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« C’est toujours pareil quand on est un artiste noir, il faut être africain ! » Précédé en Martinique par sa réputation de plasticien « avant-gardiste », Raymond Médélice hausse les épaules : il ne se soumettra pas aux carcans établis. Au volant de sa vieille voiture, qui serpente loin des côtes jusqu’à la maison-atelier construite de ses propres mains au sommet des mornes, il décrit mi-amusé mi-exaspéré l’exposition qu’une institution parisienne avait consacrée en 2009 aux artistes créoles, pour la plupart expatriés dans les grandes capitales : « Sur tous les murs, il y avait des textes de Patrick Chamoiseau [écrivain martiniquais tutélaire du mouvement de la créolité qui a reçu le prix Goncourt en 1992 – ndlr], la recette du boudin et du ti-punch. La commissaire de l’exposition est venue me voir carrément habillée à l’africaine pour me proposer d’y participer ! » Pas de chance pour la directrice artistique : ce lecteur assidu de journaux et d’archives ne s’intéresse à l’histoire que pour en éclairer les résurgences secrètes. Ses œuvres aux perspectives chaotiques explorent les ressorts actuels du système médiatico-judiciaire à travers la figure de Gilles de Rais (le Marc Dutroux médiéval), la guerre du Golfe par le prisme des accords de Munich ou encore les prémices d’une Troisième Guerre mondiale.

 

Tutelle identitaire

 Quand ce Parisien, né de parents martiniquais, s’installe sur l’île à la fin des années 1970, la scène artistique locale se structure autour de la figure d’Aimé Césaire, le poète fondateur du concept de la négritude. Dans le paysage ocre de ce que Raymond Médélice qualifie de « nouvel exotisme à l’africaine », les toiles aux couleurs vives voire fluo qu’il réalise au couteau, par petites griffures successives, détonent. Et ce, dès sa première participation à une exposition collective : « Les autres peignaient des esclaves avec des chaînes ; moi, j’ai présenté un dessin de sept mètres de long intitulé Dispute de gouines après la baise. Ils m’ont demandé de l’enlever. » C’était il y a presque trente ans. Raymond Médélice en ricane encore. Ces compositions inspirées des méthodes de la communication pourraient décontenancer de nombreux critiques métropolitains qui n’ont dorénavant que le concept de créolité à la bouche quand il s’agit de commenter le travail d’un artiste antillais. « Mais comment parler de quelque chose que l’on ne connaît pas ? L’identité a été ravagée ici, balaie le peintre. La façon dont la mémoire de l’esclavage est transmise est déjà complètement biaisée ! Il y a des artistes créoles qui travaillent à Paris et n’en parlent jamais, d’autres en rajoutent parce que c’est vendeur. » Un rapide coup d’œil sur Fort-de- France, le chef-lieu de la Martinique, permet de sentir le malaise : le nom et le portrait d’Aimé Césaire, qui est resté plus de cinquante ans à la tête de la mairie, est un label que l’on colle un peu partout ; les artères portent les noms des « grands hommes de la patrie des droits de l’homme », de Victor Hugo à Charles de Gaulle ; et sur la place principale trône une statue de l’impératrice Joséphine, dont le mari rétablit l’esclavage sur le territoire après la Révolution. « Moi, je ne veux pas instrumentaliser ma peinture, je ne prêche rien. Je suis engagé mais pour personne. Pourquoi un Antillais n’aurait pas le droit d’être simplement artiste ? »

 

 

 « On a tous besoin d’argent : si quelqu’un offre 10 000 euros pour réaliser une production sur l’esclavage, on saute sur l’occasion »

 

 

« Moi, avant mes ancêtres »

Sur la carte des scènes de l’art contemporain, l’île reste coincée dans un angle mort : « Dans un pays comme Cuba ou Haïti, il y a peut-être un intérêt à revendiquer des spécificités caribéennes. Mais ici, on est dans un territoire français, on sera toujours considérés comme privilégiés. » À 28 ans, Arthur Francietta est revenu s’installer en Martinique après des études de graphisme à l’école Estienne à Paris puis à l’Atelier national de recherche typographique à Nancy. « J’ai découvert Édouard Glissant [théoricien de la créolité – ndlr] pendant ma formation et je ne me suis pas senti très concerné, confie-t-il. Ce n’est pas à travers lui que je me suis construit en tant qu’artiste. Je veux faire valoir mes propres savoir-faire avant ceux de mes ancêtres. » Mais, sur place, il n’existe pas de structure publique dédiée à la diffusion de la création locale, encore moins émergente. Le Fonds régional d’art contemporain créé en 1982 à Fort-de-France a rapidement été torpillé. Depuis, la mairie, en conflit avec la collectivité territoriale, freine la construction d’un musée d’art contemporain. « Il n’y a pas de véritable commissariat d’exposition, c’est plutôt du copinage. Il n’y a pas non plus de magazine d’art. Tout ça semble hyper lointain, on se dit juste que ce n’est pas pour nous », regrette le jeune artiste. Malgré le désarroi ambiant, les forces vives et créatives ne manquent pas, il en est convaincu et foisonne d’idées pour les mobiliser et les mutualiser : il termine à peine la mise en ligne d’un index des lieux culturels locaux qu’il pense déjà à prendre d’assaut les panneaux publicitaires de la ville, créer des temps forts transdisciplinaires dans les rues ou encore une coopérative d’artistes. « De manière générale, les Martiniquais s’intéressent peu à la culture, admet-il. Je veux leur montrer qu’une œuvre d’art visuelle peut être autre chose qu’une peinture sur une toile ou de la décoration. » C’est d’ailleurs en revenant vivre ici qu’Arthur Francietta a ressenti le besoin de confronter ses compétences en design typographique à la matière, dans une démarche plasticienne. En parallèle, il continue la recherche de pointe en graphisme en collaborant avec l’université de Berkeley en Californie autour du codage des systèmes d’écritures minoritaires.

 

 

Le complexe de la métropole

La Martinique a néanmoins l’avantage d’accueillir la seule école supérieure d’art de toutes les Antilles françaises. Comme de nombreux étudiants du Campus caribéen des arts, Brice Lautric est resté sur l’île après l’obtention de son diplôme, pour lequel il a quitté sa Guadeloupe natale. « Pour moi, c’est une responsabilité de travailler sur mon territoire. Il faut être conscient de la richesse que l’on a ici, sinon d’autres agiront à notre place », soutient le jeune homme qui explore le pliage et la sérigraphie sur feuille de métal. Dans ses installations parfois monumentales, le paysage antillais, encore soumis aux représentations exotiques, devient le signe d’une angoisse existentielle. Comme beaucoup de sa génération, il ne se préoccupe pas de savoir s’il faut se définir comme artiste caribéen ou français. « Cela dit, on a tous besoin d’argent. Si quelqu’un offre 10 000 euros pour réaliser une production sur le thème de l’esclavage, on saute sur l’occasion. Si on ne veut pas être obligés de travailler sur une thématique sous prétexte qu’on est antillais, et avoir quand même accès à des centres d’art, il faut que les artistes d’ici en créent. » En attendant, le trentenaire « job » dans la restauration rapide et vit en studio dans une résidence étudiante. Ce qui ne lui laisse quasiment plus le temps ni l’espace de se consacrer à la création. À l’école d’art, le nouveau directeur, Audry Liseron-Monfils, sent le vent tourner, en particulier chez les étudiants de première année : « Ils sont déterminés à faire valoir leur travail et remettent en question l’exposition comme unique espace de validation de la création. Maintenant, il faut qu’ils ouvrent leur regard au-delà du territoire et se décomplexent vis-à-vis de la métropole, vécue comme la référence en matière de savoir. Ceux qui invoquent Césaire, Fanon, Glissant ou Chamoiseau comme référence sont ceux qui ont étudié ailleurs. »

 

« Pourquoi un Antillais n’aurait pas le droit d’être simplement artiste ? »

 

 

« On n'est pas là pour décorer les murs »

Il faut s’enfoncer dans Fort-de-France pour découvrir le premier lieu de l’île dédié à la production et à la diffusion. La Coursive a ouvert ses portes en mars dernier dans l’une des bâtisses de bois et de béton du centre-ville, rongées par l’air de la mer des Caraïbes. Soutenue par la Direction des affaires culturelles, c’est l’association La Station Culturelle qui en est à l’initiative : « Dans son fonctionnement, La Coursive incarne la préfiguration d’un véritable centre d’art, axé sur des pratiques transdisciplinaires et plus expérimentales, explique Éléna Arnoux, la présidente. On veut proposer un tremplin aux artistes pour les inciter à s’investir sur le territoire. » Sur le pas de la porte, Philippe, cofondateur en 2012 du collectif Chien Fer qui expose actuellement à La Coursive, annonce sans détour : « Un artiste qui a besoin de citer Césaire ou Glissant, c’est qu’il n’a rien d'autre à dire. Nous, on n’est pas là pour décorer les murs, on traite de problèmes contemporains liés à la Martinique mais qui ont une portée universelle. Ici, on les rencontre souvent avant qu’ils ne touchent l’Europe. » Chien Fer ne se définit pas comme un collectif d’« artistes caribéens » mais plutôt comme une organisation pirate, à l’image de leur roman graphique transmédia qui évoque à travers les déambulations d’un personnage, la pollution massive des algues sargasses ou encore le scandale sanitaire du chlordécone. Des sujets difficilement abordables sur une île dont l’économie est contrôlée par une poignée de familles békés – les Martiniquais blancs, descendants directs des premiers colons. Ils représentent environ 1 % de la population sur un territoire où 32 % vit en dessous du seuil de pauvreté (contre une moyenne nationale de 14 % en 2016). Philippe résume : « On appartient toujours aux békés : ils possèdent le foncier, l’agro-alimentaire, les commerces, le patrimoine… ils gèrent même la mémoire – puisqu’ils possèdent les fonds d’archives. On est le seul territoire en France où il y a encore un système colonial qui repose sur le sang. » Pendant la Révolution française, les propriétaires esclavagistes de Martinique, alors sous domination britannique, ont été épargnés, contrairement à la Guadeloupe où la plupart ont été guillotinés. Le plus célèbre de ces héritiers est Bernard Hayot, classé 235e fortune de France. Il est à la tête d’un empire – GBH – qui a le monopole de la grande distribution, de l’automobile ou encore de l’exploitation du béton dans les Outre-mer : « C’est lui qui décide de qui est artiste ou pas en Martinique. »

 

 

 

Un système bananier

C’est par la fondation d’entreprise de Bernard Hayot, célébrée par la presse française comme « l’unique musée de la Martinique », que les artistes de l’île doivent passer pour attirer l’attention des institutions métropolitaines. Pour y avoir travaillé, Éléna Arnoux nuance : « Le problème de la Fondation Clément, c’est que c’est avant tout une industrie touristique. Les visiteurs entrent dans l’espace d’exposition pour demander si c’est bien là que se passe la dégustation gratuite de rhum ! » Mathieu Guerard, artiste venu de l’Hexagone et propriétaire de l’immeuble qui accueille La Coursive, poursuit : « La Fondation Clément a imposé une certaine image de la culture et de la peinture en Martinique, pour des années et des générations. Certains artistes s’autocensurent pour faire partie de ce sérail-là. D’autres refusent d’y mettre les pieds. » Conçu par un prestigieux cabinet d’architectes allemand, cet espace d’exposition, où sont parfois mises en vente des œuvres de plasticiens caribéens, est niché dans le luxuriant domaine agricole du rhum dont il emprunte le nom. Le parc de sculptures signées par les célèbres Bernar Venet, Pablo Reinoso ou encore Daniel Buren, qui concurrencent les palmiers royaux et les fastueuses maisons coloniales, n’y change rien : l’Habitation Clément est d’abord dédiée à la valorisation du patrimoine industriel de cette ancienne sucrière située sur la commune du François ou « Békéland » pour les locaux. Médélice fait partie des artistes, en majorité âgés de plus de 40 ans, qui y sont régulièrement exposés. Il ne se raconte pas d’histoires : même s’il semble prêt à chasser quiconque se mettrait en travers de son soleil, il s’accommode du soutien de Bernard Hayot, convaincu que « l’art est de toute façon une industrie de luxe ». Pour lui, miser sur le privé participe d’une stratégie de survie : « Les industriels sont obligés d’investir dans l’art pour acquérir une puissance symbolique. Si un collectionneur n’est pas d’accord avec le sujet d’une de mes œuvres, j’en trouverai un autre pour l’acheter, alors que pour avoir accès aux subventions de l’État, on a intérêt à ne pas ouvrir sa gueule. » Mais cet horizon s’avère exigu. Le directeur du Campus caribéen des arts, Audry Liseron-Monfils, en avait lui-même testé les limites en y exposant sa série de dessins « Substrat ». Les bananeraies et leurs travailleurs, minutieusement dessinés à la mine de plomb, y sont rongés par les traces nerveuses d’une gomme et étouffés sous ses fines particules : scènes d’une industrie qui s’autodévore. « Le lobby des bananiers, très proche du groupe GBH, m’a acheté une œuvre, et Bernard Hayot a acquis celles qui étaient les plus critiques. Elles restent stockées dans leurs fonds. » Une manière de souffler qu’elles sont désormais invisibles.

 

 

Texte : Orianne Hidalgo-Laurier

Illustrations :  Dimitri Procofieff, pour Mouvement

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