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Réécoutez-vous parfois vos anciennes compositions ?

Jamais ! Lorsque l’enregistrement d’un disque est achevé, je ne le réécoute plus. Je passe à autre chose. Sauf si je dois vérifier le master pour une réédition. La seule chose qui me surprend parfois, c’est de me rendre compte à quel point j’étais jeune au moment où j’ai composé mes premières pièces, et je n’ai pas vraiment changé. Je me souviens comme si c’était hier de la première fois où j’ai mis les pieds au GRM [Groupe de Recherches Musicales associé à l'institut national de l'audiovisuel – Ndlr], je n’avais même pas 25 ans. Bernard Parmegiani et Ivo Malec, deux de mes idoles, étaient là en personne. J’étais très impressionné. Pour moi, c’était comme si je rencontrais des rock stars !


Vous semblez avoir été particulièrement prolifique pendant la période de confinement. 

J’en ai surtout profité pour prendre des cours de maths en ligne, car pour programmer en DSP [Digital Signal Processing : processeur de signal numérique – Ndlr], une certaine maîtrise des maths est nécessaire. C’est un processus symbiotique, l’un te renvoie toujours à l’autre. C’est un procédé d’organisation efficace ! J’en ai depuis longtemps assimilé les rudiments, mais je voulais maîtriser le processus de A à Z pour élargir mon point de vue et aller plus loin. Ça fait plus de vingt ans que j’utilise presque exclusivement le logiciel de programmation KYMA : tu peux produire de la musique rien qu’en tapant des formules de maths.

 

Votre Bandcamp Steamroom fonctionne donc un peu comme un journal sonore.

Ce n’était pas conçu comme tel, mais ça a fini par le devenir car ces trois dernières années, je passe le plus clair de mon temps à enregistrer en studio. Ça reflète donc mes expériences sonores au jour le jour, comme un compte-rendu de ce que j’expérimente. Mais je ne mets en ligne qu’entre 2 % et 5 % de l’ensemble de mes enregistrements, tout le reste est mis de côté sur un disque dur. C’est amplement suffisant.


Quel rapport entretenez-vous avec la musique pop actuelle ?

Aucun ! En prenant le taxi hier pour venir de l’aéroport, je me rendais compte que je ne reconnaissais aucune des chansons qui passaient à la radio. Jusqu’à ce que j’entende Cher et sa voix filtrée par un autotune. Quelque part, ça m’a rassuré. Cher est encore populaire en Europe ! Mais bon sang, quelle chanson affreuse. Le problème avec l’autotune, c’est que lorsque la voix change de ton, l’effet ne s’ajuste pas instantanément, ce qui pourrait éventuellement créer un résultat digne d’intérêt. Avant, on cherchait à gommer cette robotisation pour donner l’impression que c’était naturel, alors que maintenant on cherche au contraire à en renforcer l’artificialité. Ce qui me semble curieux et totalement inintéressant en termes de rendu musical. Depuis que j’ai déménagé au Japon, je ne suis plus du tout impliqué dans l’industrie musicale. Je veux seulement faire ce dont j’ai envie et qui n’implique personne d’autre que moi-même.


Vous continuez pourtant à produire d’autres musiciens.

Je m’occupe surtout du mixage des disques d’Eiko [Eiko Ishibashi, sa compagne est une chanteuse, percussionniste et pianiste – Ndlr] et de quelques amis japonais, mais c’est à peu près tout. Le dernier album qu’elle a enregistré [For Mc Coy, sorti sur le label Black Truffle, –Ndlr] possède d’ailleurs les mêmes caractéristiques que mes propres compositions, avec énormément de dynamiques. Le problème, c’est que je ne peux pas savoir de quelle manière les gens l’écoutent chez eux et c’est difficile de saisir quel public elle touche et comment sa musique est perçue. Je fais partie de cette génération qui achetait et écoutait attentivement les nouveaux disques des artistes qu’elle admirait. Alors qu’aujourd’hui, je n’ai pas la moindre idée du rôle que joue la musique ou toute autre forme artistique dans la vie des gens, de plus en plus greffés à leur smartphone.


Qu’est-ce que ce genre de technologie fait au corps selon vous ? 

Les circuits du cerveau se modifient en fonction de cette expérience et de l’évolution de cette expérience. Quand tu as tous ces numéros enregistrés dans ton téléphone par exemple, ton cerveau ne les enregistre plus de lui-même, car il n’en a plus besoin. La mémoire devient par conséquent de plus en plus déficiente. L’information a remplacé l’expérience. C’est marrant que vous mentionniez ça, car ça recoupe mes recherches autour de la composition de ma pièce pour l’ONCEIM et l’INA-GRM. Il existe tout un champ de recherche scientifique nommé Artificial Life qui était important dans les années 1980 et qui s’est fait supplanter par l’intelligence artificielle. Je suis fasciné par l’Artificial Life, qui tente de reproduire artificiellement des phénomènes biologiques. La plupart des partitions que j’ai écrites depuis deux ans et qui reposent sur des bases mathématiques proviennent de ce champ de recherches, diamétralement opposé à l’intelligence artificielle et au Deep Learning. La plupart des écrits des mathématiciens John von Neumann et Norbert Wiener tournent autour de cela, la cybernétique et la machine de Turing. C’est un vaste sujet, il existe un ouvrage génial de Steven Levy nommé Artificial Life qui en retrace les différentes phases des années 1950 aux années 1980 et que je recommande vivement.


Pouvez-vous en expliquer les principes de base ?

L’idée n’est pas que les machines apprennent mais que les machines évoluent de façon à se reproduire par elles-mêmes. C’était une idée très répandue à l’époque, qui a inspiré John Conway pour créer en 1970 le « jeu de la vie »  [un automate cellulaire – Ndlr]. Contrairement à l’intelligence artificielle qui apprend par l’information, l’Artificial Life apprend par la reproduction. C’est bien plus logique pour moi en termes de création. Les recherches sur l’IA ont débouché sur le MIR (Music Information Retrieval) : une communauté de chercheurs en disciplines scientifiques et neurosciences qui ont développé des applications comme Shazam ou Last.fm. J’ai voulu étudier les composantes qui déterminent le MIR, non pas parce que j’ai été intéressé par le MIR, mais parce que je cherche à comprendre comment ces technologies fonctionnent, car l’avenir qu’elles nous réservent est horrible ! Je me suis donc intéressé de nouveau à l’Artificial Life, qui est philosophiquement opposé. J’essaye d’utiliser ces outils-là pour développer autre chose, aller dans d’autres directions. Je ne dis pas que c’est satisfaisant en soi d’apprendre les maths, mais d’un point de vue philosophique, j’aime l’idée que ces différents centres d’intérêt convergent dans une forme musicale, que les maths et la composition musicale s’entraident mutuellement.


Vous servez-vous des mathématiques dans le processus de composition ?

Non, je les considère davantage comme un outil. Je ne suis pas aussi dogmatique qu’ont pu l’être certains grands compositeurs, en particulier à la fin des années 1960 et au début des années 1970, où le processus de transposition d’un concept mathématique en objet musical était pratique courante. À tel point que les premières partitions de Iannis Xenakis par exemple ne tiennent pas compte des limites des instruments, qui sont parfois dans l’impossibilité d’atteindre de pareilles hauteurs de ton.


Avez-vous laissé une part de flexibilité aux musiciens dans leur interprétation ? 

Davantage que ce qu’ils pensaient ! Certains des musiciens de l’ONCEM ont une formation classique très rigoureuse tout en étant motivés pour jouer des pièces contemporaines, d’autres sont de bons musiciens classiques tout en excellant dans l’improvisation, d’autres sont avant tout des improvisateurs capables de déchiffrer parfaitement une partition. Tu fais face à toutes sortes de combinaisons, ce qui est une bonne chose, mais toute la difficulté est d’expliquer tes intentions et ce qui doit ressortir de l’ensemble. Cela fait immédiatement écho à l’expérience de certains tandis que d’autres ne pigent pas du tout de quoi tu parles. D’habitude, ce type de composition est écrite pour un orchestre et les parties pour bandes sont complémentaires et viennent s’ajouter par la suite. Or, la mienne s’appuie sur la partie pour bandes que j’ai enregistrée au préalable et les musiciens doivent s’y immerger, monter le volume de la partie électronique pour se fondre à l’intérieur. Il y a toutes sortes de rythmes et de sons auxquels ils doivent se référer et avec lesquels ils doivent interagir. J’aurais sans doute dû être plus clair au préalable dans mes instructions : n’oubliez pas de monter le volume ! La compréhension de la forme était plus importante que l’exactitude de l’exécution.


De grands compositeurs d’avant-garde comme Cornelius Cardew ou John Cage donnaient des indications strictes de jeu sur leur partition, tout en laissant une certaine liberté d’interprétation à l’intérieur de ces contraintes. 

Le paradoxe avec les partitions « ouvertes » de John Cage, que j’ai souvent interprétées à l’époque où je travaillais avec la Merce Cunningham Dance Company, c’est qu’elles donnent une impression de liberté à l’interprète alors qu’il n’y en a absolument aucune. Ses Number Pieces qu’il a composées à la fin de sa vie sont absolument fascinantes parce qu’au départ, tu te dis : ok, il y a seulement cinq sons et je dois juste respecter les intervalles. Et puis, tu examines la partition de plus près et tu t’aperçois que les intervalles se chevauchent et que c’est bien plus complexe à jouer que ça n’en a l’air. Je trouve remarquable un tel processus d’apprentissage et de réflexion autour de la partition, mais cela nécessite néanmoins une très grande discipline.

 

Aimeriez-vous composer des bandes originales de films ?

Pas tant que ça, non. Eiko compose beaucoup plus de musiques de films que moi, c’est elle qui a composé la musique de Drive my car, par exemple. C’est une tâche difficile de composer la musique d’un film car tu dois répondre à un cahier des charges, respecter les contraintes du réalisateur et de la production. Je ne suis pas nécessairement la bonne personne pour ça. Sauf s'il s'agit d’une véritable collaboration artistique. Pour Grizzly Man de Werner Herzog, j’ai littéralement été enfermé deux jours en studio, c’était une expérience géniale mais ce n’était pas vraiment un travail de musique de film à proprement parler. J’adorerais par contre composer la musique d’un film de genre, surtout un film de science-fiction. Car c’est déjà un peu à ça que s’apparente mon activité quotidienne en studio : faire de la musique de science-fiction !


Votre musique possède une certaine qualité cinématographique, c’est une sorte de « cinéma pour l’oreille ».

Dans ma jeunesse, j’étais un grand fan de Nicolas Roeg et de Jean-Luc Godard, dont les films et les écrits m’ont fait réfléchir à la façon d’aborder le temps et la structure. Les idées et les impressions que j’en ai retiré ont eu un impact énorme sur moi, davantage encore que des formes musicales que je connaissais par cœur à force de les avoir étudiées. Je n’ai jamais cherché à retranscrire des idées cinématographiques en musique, mais ce que j’ai appris du cinéma a déteint sur ma façon d’envisager la musique. J’ai trouvé une sorte de synthèse des deux à travers la musique de Luc Ferrari. À vrai dire, la musique est la dernière chose qui m’intéresse dans un film ! Je suis davantage inspiré par le montage. Le rythme. La signification du son. La place du son. Même quand je produis un disque de pop pour d’autres musiciens, c’est un peu comme si je mettais en scène la façon dont les musiciens vont jouer. Tout doit être bien agencé, chaque élément doit être à sa place et intervenir au bon moment. Comme un réalisateur qui se dit : on n’a pas besoin de ce personnage-là à ce moment-là, il entre en scène plus tard…


Quels films vous ont le plus marqué ?

J’ai toujours eu un faible pour le cinéma américain des années 1960-70. Le réalisateur Robert Downey Sr a eu une énorme influence sur moi, il est moins célèbre que son fils mais c’est un véritable génie. Son film le plus connu s’appelle Putney Swope, c’est un film culte aux États-Unis. Je suis surtout fan de Greaser’s Palace ! J’ai eu la chance inouïe de le voir en salle au début des années 1980. À cette époque, un film réalisé dix ans auparavant semblait encore relativement récent. Et tu pouvais voir annoncé dans un magazine mainstream le dernier film de Rainer Werner Fassbinder, ce qui est complètement inimaginable aujourd’hui. Les films d’auteur étaient en quelque sorte “populaires”, ils n’étaient pas marginalisés. J’ai eu la chance de grandir à Chicago, où il y avait un cinéma d’art et essai nommé The Music Box qui m’a donné l’opportunité de voir des films de Werner Herzog ou de William Friedkin. Il y avait deux films au même programme qui changeaient quotidiennement. On pouvait aller voir par exemple Sorcerer et French Connection le lundi, et Female Trouble et Pink Flamingos le mardi. Et quand tu allais dans une boutique de disques pop, tu pouvais voir par exemple un poster pour le nouvel album de Frank Zappa à côté d’un poster-promo du nouveau Bob Dylan. Ce type de musique paraissait normale, elle n’était pas considérée comme bizarre ou underground. Je suis content d’être né juste assez tôt pour connaître les derniers éclats de cette culture. Aujourd’hui, tout cela est terminé.


On vous sent très loin de l’ego trip. 

Mes parents me disaient toujours : la seule chose qui compte, c’est le travail. Et ils avaient raison. Ma propre image n’a aucun intérêt. Ce n’est pas parce que je cherche à mettre de côté mon ego ou quoi que ce soit. Je n’aime pas m’exposer, je déteste me mettre en avant. Je pense que c’est lié à mon éducation catholique irlandaise, qui privilégiait le travail et rien d’autre. La seule chose qui m’importe, c’est la musique. Moi, je pourrais très bien m’effacer, disparaître derrière. On devrait toujours pouvoir s’effacer derrière son œuvre. C’est tout ce que je m’efforce de faire. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai énormément d’admiration et de respect pour Autechre, pour leur rigueur et leur intégrité. Tout autant que pour Peter Rehberg, dont la disparition est une perte énorme pour la musique actuelle. Son décès m’a beaucoup ébranlé, il laisse un grand vide derrière lui.


Envisagez-vous de retourner un jour aux États-Unis ?

Jamais de la vie ! Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ? C’est un pays horrible, il n’y a pas une semaine sans fusillade de masse. Je n’ai plus aucun lien avec cette culture.

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