de-Haute-Provence fait figure de précurseur dans un domaine encore émergent : le tourisme littéraire. Le volet « littéraire », ici, c’est exclusivement et intégralement Jean Giono, le fameux « voyageur immobile » de Manosque, dont l’œuvre arpente sans relâche cette terre ingrate qu’est la Haute-Provence, avec quelques percées vers les massifs de l’Est. Cinquante ans après sa mort, il est redevenu à la mode, comme le montrent ces banales données chiffrées : Le Hussard sur le Toit, qui relate une épidémie de choléra dans les années 1830, est en rupture de stock chez Gallimard ; il est l’écrivain français qui suscite le plus de thèses académiques, avec Proust et Duras ; l’association des Amis de Jean Giono est la plus importante du genre en France. Surtout, la production proto-écologiste de l’écrivain alimente – encore et à nouveau – les utopies vigoureuses d’une frange conséquente de la jeunesse, aux aspirations rurales, anticapitaliste, curieuse de son rapport au vivant. Un engouement renouvelé sur lequel capitalise l’année Giono 2020, rythmée par une série de manifestations institutionnelles et une campagne de communication sans précédent. En amont, 70 000 personnes se pressaient à l’exposition Giono organisée au MuCEM de Marseille l’hiver dernier. À la sortie du musée, le personnel de l’office du tourisme leur fourrait dans les mains des brochures touristiques, comme autant d’invitations au voyage « sur les traces de Giono ». Le public cible est jeune, se méfie du tourisme de masse, veut voyager en dehors des sentiers battus ; c’est comme ça que, quelques jours après ma visite au MuCEM, je partais moi aussi, brochures en main, arpenter la Haute-Provence. Pour passer le temps, j’écrivais au marqueur des « Jean Giono avec les Gilets Jaunes » sur les panneaux routiers de l’interminable zone commerciale à l’entrée de Manosque, usurpant à mon tour la parole politique de l’écrivain. Mais aurait-il été d’accord ?

 

 

La Provence identitaire

« Je le dis clairement : faire de Giono une figure de la Provence est une trahison, et de sa pensée, et de son œuvre. Nous combattons l’idée qu’il y a une Provence identitaire de Giono depuis des décennies. » Jacques Mény déambule dans les couloirs du Paraïs comme si c’était chez lui. Le président de l’Association des Amis de Jean Giono a installé ses bureaux dans la maison historique de l’écrivain. Adossé à la colline du Mont d’Or, un jardin en terrasses glisse vers les remparts de Manosque. Au fond du paysage, la Durance, ceinturée par l’autoroute et par la nationale, peine à traîner son cours sur de grands bancs sableux. Dans l’œuvre de Giono, c’est un fleuve indomptable ; aujourd’hui, c’est un triste filet détourné au service de 23 barrages et 33 centrales hydroélectriques. Sur la rive opposée, on devine les premières infrastructures d’ITER, le centre international de recherche en fusion nucléaire, vanté comme le plus grand projet de collaboration scientifique du monde. Jacques Mény, cinéaste, approche de la retraite. Il est élégamment vêtu dans des tons marrons. Sa légitimité à occuper les lieux est d’ordre savant : il sait vous dire en quelle année Giono a fait l’acquisition de tel ouvrage sur le brigandage au Second Empire, ou de tel dictionnaire franco-mandarin. Il était conseiller scientifique de l’exposition Giono au MuCEM. « Que tourisme et littérature puissent faire bon ménage est aujourd’hui admis. Mais ce que porte notre association, c’est l’écriture. » À ce titre, il a fait campagne, avec tous les spécialistes de l’œuvre, contre le label touristique « Destination Provence de Giono » souhaité par l’office de tourisme.

De son vivant, l’écrivain devait déjà s’accommoder d’un double malentendu : vu depuis Saint-Germain-des-Prés, c’est « un cul-terreux, un paysan et un écrivain de la terre, ce qu’il n’est pas » ; aux yeux des paysans manosquins, Giono est une anomalie, parce qu’écrire n’est pas un métier, et que par conséquent il ne travaille pas. Son malheur a sans doute été d’être trop toponymique. « L’attrait qu’exerce la Provence sur le public aura contribué à lancer son œuvre, analyse Jacques Mény. Après, le piège s’est refermé. » Giono aura tenté toute sa vie de s’extraire de l’ornière régionaliste. « D’ailleurs, il déteste tous les autres écrivains dits provençaux. Bosco ? Totalement insensible à Bosco. Daudet ? Déteste. Mistral ? Déteste. Non : le vrai lieu de Giono, c’est le désert. La steppe mongole a été son grand fantasme. » Mais Manosque avait senti le potentiel marchand de son « voyageur immobile ». Jacques Mény reconnaît qu’il y a « une volonté d’utiliser Giono. Son ami Pierre Magnan [écrivain de polars – ndlr] était d’une virulence sans borne à ce sujet. Il a refusé, par testament, que la ville de Manosque garde une trace de lui, alors qu’il y était né. Pas un bout d’impasse, pas une placette, rien. Parce que Manosque, c’était la ville de Giono ».

La Provence imaginaire

 La municipalité a racheté la maison de l’écrivain et subventionne le centre à son nom, abrité dans un immense hôtel particulier. Mais la véritable impulsion du tourisme Giono découle d’un arbitrage administratif décidé à Paris. En 2017, la loi NOTRe, poussée par François Hollande dans le sillage de la réforme des régions, transfère la compétence « tourisme » des villes aux agglomérations. Jean-Frédéric Gonthier se retrouve à la tête du tout nouvel office de tourisme communautaire de la DLVA, pour Durance Lubéron Verdon Agglomération, qui correspond à peu près au quart sud-ouest du département. « Touristiquement, c’est un territoire administratif qui n’est pas pertinent. On ne peut pas dire : venez en vacances en DLVA, constate-t-il. On dirait plutôt : “Pour lutter contre la constipation, prenez deux DLVA par jour”. » Le Lubéron est un repère de gentlemen farmers ; le Val Durance, un axe économique défiguré ; le Verdon, un lieu de villégiature. Ces territoires ont peu de choses en commun, si ce n’est qu’un écrivain les a tous arpentés, à une époque où il n’y avait ni lacs sur le Verdon, ni barrages sur la Durance. « Ce qui nous semblait incontournable dans la stratégie marketing, c’était d’avoir une signature autour de Jean Giono. On a regardé les couvertures de ses livres pour établir notre charte graphique. Très clairement, “la Provence imaginaire de Jean Giono” est un thème que nous avons prévu d’exploiter. » Il s’agit d’une part d’attirer toute la France gionophile, et d’autre part de créer des passerelles avec la population des cures thermales. À Gréoux-les-Bains, il y a toute l’année autant de curistes que d’habitants, qui « viennent trois semaines, avec deux heures de soins par jour, et consomment du tourisme, calcule Isabelle Desbets, de l’Agence de Développement du 04. Derrière, c’est de la taxe de séjour. C’est un enjeu économique. »

Dans la brochure intitulée « Destination Haute-Provence : voyage au pays de Jean Giono », produite par l’office de tourisme, l’écrivain fait agilement le pont entre les champs de lavande du plateau de Valensole et le centre d’astronomie de Saint-Michel-L’observatoire, gigantesque télescope pointé sur le ciel le plus pur d’Europe. Le créateur de la marque de cosmétiques L’Occitane en Provence écrit : « Si je n’avais pas lu Giono, je n’aurais jamais distillé des plantes. » De l’agriculture à l’industrie, l’écrivain coule comme du ciment sur toutes les abrasions du paysage et fige les contours d’une identité nouvelle. Giono est le clerc du pays, annotant des plateaux, détourant les collines, archivant les couleurs. Mais comment « mettre en tourisme » un territoire dont les marqueurs sont aussi immatériels que la lumière, les odeurs et la littérature ? « On imaginait faire ce qu’avait fait Peter Mayle pour le Lubéron [auteur du best-seller Une Année en Provence – ndlr], explique Jean-Frédéric Gonthier. On s’était dit : on prend un jeune écrivain chinois. On le fait venir ici. Il passe un mois, deux mois, et il écrit un livre sur les terres de Giono. Touristiquement, ça peut avoir de vrais impacts. »

 

La Provence perdue

Cependant, Giono, randonneur sans boussole, ne s’arrête pas aux frontières administratives de la DLVA. De Marseille à l’Italie, il n’y a guère un village qui ne reçoive au moins une mention dans ses 40 ouvrages : l’héritage de l’écrivain nourrit très littéralement des querelles de clochers. La géographie gionienne se déploie sur un territoire en mal de cohérence identitaire, avec, comme dans Regain, des plateaux de 40 km de large sans âme qui vive, ponctués de villages entièrement abandonnés. Les Alpes-de-Haute-Provence est le département le moins densément peuplé de France, après la Lozère et la Creuse. Digne-les-Bains, le chef-lieu, plafonne à 16 000 habitants. « Tous les habitants ont été mangés par Marseille », notait Giono il y a presque un siècle. Pour raconter son territoire, le service communication du département a aussi eu recours à l’écrivain, reconverti en curé pour l’occasion : c’est « le mariage des Alpes et de la Provence célébré par Giono ». Antoine Marsac, maître de conférences à l’Université de Bourgogne, remarque que « les bassins versants des torrents évoqués dans l’œuvre de Giono, tel l’Ubaye, ont participé à délimiter des contours du territoire au moment où le département s’est constitué en entité administrative. Par conséquent, l’intérêt – et l’enjeu– pour le département est de se positionner comme un précurseur en matière de tourisme littéraire.­ »

«­ Mettre en tourisme­ » les Alpes-de-Haute-Provence implique un trajet, un basculement, de l’un vers l’autre. Les randonnées littéraires apparaissent naturellement comme un vecteur majeur de ce nouveau tourisme. Et Giono draine dans son sillage une certaine expression mélancolique de la ruralité, des paysans solides, des bergers transhumant à pied des plateaux aux estives, de la Provence aux Alpes. Dans les années 1930 déjà, à l’initiative de l’écrivain, une foule bigarrée de pacifistes et de libertaires affluait chaque été sur les pentes de la montagne de Lure, au lieu-dit du Contadour, pour «­marcher un livre à la main­ ». Excédés par la fréquentation, les propriétaires des sentiers qui mènent au Contadour en ont depuis interdit l’accès. Le centre Jean Giono propose tout l’été des randonnées thématiques dont l’auteur est le cœur et le contour, le boire et le manger. Pendant six heures, nous marchons à la lisière des champs cultivés, nous traversons des forêts, en quête de cette fameuse «­Provence imaginaire­ ». Notre guide ouvre des sentiers avec un sécateur­ ; il désigne tel arbre et nous lit des extraits de l’œuvre. La Provence qui nous habite, celle que nous cherchons, est en fait une­ «­ Provence perdue­ », et de longue date. Les paysages auxquels nous nous confrontons ne ressemblent pas à ceux que l’écrivain décrit, mais il faut faire peu de cas de cette dissonance cognitive ­: « Les randonnées littéraires deviennent des renvois à la transhumance en un récit ponctué par le drame de l’exode rural et la nostalgie collective de la terre, constate Antoine Marsac. Les parties prenantes considèrent que ce patrimoine participe d’une compréhension des spécificités du département. ­»

 

La Provence gourmande

« La Provence de mon père, il faut la chercher, parce qu’elle n’existe pas sur le terrain. On part seul dans la montagne et on la cherche. Il aurait fallu la “Provence perdue” de Giono, ça, ça m’aurait plu. » Sylvie Giono nous reçoit dans sa maison de Manosque, un dimanche après-midi, sur la fin de notre séjour. Toute la semaine, elle était mobilisée sur un shooting photo avec Point de Vue, le magazine «­ des familles royales, du gotha et des peoples d’exception ». C’est dire si l’engouement pour son père brasse large. À 83 ans, Sylvie est « la vestale, la gardienne » de la mémoire gionienne. Dans son jardin, elle fait tailler les arbres de façon à occulter la Durance et sa zone commerciale du paysage. « ­À Manosque, à part mon père, il n’y a rien à voir ! ». Sylvie écrit des préfaces, siège dans des jurys littéraires, et a notamment signé un livre de recettes intitulé La Provence Gourmande de Jean Giono. Étant l’héritière et l’ayant-droit légitime de la «­ marque Giono ­», elle tranche les nombreux litiges qu’on lui soumet­ : la « ­Destination Provence de Giono­ » voulue par l’office de tourisme, c’est d’accord­ ; le miel Giono, c’est non. Dans la région de Manosque, la phrase « Sylvie Giono a donné son accord » a valeur de sésame. On s’écharpe pour se l’entendre dire. Le droit du sang est-il valide en littérature­ ? En Haute- Provence, les gestionnaires de la mémoire gionienne sont nombreux – le département, l’agglomération, l’association des amis de Jean Giono, sa fille – et l’héritage qu’ils se disputent est, d’une certaine manière, anachronique. Dans ses romans, l’auteur exalte une civilisation paysanne déjà crépusculaire. Mais reste un enjeu, aussi brûlant aujourd’hui que dans les années 1930, qui explose le petit jeu des héritages et auquel tout lecteur de Giono apporte sa réponse­ : quelle est la couleur politique de la terre­ ? L’œuvre de Giono, qui avant-guerre enthousiasmait la jeunesse révoltée, a ensuite été tournée en propagande par le régime de Vichy. 70 ans plus tard, à l’aune du «­monde d’après­ », elle rejoue toujours la même confrontation, met en garde contre les mêmes écueils­ : le retour au local, au bio, à la terre, au vivant, peut se faire par la gauche comme il peut se faire par la droite. Il y a des tomates fascistes et des tomates pour l’abolition des prisons. C’est cela que nous dit l’engouement autour Giono, et c’est sans doute pour cela qu’il faut relire ses romans­ : tout le monde veut des tomates anciennes, mais assurons-nous qu’elles ne soient pas réactionnaires.

 

 

Texte : Émile Poivet, dans les Alpes-de-Haute-Provence

Photographie : Félix Colardelle, pour Mouvement

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