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« Nous vivons dans un monde qui, avant tout, se compose non pas de choses, mais de lignes. Après tout, qu’est-ce qu’une chose, ou une personne, sinon un tissage de lignes – les voies du développement et du mouvement – à partir de tous les éléments qui la constituent? A l’origine, le terme anglais thing («  chose  ») signifiait à la fois un rassemblement de personnes et un lieu où l’on se réunissait pour délibérer et résoudre des affaires. Comme le dérivé du mot le suggère, toute chose est un parlement de lignes.  » Avec Une brève histoire des lignes, les (excellentes) éditions Zones Sensibles publient en français un ouvrage extraordinairement singulier et prolifique. Son auteur, Tim Ingold, est professeur d’anthropologie sociale à l’université d’Aberdeen. En entreprenant cette «  histoire des lignes », depuis les premières notations musicales jusqu’à une critique de la « ligne droite » dont la modernité occidentale a fait son idéal, Tim Ingold revisite, loin des chemins tracés d’avance, toutes sortes de «  pratiques de savoir  » qui participent à notre intelligence perceptive.

 

Vous êtes un professeur très sérieux. Pourquoi et comment avez-vous eu cette idée étrange de travailler sur les lignes?

«  L’idée m’est venue d’un intérêt personnel plus ancien pour l’écriture et la musique. Cela fait longtemps que je m’intéresse à l’histoire de l’écriture, indépendamment de mes recherches en anthropologie. Il se trouve que je suis aussi musicien, je joue du violoncelle. C’est à ce titre que je me suis penché sur les relations entre l’écriture et la notation musicale. L’un des catalyseurs de ce projet a été ma rencontre avec une étudiante japonaise, Kaori Iguchi, dont je supervisais la recherche en anthropologie. Elle faisait une étude de terrain au Japon, à Kyoto. Excellente pianiste par ailleurs, elle souhaitait apprendre à jouer de la flûte japonaise traditionnelle. Elle a dû alors acquérir la notation des flûtistes de théâtre Nô, ainsi que d’un festival spécifique à Kyoto, le Gion Matsuri. Elle est revenue de cette étude de terrain avec des montagnes de notations musicales. Je n’avais jamais vu cela auparavant, c’était absolument extraordinaire. Nous avons discuté des différences entre les notations musicales japonaise et occidentale, cette dernière m’étant familière. Nous nous sommes aussi intéressés aux chants grégoriens. Nous avons découvert des similitudes entre les façons dont fonctionnent les chants grégoriens et la notation japonaise, et plus précisément entre les neumes que nous utilisons pour annoter les chants grégoriens et les manières dont les Japonais le faisaient. J’ai alors conçu un projet sur les relations entre différentes sortes de notation et sur la manière dont elles étaient liées aux différences entre parole et chanson, c’est-à-dire langue et musique.

Le projet Lines a été une évolution imprévue de ce travail. J’ai réalisé que l’on ne pouvait écrire une histoire des systèmes d’écriture sans se pencher aussi sur la notation musicale, que toute histoire de l’écriture se devait d’être placée dans le contexte plus large de l’histoire de la notation, laquelle incluait non seulement l’écriture mais aussi tous les systèmes de notation inventés et utilisés par les hommes. Etant donné que tous utilisent les lignes, d’une manière ou d’une autre, une histoire de la notation doit alors s’inscrire dans une histoire de la ligne. Puis mon projet a évolué : une histoire de la ligne s’inscrit dans une histoire des relations entre lignes et surfaces. Donc, il faut se pencher sur les surfaces, ce qui nous amène au tissage et à toutes sortes de choses.

 

Combien de temps ont duré vos recherches avant que vous n’écriviez ce livre?

«  En 2003, je devais donner une série de conférences au musée royal d’Ecosse. J’étais tellement investi dans d’autres travaux que j’ai attendu la dernière minute pour préparer ces conférences. J’en avais six à préparer. J’ai commencé à les écrire en avril 2003, il me semble. J’étais encore en plein dans la rédaction de la dernière alors que j’étais sur le point de la prononcer. A la fin de ces conférences, j’avais une ébauche du livre, même si le style en était encore désastreux. Ce n’est qu’à la fin de 2006 que j’ai réussi à tirer de cette ébauche une version correcte. Mais le sujet était tellement vaste que j’ai dû faire des choix. Soit j’écrivais un petit livre qui traitait un aspect du sujet, soit j’écrivais un énorme ouvrage académique qui m’aurait sûrement pris le restant de mes jours. J’ai choisi d’écrire ce petit livre et de le publier. A chaque fois que l’on me demandait sur quoi je travaillais, je répondais que j’écrivais un livre sur les lignes. Mes interlocuteurs avaient du mal à comprendre ! Je devais leur expliquer qu’il s’agissait de comprendre les relations entre observation, description et mouvement. Alors, ils répondaient : “Ah, je comprends mieux. C’est intéressant.” Ils ajoutaient : “Et avez-vous pensé à ceci? ou “Avez-vous lu cela?” A chaque fois, ils apportaient de nouvelles propositions. C’est devenu une sorte d’éclat de diamant : les possibilités étaient sans fin. C’était vraiment excitant et inattendu. Je n’avais pas idée que j’écrirais ce livre. Il est pratiquement venu au monde de lui-même, par sa propre volonté. Du moins, c’est le sentiment que j’en ai.

 

Au début d’Une brève histoire des lignes, vous parlez des différences entre chant et parole, entre une musique qui serait purifiée de sa composante parole et d’une langue qui serait purifiée de sa composante acoustique. Pourriez-vous revenir là-dessus?

«  La séparation entre musique et langue, dans notre ère moderne, nous semble acquise. La parole est une chose, le chant en est une autre. On pense que cette séparation a une histoire, mais on ne se doute pas qu’elle ne remonte qu’à quelques siècles. Le matériel médiéval est très intéressant à cet égard. J’ai découvert qu’à cette époque cette distinction que l’on fait aujourd’hui entre parole et chant n’existait pas. Il y avait une distinction entre la vocalisation liturgique et la vocalisation de tous les jours, mais ils ne disaient pas : “Ceci est parole, et cela est chant.” Il suffit de comparer ce type de distinction à partir, par exemple, de celle moderne à l’œuvre dans un morceau pour piano comme Romances sans paroles de Mendelsohn, où le texte est placé sous la partition supportant les notes : là, la séparation est claire. Dans le chant médiéval, le texte était aussi le chant. Au-dessus des paroles, de petites inscriptions rappelaient au chanteur comment énoncer les mots. C’est cela qu’on appelle les neumes qui, plus tard, sont devenues les bases de la notation musicale. J’étais fasciné par la manière dont ces chants-paroles, ces chants liturgiques se divisaient en ces deux registres de la parole et de la musique. De nos jours, on pense que, pour avoir une chanson, il faut combiner la musique d’un côté et les paroles de l’autre. Mais, à l’origine, les deux étaient unis. On retrouvait cela dans la lecture aussi. Par exemple, les moines lisaient à voix haute. Il y a un très beau texte sur un moine qui avait perdu sa voix en raison d’un rhume et donc ne pouvait pas lire. Cela peut nous paraître bizarre mais à cette époque, c’était une évidence.

 

En tant qu’anthropologue, vous soulignez que cette séparation a lieu dans le monde occidental et concerne la façon dont nous créons la musique. Cette séparation est aussi politique, d’une certaine manière.

«  Il est très facile de trouver des logiques de cause à effet simples, mais elles ne sont jamais vraiment valides. On pourrait dire, par exemple, que tout vient de l’imprimerie, qu’elle a rendu le texte silencieux. N’étant plus ni écrit ni copié, ne résultant plus d’un geste de la main mais d’un tampon sur une page, le mot imprimé s’immobilise. Et, pourtant, d’une certaine manière, l’écriture chante. Elle n’est pas une simple séquence de mots, elle est aussi un mouvement, la pesanteur de la ligne… C’est comme une mélodie. L’imprimerie casse le lien entre le geste et sa trace sur la page. J’y ai attaché beaucoup d’importance dans le livre. Ce qu’il y a de critique dans le fait de rendre le mot silencieux et d’appliquer cette séparation, c’est la coupure entre le geste oral ou manuel et la trace sur la page. Dans l’imprimerie, avec une machine à écrire ou autre, ce lien est rompu. Beaucoup de dactylos critiquent cet argument. Ils me disent : “Si vous pouviez taper, vous vous rendriez compte que les doigts dansent sur le clavier, et que cette danse donne un résultat.” Et c’est vrai qu’ils dansent sur le clavier, et qu’il y a un lien étroit entre ce qu’ils pensent et ce qu’il se passe avec leurs doigts, c’est presque comme jouer du piano, mais la différence entre jouer du piano et taper, c’est qu’avec le piano, les gestes induisent directement le son, alors qu’avec un clavier, ce n’est pas le cas.

Je me suis mis à travailler sur d’autres projets après ce livre. Depuis peu, je m’intéresse aux effets de la Réforme, de la pensée luthérienne, et à l’idée, apparue autour des XVIe et XVIIe siècles, que l’on se devait de lire les surfaces du monde, littéralement, c’est-à-dire, qu’il ne fallait pas chercher au-delà, mais plutôt lire ce qui était là, que la vérité y était. Plutôt que de lire entre les lignes, il s’agit de chercher les clés nécessaires à extraire la vérité. A mon sens, cela a changé notre conception de la nature, du grand-livre de la nature et de ce que lire implique. Cette histoire de la lecture me fascine, l’idée que, dans le passé, les marques sur les pages invitaient le lecteur à s’engager, à se mouvoir aussi et à voir ce qu’il allait découvrir.

 

Nous avons une question très indiscrète à vous poser: croyez-vous en Dieu?

«  J’ai grandi dans une famille très athée. Mon père était un scientifique rationnel et empiriste. Il ne s’intéressait pas du tout aux questions théologiques, même s’il se disait agnostique et non athée. Bizarrement, ces dix dernières années, mon travail m’a amené à penser qu’il faudrait créer une relation entre l’anthropologie et la théologie, où l’on accepterait par exemple qu’il existe une forme de vérité ontologique. Nous devrions incorporer ce sur quoi se fonde ce que nous faisons. Ce qui implique de nous engager par rapport à l’idée que nous devons notre existence au monde. Les informations que nous récupérons à propos du monde, d’une certaine manière, c’est lui, le monde, qui nous les donne et nous lui devons quelque chose en échange. A mes yeux, la religion concerne ce type d’engagement. Michel Serres remarque que, selon une certaine étymologie, le mot “religion” provient du mot “relegere” qui signifie “relire” et que, selon une autre étymologie, il provient de “religare” qui signifie “relier”. La racine est la même. Il explique que, si la signification de religion est lire le monde, au sens ancien de ce mot, de le laisser nous guider, nous instruire, alors, en ce cas, l’opposé de la religion est ne pas lire, c’est-à-dire une forme de négligence. Cela m’a semblé un argument puissant. Si “religion” implique un engagement moral et éthique envers le monde dans lequel nous nous trouvons, alors je suis heureux d’y adhérer. Mais je pense que l’on fait une mauvaise interprétation de la religion en lui donnant le rôle d’une croyance en ceci ou cela. La question est plutôt celle d’un investissement. Ainsi, je me trouve à un moment assez comique de mon existence, en train de me dire que je suis peut-être religieux, alors que j’ai pensé le contraire tout au long de ma vie !

 

Pour revenir sur le sujet de la musique, quand vous parlez du tissage de lignes architecturales ou de la séparation entre la tradition orale de la narration et une structure narrative prédéfinie, tout cela fait penser à quelque chose de plus récent qui ne provient peut-être pas que de l’Occident: le monde du jazz. Le blues, le jazz, le rock ou le rap: dans toutes ces musiques, il y a beaucoup d’improvisation. Quand vous parlez de musique, vous n’évoquez pas celles-ci. Les musiciens de blues ou de jazz, quand ils improvisent, disent la plupart du temps qu’ils chantent, même s’ils n’utilisent pas les mots. C’est intéressant car ils font partie du monde occidental, mais opèrent ainsi une altération de ce que nous pensons de la musique dans l’Occident.

«  Je suis d’accord avec vous mais je voudrais ajouter que je ne fais aucune différence avec la musique classique. Le musicien classique qui joue à partir d’une partition improvise tout autant. Que je joue une suite de Bach sur mon violoncelle, ce qui suppose beaucoup d’improvisation en raison de la manière dont les morceaux ont été écrits, ou des morceaux plus récents où la notation est très rigoureuse, il me reste encore à trouver mon chemin dans le morceau et à inventer le mouvement qui mène d’une note à une autre, d’une phrase à une autre. Il ne figure pas dans la notation, il faut le trouver par soi-même. Le morceau ne peut être joué que lorsque l’on a acquis une aisance dans ce mouvement. Un musicologue, dont je ne me souviens plus du nom, soutient qu’il y a autant d’improvisation dans une performance classique que dans le jazz, mais que, dans le cas de la première, elle est centrifuge, tandis que, dans le cas de la seconde, elle est centripète. Des danseurs m’ont expliqué la même chose. Certaines danses japonaises sont très précises, mais elles supposent toutes un degré d’improvisation, si improviser est simplement trouver un chemin pour aller de l’avant.

 

Quand vous jouez du violoncelle ou quand Glenn Gould joue les Variations Goldberg, il y a certes une part d’improvisation, liée à la liberté de l’interprétation, mais avec un groupe, un orchestre, il y a un chef. Dans l’improvisation collective, les lignes tracées par les musiciens définissent le lieu, l’endroit et, dans ce cas, la composition spontanée.

«  Je persiste à penser qu’il n’y a pas grande différence. On pourrait imaginer qu’en théorie, le schéma idéal serait celui avec le chef d’orchestre et, devant lui et face à lui, l’orchestre et les musiciens qui tous le regardent et lui obéissent. Mais si l’on adopte le point de vue du musicien, la perspective est totalement différente. La performance sera sûrement mauvaise, si les musiciens ne font que suivre ce que le chef d’orchestre leur dit de faire. Dans une bonne performance, les musiciens sont aussi en position de répondre. Ils ne regardent le chef que d’un œil, leurs mouvements résonnent également avec les mouvements des autres. Il m’est arrivé de jouer dans un orchestre, comme violoncelliste donc. Les violons sont de l’autre côté de l’orchestre. D’un œil, on regarde les mouvements de poignet des violonistes que l’on traduit automatiquement en mouvements de nos propres poignets.

Et on garde l’autre œil sur le chef. Ses mouvements ne sont donc qu’une partie d’un ensemble de mouvements. Récemment, je me suis penché sur un concept, essentiel pour ma pensée. Il s’agit de la correspondance : quand deux personnes au moins se répondent en une sorte de contrepoint.
On peut imaginer chaque musicien comme une ligne, et ces lignes se répondent en permanence tout en progressant. Je pense que toute performance orchestrale, avec ou sans chef, est une correspondance entre des musiciens, comme dans les concerts de chambre. Ce n’est pas un mouvement de va-et-vient, ni d’interaction, mais un mouvement dans lequel tous les musiciens progressent dans le même courant de temps.

 

Vous parlez de «performance» ou de «performance orchestrale», mais il y a un mot que vous n’utilisez pas, celui de «concert». Quelle différence faites-vous entre un concert et une performance?

«  A mes oreilles d’anglophone, le concert induit un contexte institutionnalisé. C’est en un certain sens l’équivalent d’une galerie d’art (rires). C’est un lieu. Pour écouter de la musique, allez au concert ! C’est un lieu défini de manière institutionnelle, au lieu de la pratique elle-même.

 

Un bon «concert» devrait alors être une performance?

« Oui, une sorte de performance. Même une interprétation de John Cage, où personne ne fait rien, reste une performance. Je parle de performance dans un sens littéral. La forme se réalise sans exister au préalable. Ce qu’il y a de beau dans la musique, c’est qu’elle est une entité non créée, elle se crée en permanence. A chaque fois que je joue les suites pour violoncelle de Bach, cette musique subit une création continue. C’est la même musique que je joue à chaque fois, qui perdure et se recrée en permanence comme le fait un organisme vivant. C’est sans fin. Le morceau n’a pas été fini quand Bach a fini de l’écrire. En cela, la musique est proche de la calligraphie de la tradition orientale. Le calligraphe copie les vieux maîtres, tout comme le musicien classique en Occident joue du Mozart ou du Bach. Ce faisant, il recrée l’œuvre en permanence. Ce que nous appelons imitation est en fait un mouvement très créatif.

 

Dans votre ouvrage, vous citez le sinologue Jean-François Billeter. Il parle de l’activité du calligraphe qui intègre les mouvements et les gestes et, cependant, quand on les fait soi-même, ces gestes sont toujours différents. Une improvisation collective, elle, implique la création d’une nouvelle structure. Si l’on revient à l’exemple des musiciens qui improvisent ensemble, ils ne sont pas seulement en train d’improviser sur la mélodie, mais essayent de recréer une structure ensemble. Quand ils font cela, leur mémoire et leurs compétences entrent en jeu, dans le même temps. Cela va au-delà de la liberté d’interprétation: ils créent quelque chose de nouveau. Quelles seraient selon vous les différences entre ces deux systèmes?

«  Je dirais tout d’abord que c’est une différence de degré plutôt que de système. Et puis, que c’est une question de centrifugalité et de centripétalité. Le problème avec le concept de “nouveau”, c’est qu’il implique toujours une comparaison rétrospective. On ne peut qualifier quelque chose de nouveau que s’il s’agit d’un produit fini susceptible d’être jugé par rapport à un produit fini antérieur, et que l’on observe qu’il est différent de ce que l’on avait auparavant. Le concept de nouveau implique une idée de finalité, qui va à l’encontre de l’improvisation. Quand un groupe de musiciens dit improviser pour créer de nouvelles structures, il y a une contradiction dans les termes. Elle vient de ce que ces musiciens opèrent dans un contexte institutionnel qui valorise le nouveau. Même les calligraphes japonais modernes écrivent que le contexte du monde de l’art requiert d’eux qu’ils produisent des œuvres nouvelles alors qu’eux désirent imiter. Ils se trouvent piégés dans cette tension, comme beaucoup d’autres artistes. Pour un artiste, aucune œuvre n’est jamais achevée. Mais s’il souhaite exposer ses œuvres, elles doivent au moins avoir l’apparence d’être finies et nouvelles. Il doit se focaliser sur la nouveauté de l’entité, plutôt que sur le mouvement qui a produit sa création. Je ne pense pas qu’il y ait une différence entre un type de musique fondamentalement improvisatrice ou aléatoire, et un autre qui ne l’est pas. Il y a beaucoup de musiques, de disciplines, de talents qui impliquent divers degrés de précision et d’attention à beaucoup de choses, mais je ne parlerais pas d’une cassure.

 

Au Japon, le concept d’improvisation est complètement différent de ce que l’on connaît ici, en Europe. Les acteurs de théâtre Nô considèrent ainsi qu’ils ne peuvent improviser qu’après de longues années d’imitation d’un maître, lorsqu’ils ont appris la forme, et qu’ils peuvent alors ajouter des choses nouvelles.

«  Absolument ! Je souhaite m’écarter de l’idée que l’improvisation est aléatoire, qu’elle est un ensemble de choses qui se trouvent là par hasard. Seuls ceux qui ne connaissent rien au jazz peuvent penser ainsi. Elle suppose bien plutôt une discipline stricte. En Occident, il y a une mésentente sur ce qu’est l’improvisation en musique ou en danse. On parle d’une sorte de relâchement, comme si l’on tenait des ficelles et les agitait. Mais c’est une imprécision.

 

Comment les anthropologues ont-ils accueilli votre ouvrage? C’est un livre théorique, mais sans dogme, sans théorie globale. Vous allez à l’encontre du structuralisme. La façon dont vous considérez les lignes dans diverses cultures est une façon de dire qu’il y a des règles et des ensembles de possibilités ouverts par les lignes, donc par les relations, qui ne sont pas des systèmes figés.

«  J’entretiens une relation étrange avec les anthropologues. Beaucoup de gens se sont intéressés à ce livre. Ce fut très gratifiant. Mais les anthropologues ont été les derniers à s’y intéresser. Aujourd’hui, je n’ai plus à m’inquiéter de savoir si ce que j’écris relève de l’anthropologie ou non. J’écris ce que j’ai envie d’écrire. C’est ce qu’il y a de formidable avec l’anthropologie. Je ne pense pas qu’il y ait une autre discipline académique qui permette de penser aussi librement que j’ai pu le faire. Personne ne vous dira : “Vous ne pouvez écrire ceci” ou “Vous ne serez pas publié si vous écrivez cela.” Ce n’est pas le cas de beaucoup d’autres disciplines où l’on entend souvent : “J’aimerais écrire sur tel ou tel sujet, mais personne ne publiera mon travail.” Dans la psychologie, la biologie, la géophysique, vous êtes tenus de faire les choses d’une certaine manière. J’ai toujours pensé que l’anthropologie était la discipline la moins disciplinaire, où l’on pouvait tout faire, enfin jusqu’à ce que je rencontre des artistes. Alors j’ai réalisé que c’était moi qui me restreignais dans ce que je pouvais faire !

Je voudrais inventer la “méthode de l’espoir”, une façon de pratiquer l’anthropologie qui nous permette d’écrire de manière à devenir les porteurs de nos propres lignes et à ce que celles-ci entrent en correspondance avec les lignes de vie des gens que nous avons étudiés. Nous revenons à l’idée de l’anthropologie comme correspondance. Je l’imagine comme un échange de lettres. Dans chaque lettre, on raconte nos affaires, et notre correspondant, les siennes. Chaque lettre répond à l’autre. Il y a ainsi une correspondance qui perdure. Je désire pouvoir appréhender l’anthropologie comme une correspondance de ce genre, où ce que nous écrivons ne représente ni ne décrit l’autre, mais répond à l’autre. On retrouve ceci dans l’artisanat, dans la correspondance entre l’artisan et son matériau.

 

Nous sommes en 2013 et votre ouvrage a été publié en Grande-Bretagne en 2007. Comment se fait-il qu’en cinq ans, vous n’ayez pas été engagé comme consultant par le parti travailliste? Car au fond, votre livre est très politique.

«  (Rires) Et bien, si vous connaissez l’histoire du parti travailliste en Grande-Bretagne, vous devez savoir qu’il a été saisi de convulsions ces dernières années. J’essaye de me souvenir des dates, car le temps passe si vite… Il me semble que, quand le livre a été publié, nous avions encore le gouvernement travailliste dirigé par Tony Blair. Gordon Brown en a repris les rênes un peu plus tard, puis il y a eu un vote, et nous sommes passés à un gouvernement de coalition. Le gouvernement de Tony Blair posait beaucoup de problèmes aux personnes de gauche en Grande-Bretagne. Il est intéressant de savoir que c’est Tony Blair, en collaboration avec d’éminents sociologues, comme Anthony Giddens et nombre d’autres intellectuels sociaux et politiques de l’époque qui ont présenté leur concept d’une société de réseau, avec l’arrivée de l’Internet. Mais ce concept était très néolibéral. Ils imaginaient un grand réseau mondial, où tous les grands patrons d’entreprise iraient déjeuner ensemble, interagiraient ensemble, et un monde qui serait un grand réseau. La Troisième Voie semblait être cette entité qu’ils cherchaient. Beaucoup de gens de gauche avaient des problèmes avec ça. Je ressens plus de sympathie pour le parti travailliste tel qu’il est aujourd’hui, mais un dilemme demeure pour la démocratie. Beaucoup de philosophes y réfléchissent, sûrement plus que moi. La question est de savoir comment avoir un système démocratique qui reconnaîtrait que les gens ne sont pas des entités individuelles qui prennent des décisions, mais des formes de mouvement, des formes de vie. Comment avoir une démocratie de la vie ?

 

Et de lignes…

«  Oui. Bruno Latour en France, par exemple, réfléchit à ce genre de choses et nous en débattons. Je trouve son travail un peu trop néolibéral à mon goût et je ne suis pas entièrement d’accord avec lui. Je pense que nous devons fonder notre idée de la démocratie en fonction d’une vie humaine considérée comme devenir. Nous devons reconnaître que nous sommes ce que nous choisissons d’être et que c’est un projet sans fin. En un sens, nous sommes responsables de notre propre humanité.

 

Votre concept de «parlement de lignes» est très intéressant.

«  Cela provient de la notion ancienne de la chose, sur laquelle Heidegger a écrit. Bruno Latour en a parlé lui aussi, en évoquant le Parlement nordique ou islandais à l’origine, où les gens se retrouvaient. Cette expression, «le parlement de lignes» m’est venue en pensant à la notion de chose en tant que regroupement de personnes : si tous les gens qui se rassemblent sont des lignes, comme les fils d’un nœud… Mes collègues anthropologues m’accusent souvent d’écrire de manière apolitique, de ne pas écrire sur la politique. Je leur réponds que beaucoup de théoriciens et anthropologues politiques commentent la politique de tel ou tel sujet, le font avec une approche de l’anthropologie sur la touche : ils analysent ce qui se passe tout en restant eux-mêmes sains et saufs dans leur univers académique. Il me semble que si l’on questionne les fondements des modes de pensée enracinés dans la politique, alors l’écrit lui-même est un acte politique. Je pense que ce que j’écris est ma manière d’être politique dans le monde. Cela ne veut pas dire que je suis obligé d’écrire sur la politique.

 

Mais la politique devrait s’intéresser à ce que vous écrivez. A vrai dire, mieux vaut sans doute qu’elle ne le fasse pas! (rires)

«  Le problème avec les politiciens ou les bureaucrates, c’est qu’ils prennent des idées et les transforment en business. On voit cela avec ce qu’il est advenu des mots comme créativité, ou brillance 1.

 

Ou encore «flexibilité», «mondialisation»?

«  Le management récupère ces mots et les détruit. Il fut un temps où nous étions heureux d’utiliser le mot excellence. Quoi que nous fissions, de la recherche, écrire des textes, jouer d’un instrument, nous faisions de notre mieux pour atteindre un certain niveau d’excellence. Les bureaucrates et les libéraux ont récupéré ce mot à leur profit.

 

Vous-même êtes professeur d’université. Comment utilisez-vous cette pratique créative avec vos étudiants?

«  En ce moment, je n’enseigne pas, mais pendant de longues années, j’ai donné un cours d’anthropologie pour nos étudiants de niveau supérieur. Je l’avais intitulé : Les Quatre A : Anthropologie, Archéologie, Art, et Architecture. Je viens de finir un livre, Making, qui sortira en mars, fondé là-dessus. Le principe était d’aborder des questions philosophiques et théoriques complexes à travers des activités pratiques. Nous utilisions ces activités comme des manières d’explorer. Cela a très bien fonctionné. A ma connaissance, c’était complètement différent de ce qui avait été fait auparavant dans l’enseignement de l’anthropologie. Nous avons fait beaucoup de choses différentes. Par exemple, j’ai demandé à mes étudiants de fabriquer des cerfs-volants simples, avec de la ficelle, du papier, du ruban adhésif et du bambou. Cela a pris à peu près trente minutes, puis nous les avons fait voler sur les terrains de l’université. Ce n’était pas difficile car Aberdeen est un endroit où il y a beaucoup de vent. Donc, après avoir fait voler nos trente cerfs-volants, ce qui était déjà impressionnant, nous sommes revenus en salle de cours et avons discuté d’agentivité 2 et du sens des objets, des choses. Pourquoi cet objet tout mou sur la table s’est-il mis à danser quand on l’a amené dehors ? Que peut-on apprendre de cela ? Nous savons que le cerf-volant s’envole grâce à l’air et au vent, mais pourquoi la littérature sur la culture matérielle ne parle-t-elle pas de l’air ? Où est le chaînon manquant ? Si nous nous mettons à considérer l’air, alors de quelle manière reconsidérer nos hypothèses ? L’idée n’était pas de faire de l’ethnographie, de s’entretenir avec des gens, mais de revenir à ces questions fondamentales que sont le sens de la fabrication des choses, de leur conception, quel est le sens d’agentivité, de performance, de compétence, c’est-à-dire de réfléchir à ces choses en agissant.

Un autre exemple : avec l’aide de l’un de mes collègues, un vannier talentueux, nous avons fabriqué des paniers en osier dehors. Les étudiants ont confectionné des paniers avec de l’osier vert. Ils ont appris ce que c’était de travailler avec des matériaux, la relation entre les matériaux et la forme, et comment la forme émerge de mouvements rythmiques répétitifs. On peut lire dans des livres, par exemple, que la forme provient du mouvement. Mais l’expérimenter soi-même permet que cette compréhension devienne partie intégrante de notre être corporel et dans le monde, et que nous la portions en nous dans tout ce que nous entreprenons. La connaissance n’est pas que dans les livres, elle existe dans la façon dont nous sommes impliqués dans le monde. Je voulais apprendre aux étudiants à être de bons observateurs, à apprendre d’ailleurs que des livres…

 

D’eux-mêmes…

«  Mais en étant attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Ce n’est pas évident. On peut se mouvoir dans le monde sans savoir à quoi être attentif. Il faut leur apprendre à quoi être attentif, comment le faire, pourquoi observer des choses qu’ils pourraient penser ne pas être intéressantes, pourquoi une goutte de pluie ou un petit filet d’eau sont tellement intéressants. C’est quelque chose que l’on doit leur apprendre.

 

Nous n’avons pas encore parlé des lignes nomades. Une ligne ne sait pas où elle se dirige. Un proverbe rom, que nous avons adopté pour ce numéro de Mouvement, dit: «  Là où passe l’aiguille, passe le fil.  » C’est une merveilleuse façon de concevoir les lignes.

«  En effet. L’une des choses auxquelles je pense beaucoup, et qui ne se trouve pas dans le livre, est la différence entre anticipation et prédiction. La prédiction implique que vous indiquiez par avance la direction que vous choisissez ou comment le monde sera dans dix ans. Donc on va d’un point à un autre. L’anticipation, présente dans toute action créative, consiste à trouver un chemin pour aller de l’avant et trouver là où l’on va, mais sans obligation d’avoir un point final. Il s’agit simplement de regarder où l’on va. Un géographe suédois, Torsten Hägerstrand, qui écrivait dans les années 1970, avançait que toute chose a sa propre trajectoire. Les gens, les plantes, les animaux, les pierres, tous ont leur chemin temporel et y sont engagés. Il utilisait l’image de la tapisserie : la vie entière est une tapisserie qui se tisse à partir de toutes les lignes qu’elle contient. Il a dit que c’était comme si tout avait des yeux qui s’ouvraient sur le monde, des bras qui s’étendaient et qui disaient : “Où dois-je aller maintenant?” Comme une créature, une fourmi ou un scarabée qui se déplace à terre et l’on se demande vers où il se déplace. Nous avons l’impression qu’ils avancent au hasard, mais la fourmi utilise ses sens pour aller de l’avant.

 

Peut-être n’y a-t-il pas de hasard ou, comme l’écrivait Julio Cortázar, que le hasard est un autre nom de la nécessité?

«  Oui, d’une certaine manière. Depuis longtemps, dans le monde occidental, on discute de la chance et de la nécessité, en les opposant. Mon opinion est que la pratique créative transcende cette dichotomie, que ce n’est pas l’une contre l’autre, mais bien plutôt un mouvement. Si l’on conçoit que la nature du mouvement est d’avoir un but, alors cette distinction entre la chance et la prédétermination est effacée.

 

Votre livre concerne l’art du devenir. On devient entre les deux pôles, sans avoir besoin de les opposer. Vous citez beaucoup d’exemples, de personnes issues du monde scientifique ou du monde artistique, qui ne pensaient peut-être pas aux lignes, comme Andy Goldsworthy ou Michel de Certeau, mais différemment. Michel de Certeau était aussi un partisan du devenir.

«  En effet, ce concept de lignes est une autre version de la philosophie du devenir. Vous n’avez pas encore parlé de Deleuze et de Guattari, qui ont aussi beaucoup écrit à propos des lignes. Ce qu’il y a d’embarrassant, c’est que je les lisais un peu pendant que j’écrivais ce livre, mais ce n’est qu’après l’avoir écrit et après qu’il soit publié que je suis revenu vers eux, et je me suis dit : “Merde! Tout est là!” Je ne m’en étais pas aperçu, mais une fois trouvé ce que je voulais dire à propos des lignes… j’ai pu revenir vers Deleuze et Guattari, et ce qu’ils écrivaient m’est apparu comme une évidence.

 

A propos de la peinture de Joan Miró, René Char écrit: «Qu’est-ce qui tient la ligne, et qui fait qu’elle ne se perd pas dans le vide?»

«  Qu’est-ce qui tient une ligne dans l’espace afin qu’elle ne se perde pas dans le vide ? Il y a beaucoup de lignes dans l’espace. La question est de savoir ce qui, dans toutes ces lignes, fait sens. La réponse se trouve dans un projet sur lequel je suis encore en train de travailler. Quand j’écrivais à propos des lignes, je me suis rendu compte que je pensais aussi très souvent au temps. Je me suis demandé pourquoi ma réflexion sur les lignes me ramenait en permanence au temps, à l’atmosphère, au ciel et même à certains mots comme le vent, l’homonyme de serpenter, ou d’enrouler 3, à l’image d’une ligne qui s’enroule. Ce lien entre les deux est la réponse à votre question. C’est partiellement lié à ce qu’écrit Merleau-Ponty sur la chair. J’ai parlé d’entrelacs 4, au sens d’entrelacs de lignes, et j’ai parfois pensé que ces entrelacs de lignes sont exactement ce dont parlait Merleau-Ponty quand il évoquait la chair. Mais, peut-être, parlait-il de l’atmosphère, de l’air que nous respirons. Cela aussi fait partie de la chair. Je me suis dit que là était la clé pour décoder la question de la relation entre les lignes et l’atmosphère. J’ai pensé que cela ressemblait beaucoup à la natation. Par exemple, avec la brasse, on envoie ses bras vers l’avant et l’on avance. Cela fait partie de votre ligne, de votre trajectoire. C’est comme inspirer et expirer. On inspire, on expire, on inspire, on expire. J’ai ensuite pensé qu’inspirer et expirer n’étaient pas opposés. Expirer, c’est comme faire avancer sa ligne, et inspirer, c’est comme saisir le monde qui nous entoure, avant d’avancer. C’est dans cette alternance rythmique entre inspiration et expiration, essentielle à toute forme de vie, donc respiratoire, que se situe la relation entre les lignes et le vide. Dans l’alternance rythmique de la respiration. Telle est ma réponse, et je suis précisément en train d’y travailler en ce moment.  »

 

Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe et Alexandre Pierrepont, à Aberdeen, le 19 janvier 2013.

Transcription et traduction par Romain Tesler.

Remerciements à Christian Bessy.

 

1. En anglais, Tim Ingold utilise le terme «  vibrancy  ».

2. La sensation d’être l’agent de ses actes.

3. « Wind  » en anglais signifie aussi bien le vent que serpenter, enrouler, Ndt.

4. «  Mesh  » en anglais, Ndt.

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