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Ce soir à la Laiterie, chapelle strasbourgeoise des musiques actuelles, c’est « une salle, deux ambiances ». En pleine fosse, la nasse est dense et fleure bon la bière et le poppers, en son centre trône même un grand molosse torse poil toisant la salle – une figure locale, dit-on. Sur scène, les Américains de Clipping. ont pris la suite de l’ensemble contemporain Asko Schoenberg – un grand écart de registre. Il y a dix ans, le trio faisait sensation dans les niches de l’indie en dressant une ligne haute tension entre rap et avant-garde électro-noise. Aujourd’hui, son showman attitré Daveed Diggs joue dans des séries et double des Disney. L’audience du groupe s’en est ressentie depuis, la salle est donc quasi pleine et dans les rangs ça connaît les lyrics par cœur.


À l’écart de l’agitation centrale, au dos de la console, une tout autre catégorie de public siège sur une rangée aménagée. Quelques retraités, pour la plupart octogénaires, sont des nôtres : c’est le Club 83, des spectateurs historiques du festival Musica dont c’est le lancement ce soir, incités à s’aventurer dans les propositions moins classiques du programme. Si une partie du panel jette l’éponge à mi-chemin, l’une des membres, 80 ans bien tapés, reçoit cinq sur cinq le flow ultra-calibré et les attaques glitchées de Clipping. Même assise, tout son corps l’exprime, elle dodeline pesamment d’extase, jette ses bras en l’air et tente d’enjoindre son mari, lui moins conquis. Comme expérience culturelle transgénérationnelle, ça a plus de gueule que la Comédie Française.


Clipping. à la Laiterie © Olivier Olland

Comme à la maison


Et c’est bien là le discret décalage de Musica, manifestation quarantenaire autour de la création orchestrale ou lyrique. Depuis 2019, cet axe s’assouplit sous la direction de Stéphane Roth qui entend le relier aux avant-gardes électroniques ou pop, aux arts sonores, et surtout en varier les cadres de réception. Exemple en est des « concerts pour soi », mini-récitals en appartement, seul·e à seul·e avec l’interprète. En plein quartier de l’Orangerie – proche voisin du Parlement Européen –, la violoncelliste Marie Schmit nous guide à travers un appartement désuet mais douillet jusqu’à un bureau mis en scène façon cabinet fantôme. De la littérature savante en français/allemand, un mini-mausolée autour d’une musicienne disparue, un 78 tours jouant dans la pièce adjacente, des magazines vintage sur la Princesse Diana, un ouvrage sur la peinture baroque ouvert sur un chapitre traitant d’occultisme près d’un thé froid – le moodboard se veut cryptique. Après une sarabande de Bach tout en retenue dans le salon, un échange avec la soliste mêle éléments techniques et personnels. Pendant la seconde pièce, une consoeur (Eva Boesch) la rejoint sans être annoncée. Une armoire vibre sur son passage, elle l’ouvre nonchalamment puis s’installe, révélant à l’intérieur du meuble une annexe gorgée de fumée. Émergeant des nuées, un paysage grandiloquent de John Martin y siège sur un chevalet. Une pièce minimaliste à couper le souffle plus tard (signée Salvatore Sciarrino), la seconde violoncelliste, à l’accent germanique, fait allusion à « [sa] grand-mère, dont c’est l’appartement ». On n’y croit pas, mais la tentative de théâtralisation et la velléité ésotérique, attachantes parce que maladroites, chapeautent cette capsule d’intimité avec ce qu’il faut de dérision et de mystère.


Nuit Jean Catoire au Palais des Fêtes © DRNuit blanche


C’est encore du mystère – et pas mal de dévotion – qui empliront l’air du Palais des Fêtes de Strasbourg un peu plus tard, au cœur de la nuit. La bâtisse Art Nouveau accueille ce soir une cérémonie nocturne, véritable rituel propre à réunir les vrais : de 23 heures à 7 heures le lendemain matin, le programme rend justice à un soldat inconnu du minimalisme, Jean Catoire. Si le compositeur-poète-théoricien décédé en 2005 a suivi les cours du maître Olivier Messiaen, il n’a jamais percé jusqu’au sérail des avant-gardes musicales françaises. Son œuvre est donc pour ainsi dire vierge d’écoute et l’ensemble ONCEIM la parcourt le long d’un programme-marathon. Les travaux de Catoire, homogènes, favorisant les harmonies primaires, les aplats limpides, parfois anxieux, sont interprétés parmi ceux d’autres compositeurs plus ou moins rares mais analogues dans leur contact avec le silence, le « presque rien ». Obscure à l’extrême, la proposition a quand même déclenché près de 200 préventes et ce sont encore, vers 4 heures du matin, une quarantaine d’auditeurs qui poussent l’expérience, lovés dans des transats ou assoupis sur des matelas. L’endurance, la fatigue, l’hypnose et la communion ne manquent pas de produire une écoute hallucinée, proche de l’état de grâce. S’agit-il seulement d’un concert au long cours ou, du fait de la condition minoritaire et de l’aura mystique de ces musiques, d’un rassemblement païen ? Entre ça et la messe du Pape au Stade Vélodrome, c’est tout choisi.

 

Festival Musica

du 15 septembre au 1er octobre à Strasbourg

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