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En musique, la notion d’appropriation culturelle a toujours été aussi délicate qu’imprécise. D’autant plus aujourd’hui que nombre d’artistes non occidentaux (pour le dire vite) ayant inondé les festivals européens ces dix dernières années produisent eux-mêmes un son, et une identité, qu’il serait bien ardu de circonscrire géographiquement et temporellement. Bien souvent le fruit d’expérimentations formelles et de circulations hybrides – Internet est bien évidemment passé par là, mais pas seulement –, cette idiosyncrasie manifeste semble d’autant plus compliquée à appréhender qu’on se demande ce qui la meut. Qui s’est inspiré de quoi, de qui, où et quand ? Et lorsqu’on s’en empare, comment éviter l’écueil du surplomb tout en gardant en tête une certaine idée de la transmission et du partage des pratiques ?



Le producteur et explorateur sonore français Judgitzu le reconnaît lui-même : « Depuis quelques années, il y a une recrudescence d’artistes africains programmés dans les festivals qui mettent les pieds dans le plat. Et nous, fatalement, on s’intéresse à des artistes qui cassent leurs propres codes et qui cassent les nôtres. » Lorsqu’on écoute Sator Arepo, son premier album sorti il y a un mois sur Nyege Nyege Tapes, on ne peut que constater la volonté plus ou moins consciente du producteur d’effectuer des allers-retours esthétiques constants, inconsciemment ou non. Entre hommages au singeli, sous-genre électronique au tempo ultra rapide né dans les ghettos de Dar-Es-Salaam en Tanzanie – pays dans lequel Julien Hairon de son vrai nom a effectué une résidence entre 2017 et 2019 – et ses propres tropismes musicaux et affectifs qui convoquent une certaine mystique celtique ; on ne sait souvent plus où donner de la tête ni sur quel pied danser. Au début, Judgitzu s’interrogeait lui-même sur la nature de sa propre musique : « Je me suis bien sûr posé la question de l’appropriation. Mais je me suis rendu compte que nombre de musiques électroniques au tempo rapide étaient assimilées à du singeli, que tu te trouves en Afrique de l’Est, au Mali, en Afrique du Sud. Il y a même de la musique indienne qui peut s’en rapprocher. Lorsque je me posais la question de ce que je faisais, on me répondait instantanément : ça, c’est du singeli. »


Quelle que soit l’étiquette qu’on y accole, cet effet de tournis et de transe permanent (les BPM passent régulièrement la barre fatidique des 300) produit sur l’auditeur averti un trouble bienvenu, et il n’est pas interdit, au sein du mille-feuilles musical que l’on a entre les oreilles, d’y entendre de la techno turbulente, de la harsh noise et des restes de drone music parlés dans une sorte de pidgin imaginaire dont on ne saurait assigner ni l’époque, ni le lieu.



Ce n’est pas un hasard si Sator Arepo est sorti sur Nyege Nyege Tapes. Le label et collectif ougandais aura permis depuis une grosse dizaine d’années de mettre en exergue la musique électronique d’Afrique de l’Est parmi la plus novatrice et vivifiante de mémoire récente, mais également d’entériner l’éclatement des barrières stylistiques en vigueur depuis l’avènement de l’Internet-monde. Et si les routes de Judgitzu et de l’entité ougandaise se sont croisées et ont donné lieu à un mariage bienvenu, c’est sans doute que la démarche même du Français est depuis toujours de l’ordre de la mutualisation des affects, plutôt que celle du picorage/pillage musical à l’impensé post-colonial certain. Se présentant lui-même comme un « ethnomusicologue punk », ayant passé les six dernières années de son existence à sillonner l’Asie, l’Océanie et l’Afrique afin de rendre compte des pratiques et célébrations rituelles des communautés et populations locales : « Le but est de donner à des jeunes l'envie d’être acteurs de leur patrimoine. Quand on s'intéresse aux anciens qui font du gong ou des chants traditionnels, on montre un petit peu à la jeunesse que son héritage est important et intéressant aux yeux du monde. »


Julien Hairon définit ainsi son approche comme s’apparentant à un travail à la fois « personnel et social » : « Un ami me racontait avoir rencontré des ethnomusicologues, pour qui le mot d’ordre semble être “on enregistre, on se casse”. Je préfère prendre le temps d’une vraie rencontre. L’enregistrement n’est que la finalité de cette rencontre. Par exemple, j’ai habité un an avec les Massaï, et je n’ai été invité à leurs cérémonies qu’au bout de 6 mois. Il y a une confiance à acquérir. Et si on ne veut pas me l’accorder, ce n’est pas grave. » Gageons que ces expériences lui auront permis d’acquérir une focale et un regard idoines quant à son propre matériau, quelque part entre la distance respectueuse et la participation active.

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