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Portrait extrait du supplément au Mouvement n°115,

réalisé pour le TANDEM Arras-Douai


C’est un jour presque normal dans le petit village normand de Saint-Pierre-Église. Sur la placette bordée de maisons en pierres, des Anglais discutent du grand soleil qui illumine la région depuis une semaine. Deux femmes se claquent une bise sonore devant la terrasse du bar-tabac-presse. « Un mardi soir ici ? Il ne se passe habituellement rien ! », lance, souriante, une habitante de cette bourgade du Val de Saire sur la pointe Est du Cotentin. Pourtant, une petite foule se presse près de la Halle 901, une ancienne bâtisse de marché reconvertie en centre culturel. Grappe de jeunes filles, familles, couples et retraités forment une file : ce soir, le village de 1 800 âmes accueille la première d’un spectacle de danse chorégraphié par l’artiste portugais de renommée internationale Marco da Silva Ferreira.


Dans la salle de spectacle, une danseuse et un danseur, la vingtaine, discutent sur un bord de la scène tandis que le public se presse sur les sièges rouges. Casquettes vissées sur la tête, vêtus de larges T-shirts et shorts blancs ajourés, portant des gants et d’énormes chaussures de randonnée re- couvertes de guêtres noires, le duo saute sur un promontoire posé sur le plateau comme dans un ring de boxe. Ce geste sonore, ils le réitèrent le lendemain à la même heure dans un espace bien moins théâtral: la salle des fêtes de Montebourg, à 20 km de là. «Fantasie Minor est un spectacle “ tout- terrain”. Il fait partie de notre collection de pièces adaptables qui est née d’un constat simple : le territoire normand est très rural et, historiquement, ce n’est absolument pas un pay- sage de danse comme avait pu l’être Montpellier», explique Alban Richard, chorégraphe et directeur du Centre Chorégraphique National de Caen, structure productrice du spectacle. «Il n’y a pas de volonté politique chorégraphique dans la région, on nous rétorquait qu’il n’y avait pas de public, pas d’équipements. Alors on a dû faire différemment, inventer des formes et être un moteur pour leur diffusion...» Depuis trois saisons, Alban Richard et Catherine Meneret, directrice adjointe, passent chaque année commande à un.e chorégraphe : l’œuvre doit être courte, trente-cinq minutes maximum, légère techniquement – ne nécessitant pas plus d’un régisseur en tournée – et, surtout, elle doit s’adresser à un public le plus large possible.



Se parler sans les mots


Sans éclairage de scène, seulement portés par la lumière du jour qui perce au travers des très hautes fenêtres de la salle des fêtes au style rétro de Montebourg – commune en grande partie détruite durant le débarquement en 1944 – Chloé Ro- bidoux et Anka Postic laissent leurs corps aux mains de la musique. «“La Fantaisie en fa mineur” est l’une des dernières compositions que Schubert a écrites avant de mourir. C’est un quatre mains que j’ai choisi en pensant à ces jeunes dan- seurs. Ils sont très complices et quand je les regarde danser, ils sonnent comme un seul corps, tels deux pianistes jouant sur un même instrument», détaille Marco da Silva Ferreira. Pour cette partition classique remaniée à la sauce électro et portée par des beats d’eurodance, il a imaginé une chorégra- phie rapide, millimétrée, presque sans temps mort, faisant ressortir les influences hip-hop et dancehall qui transpirent des corps des interprètes. «La relation entre Chloé et Anka a été le point de départ, poursuit Marco da Silva Ferreira. Ils se connaissent depuis l’enfance et se sont rencontrés au travers de la danse urbaine et des battles alors qu’ils fréquentaient la même MJC à Caen. Bien plus que les mots, c’est le mouve- ment qui leur sert d’outil pour communiquer.» Lorsque Anka et Chloé se mettent à danser face à face, l’un pulse un rythme dans les genoux tandis que l’autre marque la mélodie avec son torse, mâchoire en avant. «C’est comme se dire : écoute bien cette subtilité-là !», enchérit Chloé, un clin d’œil adressé à son acolyte. Scénario très inhabituel pour un projet de spec- tacle, le chorégraphe ne connaissait pas ses deux interprètes avant d’avoir mis les pieds en studio avec eux, en juillet 2021. C’est Alban Richard qui a eu le nez fin, lorsqu’il repère deux danseurs déchaînés sur la piste de la «big party», un évènement festif du CCN. «Nous, on était là pour le fun, surtout que ces soirées sont gratuites !, rigole encore Anka. Quelques semaines plus tard, on a reçu un message du directeur sur Ins- tagram, deux mois après, on commençait les répétitions avec Marco et aujourd’hui on s’est embarqués dans une tournée de plus de 25 dates !» Le jeune homme, encore étudiant au Pôle Supérieur de Jazz à Paris, n’avait pas imaginé commencer sa carrière avec un tel élan.






Voir la danse à sa porte


Après les applaudissements, le duo revient vers l’espace de jeu et s’approche des spectateurs : le CCN et Le Trident, la scène nationale de Cherbourg qui organise les représentations dans les deux villages, mettent un point d’honneur à ce que l’équipe artistique puisse entamer une discussion avec le public. Ce soir-là, un petit garçon venu avec son père, le maire du village voisin qui a en tête de proposer un spectacle dans sa commune pour la saison prochaine, reste interdit. C’est la première fois qu’il voit de la danse contempo- raine. Un groupe de onze élèves encadrés par leur professeure d’EPS, passionnée de danse, est scotché par la performance et «la sincère connexion entre les danseurs, un peu comme Tic et Tac ou Tom et Jerry». «Au collège Saint-Exupéry, cette en- seignante arrive à faire danser des garçons et les classes de 4e , ce qui n’est pas facile tant le rapport au corps est compliqué à cet âge-là... C’est très touchant de les voir se mettre à la danse, éclaire Isabelle Charpentier, chargée des publics au Trident, qui, depuis le fond de la salle des fêtes, couve des yeux le groupe de jeunes. Quand on sent une telle envie autour de la danse contemporaine dans un établissement, on ne lâche rien, on accompagne au maximum.» Une attention nécessaire pour un art réputé «élitiste» ou «incompréhensible» et dont les barrières psychologiques sont encore loin d’être tombées. Alban Richard, le directeur du CCN, abonde : «Pour la première pièce de la Collection Tout-Terrain, Vivace, que j’ai créée en 2018, je me souviens particulièrement d’une discussion avec le public après une représentation dans le Calvados. Une femme a pris la parole et s’est mise à décortiquer les gestes, à souligner les spécificités du spectacle. Il y avait tout le village, le docteur, la maîtresse d’école... et aussi un agriculteur qui a dit: j’ai bien aimé parce qu’il y avait du Depeche Mode. Aujourd’hui, on a besoin d’entrer dans la danse par plusieurs portes. Les chorégraphes doivent se poser la question de la ré- ception de leurs œuvres et arrêter de seulement parler en tant que spécialistes... Sans pour autant baisser leurs exigences de qualité de corps ou d’écriture. Tout le monde n’est pas capable de relever ce défi.» Nageur quasi professionnel à l’adolescence, diplômé de kinésithérapie, devenu danseur en passant par les clubs et la rue, cela ne fait aucun doute : le «tout-terrain» est profondément inscrit dans l’ADN chorégraphique de Marco da Silva Ferreira. « On pourrait me reprocher d’être provoc’ à coller des énergies hip-hop ou house sur de la musique hyper classique », lâche le chorégraphe qui ne craint pas les mélanges, jusqu’à arborer une tenue très flashy qui tranche avec le paisible paysage normand. « Mais croiser les espaces, sans relâche, c’est pour moi ce qui est le plus important. Je crois même que c’est ce qui rend les œuvres vivantes. »


> Fantasie Minor de Marco da Silva Ferreira, le 27 avril en partenariat entre le CENTQUATRE et le Théâtre Louis Aragon (Tremblay-en-France) au Parc de la Poudrerie de Vaujours à Sevran

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