Peut-on admirer la mer Méditerranée sans y voir aussi un cimetière ? Comment appréhender aujourd’hui cette Côte d’Azur, la muse des peintres fauves, sans l’associer à un tourisme insoutenable, à une sécheresse mortifère ou à une fièvre brune ? Anna Niskanen a tout simplement choisi de gommer toute figure humaine ou animale de ses représentations du territoire. Dans ses cyanotypes, exit les familles en exil, les vacanciers agglutinés, les électeurs d’extrême-droite et tout ce qui ancre un lieu dans une société : l’artiste finlandaise, en résidence au Centre de la photographie de Mougins dans l’arrière-pays cannois, fait partie des allochtones invités à livrer leur regard sur cette partie ultra cotée de l’Hexagone. Elle en tisse un portrait fantasmagorique qui s’ouvre avec une immense vague bleue, bordée d’écume, émaillée par le quadrillage des vingt feuilles qui la constitue : devant, on médite à l’abri du monde ou on asphyxie, au choix. Ses photographies, fabriquées par empreinte du négatif sur du papier à l’aide de pigments naturels – qu’elle collecte et fabrique elle-même – , s’avèrent aussi séduisantes qu’ambiguës : faut-il y voir un retour à d’hypothétiques origines, en hommage aux formes d’art rupestres ? Une idéalisation romantique de la nature, dans la lignée de William Turner et Caspar David Friedrich ? Un droit de réponse pour un paysage à la fois façonné et détruit par le capitalisme ?
L’outre bleu
De l’écume léchant la roche tendre, des silhouettes de pins se découpant sur l’horizon, des montagnes flottant sur la mer, des bouquets de nuages dans l’azur : au fil d’un parcours ascendant – du fond de la mer à la cime des arbres –, ces photographies nous transportent sur la Côte d’Azur. Ou plutôt dans la mémoire qu’Anna Niskanen en a. « Ce qu’on voit n’est pas exactement ce que l’on voit », souligne la commissaire d’exposition et directrice du lieu Yasmine Chemali. S’ils sont vraisemblables, ces paysages n’existent pas. Ils sont le résultat d’une superposition de négatifs, travaillés sur Photoshop avant d’être développés en cyanotype, teintés avec de l’écorce d’eucalyptus et de mimosa, ou laissés « bruts » – soit tout en nuance de bleu de Prusse caractéristique des produits utilisés pour cette technique de tirage. La photographie serait le médium du souvenir par excellence, une manière de figer un instant de « vérité » malgré le passage du temps. Pour autant, cette preuve par l’image est-elle plus réelle que l’expérience que l’on a du moment et la manière dont celle-ci s’accroche au lobe temporal ? En somme, une photographie est-elle plus vraie qu’une peinture ? Un conflit centenaire, actualisé par l’intelligence artificielle, qu’Anna Niskanen règle à la manière d’un docteur Frankenstein, découpant des cadavres et assemblant des parties de corps pour donner vie à sa créature. La photographe arpente le territoire, capture des morceaux de paysage par l’objectif, récolte des plantes et des roches. Autant d’éléments qui constituent une palette à partir de laquelle elle donne corps à l’île de Lérins, à la vallée du Cians ou à Saint-Jean-Cap-Ferrat, tels qu’inscrits dans son esprit. Les images, constituées d’un puzzle de feuilles, miment une pensée fragmentée et vagabonde.
Luxe, calme et cicatrices
L’artiste n’a pas pris soin de cacher le modèle du papier – Fabriano Tiepolo – gravé en toutes lettres à la surface du médium, ni les morceaux de scotch utilisés pour fixer le négatif, ni le nom du fichier informatique inscrit au bas de l’image ou encore les scories des teintures : toutes ces marques grossières de fabrication, laissées comme autant de cicatrices, affirment le caractère artisanal et noble de ce travail. Si bien que François Cheval, co-commissaire, fait écho aux pictorialistes de la fin du XIXe siècle pour qui « tout est bon pour se démarquer de “l’industrie photographique” et tenir à distance un geste qui apparaîtrait comme populaire. […] Les références récurrentes à l’art classique et au beau, la volonté d’assimiler l’épreuve photographique au dessin, la recherche d’effets “à la Rembrandt” et de clairs-obscurs, disent combien cette pratique se veut résolument antimoderne. » Une nature vierge, un produit de luxe réalisé dans le respect des traditions anciennes, une filiation avec l’histoire de l’art académique : sommes-nous face à une photographie réactionnaire ?
Beauté fatale
La Côte d’Azur d’Anna Niskanen, aux faux airs d’estampes japonaises et aux teintes élégantes, nous séduit et nous absorbe. A priori inoffensives, ces scènes au format parfois démesuré ont plus à voir avec des paysages épuisés voire colériques dans lesquels on pourrait entrer qu’avec les cartes postales ensoleillées « typiques » de la région, désespérément lisses. Les arbres se tordent en une masse noire déchiquetée, le ciel se charge d’éclairs, les tâches d’impression se confondent avec deux yeux brillants perçant l’obscurité. Le dernier étage ressemble à une table d’orientation immersive où la chaîne des Alpes, reconstituée de ravines en crevasses, se referme sur le spectateur comme une forteresse. « Au XIXe siècle, le panorama, c’était l’œil du prince, cette représentation servait à surveiller les populations et les frontières », rappelle Yasmine Chemali. Ce qui a influencé le souvenir de l’artiste reste secret, libre à nous d’imaginer Hannibal traversant les montagnes ou se rappeler les chasses aux migrants que des néo-fascistes y ont récemment organisées. Point sublime n’est pas une évocation nostalgique d’un temps où l’on rêverait des valeurs esthétiques, morales ou spirituelles supérieures. Au contraire, l’angoisse latente qui se dégage de l’exposition conte des menaces atemporelles, et en cela, potentiellement contemporaines. Loin de figer une « vérité », ces images se laissent investir par les regards étrangers. Une mémoire, certes intime mais collectivisée, ouverte à toutes les lectures.
⇢Point sublime d'Anna Niskanen, jusqu’au 4 février au Centre de la photographie de Mougins
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