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Comment bouleverser les conditions de réception des spectacles ? La question taraude de nombreux artistes, chacun y répondant à sa manière par un nouveau dispositif 1. Pour Boris Gibé, il s’agit d’un silo – chapiteau de tôle itinérant de 12 m de haut et de 9 m de diamètre, financé personnellement par l’artiste. Ce choix est le fruit d’une longue réflexion, menée depuis 2008. « J’hésitais entre un château d’eau, un moulin, un silo ou un pigeonnier. Le silo l’a finalement remporté pour son esthétique industrielle. »

Ce silo bouscule le rapport classique au chapiteau de cirque : le cercle de la piste devient spirale grâce à deux escaliers périphériques qui s’enchevêtrent l’un dans l’autre et permettent de surplomber l’espace scénique. Cette salle de spectacle en colimaçon accueille un spectateur à chaque marche (avec strapontin), offrant ainsi des points de vue différents selon l’emplacement. Accoudé sur la rampe serpentine face à l’immense volume sphérique vide, on distingue les visages et les mains de ses voisins. Et si on a la chance de voir L’Absolu deux fois en s’installant à deux hauteurs différentes, on inverse une plongée en contre-plongée. Le silo invente aussi un nouvel espace de jeu pour l’artiste et induit d’emblée un rapport à la verticalité. L’acrobate habite le volume en se propulsant du sommet à l’arène avec des mouvements spiralés ascendants et descendants. Situé à 9 m au sommet de l'escalier, les envols tournoyants de l'artiste font penser un oisillon s'élançant hors de son nid. Au bas de l'édifice, on perçoit le vol puissant d’un aigle…

 

p. : D.R.

Partenaires de jeu

Ce silo a été pensé pour créer L’Absolu, un solo engagé jusqu'à la racine des cheveux de Boris Gibé. Le personnage s’y débat contre des forces invisibles : « c'est un espace vierge qui procure autant de désir que d'angoisse dans ce vertige d’y aller, de ne pas y aller, d'accepter ce vide, d'avoir besoin de prendre appui. » Être scindé en quête d'unité, il tente de se retrouver lui-même au risque de s'anéantir. On assistera tour à tour à des engloutissements, des disparitions, des destructions, des contorsions, des ascensions, des envols. Cet anti-héros tragique sait aussi ne pas se prendre au sérieux en taquinant le burlesque.

Pour prendre appui, l’artiste posera quelques balises, se confrontant tour à tour aux éléments – l’eau, le sable, le feu et l’air – ses partenaires de jeu, mais aussi les champs magnétiques, l’électricité statique, les particules de carbone et la fumée. Cette création résulte en effet de plusieurs recherches de longue haleine sur les matériaux avec des chercheurs et ingénieurs. Et ses rêves ont nécessité de nombreux tâtonnements techniques. Au final, une importante machinerie se déploie au service du jeu d'acteur, telle l’aspiration en un clin d'œil de plusieurs mètres cubes de microbilles de carbone ou la formation d'une tornade. « La dramaturgie du spectacle s’est nourrie des contraintes techniques qui ont été moteur plutôt qu’obstacle », confie Boris Gibé.

 

L’être et le néant

L'histoire que chaque spectateur se raconte est parfois parasitée par le texte de la voix off qui tente de nous faire pénétrer dans les méandres obscurs de la pensée du protagoniste et tend à fermer le sens plutôt qu’à l'ouvrir. La puissance de ce qui est donné à voir et à éprouver suffirait pourtant au déploiement d’un immense espace imaginaire.Difficile de narrer ce qui se passe sans réduire l’expérience. L’Absolu propose plusieurs lectures potentielles. S’agit-il d’un combat entre pulsion de mort et pulsion de vie ? D’un récit initiatique dans lequel le personnage s'éprouve lui-même en essayant de dépasser ses peurs ? D’un récit sur la perte – perte de ses moyens, perte de ses repères, perte de sa raison ? D’un récit des origines revisitées avec la chute originelle ? D’un récit mystique cheminant d'un enfantement à une renaissance en passant par une immolation ? D’une allégorie de l'acte de création semé de doutes ? Ou bien encore d’une exploration physique des éléments ? Le temps scellé d’Andrei Tarkovski plane fortement : « L'homme au départ n'est que néant, son existence est absurde, dénuée de sens. Ce sont ses choix qui le font être, qui le font devenir un être raisonnable, qui donnent à sa vie un sens : d'où le nécessaire et libre engagement auquel il est condamné. De ce fait l'homme est partagé entre l'angoisse de son néant originel et l'incertitude de ses choix de vie. (…) L’art incarne l’aspiration de l’homme à atteindre l’infini, à s’approcher de la vérité, à fixer celle-ci, en dépit de sa moralité, en dépit du fait que l’homme au cours de sa vie ne parvient pas à atteindre l’absolu. (…) L'art porte en lui une nostalgie d'idéal, en exprime la quête, apporte à l'homme l'espérance et la foi. Et plus le monde que décrit l'artiste paraît sans espoir, plus clairement doit être encore ressenti l'idéal qu'il lui oppose. »

 

Dans L’Absolu, on retrouve les différents langages que Boris Gibé explore au fil de ses spectacles – acrobatie aérienne sur des agrès de cirque réinventés, contorsion, théâtre corporel, manipulation d’objets. Et aussi ses invariants : inversion des perspectives, déconstruction des repères pour mieux déjouer la gravité, huis clos, univers anxiogène, poésie de l'absurde et du burlesque, corps poussé à ses limites physiques, proximité avec le public, machinerie et bricole technologique.

 

1. La plasticienne cubaine Tania Bruguera imagine en 2017 un dispositif théâtral qui fait écho au Silo : un cylindre de 8,5 m de haut entouré d'échafaudages sur lesquels les spectateurs sont installés debout, chacun regardant le spectacle qui se joue dans l'arène en contrebas au travers d’une meurtrière. Contrairement à la structure immersive du silo, ce dispositif met à distance de la pièce. 

 

> L'Absolu de Boris Gibé a été créé à la Scène Nationale de Besançon du 3 au 28 octobre ; du 14 au 24 mars à l’Espace Jean Legendre, Compiègne ; du 14 mai au 2 juin au Théâtre de la cité internationale, Paris 

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