En sortant de la forêt, un champ s'étale sur plusieurs kilomètres. C’est lui qui fera office de scène. Le plateau n’est ni celui d’un théâtre ni celui de Grémone en Haute-Provence où se tient le grand récit champêtre de Jean Giono, Que ma joie demeure, mais c’est ici que Clara Hédouin et les siens vont le déployer. En plein soleil, le public tient en équilibre sur des sièges de camping, le chant des oiseaux en prélude. Au loin, des silhouettes apparaissent puis se rapprochent. Les voix des six comédien.nes emplissent le terrain agricole tout juste fauché. L’enjeu est posé : la détresse de celles et ceux qui labourent, sèment, moissonnent. Celles et ceux qui n’ont pas le choix et subissent l’industrialisation de plein fouet.
Giono préfigurait donc en 1935 la misère paysanne d’aujourd’hui. Dans le hameau agricole qu’il dépeint, la tristesse ronge : les protagonistes la vivent comme une « lèpre du travail ». C’était sans compter sur le mystérieux Bobi qui va tenter de leur montrer que la joie est à portée de main, là, dans ce qui les entoure. Il répare leurs corps, plante des fleurs sans volonté de rendement, rameute les animaux sauvages pour les faire vivre en liberté. Sa naïveté, son énergie, inspirent à la communauté une quête de vie meilleure. Cet objectif maintenant fixé, la marche collective débute vraiment.
Pour faire vivre ce récit d’antan, Clara Hédouin, metteuse en scène du collectif, opte pour l’expérience immersive : elle le fait ressentir au public. Sur une journée en plein air, dix tableaux du roman se succèdent, entrecoupés par des moments de randonnées d’un point à l'autre. Ces ellipses à travers champs et forêts rendent compte qu’ici, la nature n’est pas qu’un un décor : c’est un personnage à part entière sur lequel on ne prend jamais le dessus. Les comédien.es s’adaptent et composent avec ces forces vivantes que sont le terrain, la météo, les insectes. Quitte à jouer contre le vent s’il le faut, des paroles se perdent mais qu’importe. L’enjeu n’est pas dans la réplique du texte : la troupe s’en éloigne même le temps de quelques impros – des ruptures bienvenues avec le lyrisme parfois désuet de la langue de Giono.
À deux reprises, des témoignages contemporains d’agriculteur.ices et éleveur.ses sont diffusés. Si le texte de Giono offre un panorama déjà exhaustif sur la condition paysanne, ces inserts l’actualisent : le travail de la terre n’a pas été épargné par l’ubérisation générale, et les suicides abondent parmi les agriculteurs. Un détour documentaire qui nourrit la trame principale du spectacle et notre parcours de marche avec.
Mais malgré les coups de fusils, les catastrophes naturelles qui gâchent les récoltes ou l’échec de l’utopie collective dans le travail agricole, l’ode au vivant de Jean Giono surnage dans la polyphonie du texte comme dans l’expérience théâtrale proposée. L'optimisme domine même lorsque Bobi affirme qu’ « une seule joie, et le monde vaut encore la peine ». La résilience pointe aussi dans Ain’t Got No - I Got Life, classique de l’icône militante Nina Simone sur laquelle les comédien.nes dansent à l’avant-dernier tableau. Après de longues heures de marche, l’espoir, la résistance grouillent encore dans nos jambes – mais combien de temps celles-là tiendront-elle ?
Que ma joie demeure de Clara Hédouin a été présenté à Nanterre-Amandiers les 29 et 30 juin
--> les 6 et 7 juillet à la Ferme du Buisson, Noisiel
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