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À la pointe des études spatiales à l’époque soviétique, les centres de recherche arméniens luttent désormais pour survivre. Symboles d’un passé glorieux, les plus célèbres se trouvent sur le mont Aragats, un volcan éteint avec les pieds dans la neige et le col dans les nuages.  Rencontre avec des astrophysiciens résistants, espoir fragile d’un renouveau pour le pays, entre aigreur patriotique et filiation passionnée.

Autrefois, Kamo Gigoyan se rêvait astronaute. Mais en Arménie soviétique, cela impliquait d’intégrer l’Armée rouge : « Comme j’avais de bons résultats à l’école, j’ai été sélectionné pour le programme de pilote militaire qui permettait ensuite de devenir cosmonaute. Mais quelques jours avant de confirmer mon choix, j’ai changé d’avis. Je ne voulais pas obéir aux ordres. » Le maître des lieux allume une à une les lampes du bâtiment. Des étudiantes en biologie originaires de la république autoproclamée du Haut-Karabakh écoutent attentivement l’exposé saccadé de l’astrophysicien de 63 ans. Au rythme du cliquetis des clés qu’il tient au creux de sa main, le scientifique déplie son savoir : « Après avoir reçu les premières images, on obtient des données sur les galaxies. On peut savoir si l’étoile est géante ou supergéante et connaître sa position, sa distance et même sa température. » Le regard des jeunes femmes s’attarde sur le dôme quadrillé qui protège le trésor de Kamo Gigoyan : un immense télescope de 2,6 mètres de diamètre, le plus grand de l’Observatoire d’astrophysique de Byurakan. Repliée, l’imposante machine semble contorsionnée dans son écrin argenté. Les visiteurs osent quelques murmures. « C’est un conte de fée », chuchote Arevik Israyelyan, vice-directrice du centre des sciences du Haut-Karabakh, qui vient ici en visite pour la première fois. 



De Hitler à Khrouchtchev 


Le lieu est légendaire. Son fondateur, Viktor Ambartsumian, un Arménien né en Géorgie – alors province de la Russie impériale – reste un symbole de la réussite scientifique arménienne. Après un bras de fer avec l’Académie des sciences de Moscou, l’astrophysicien obtient, en 1946, l’autorisation d’implanter son centre de recherche à Byurakan, un village isolé à une trentaine de kilomètres d’Erevan. L’année suivante, sur les pentes clairsemées du mont Aragats, il découvre le phénomène des associations stellaires : les étoiles ne se forment pas individuellement mais par grappes. C’est aussi à Byurakan que l’astronome Benjamin Markarian recense, entre le milieu des années 1960 et le début des années 1980, plus de 1 500 objets stellaires désormais connus sous le nom des « Galaxies Markarian ». Il étudie chacune d’entre elles avec un télescope dont le miroir fut fabriqué sur ordre d’Hitler : destiné à la recherche astronomique de l’Italie Mussolinienne avant la seconde guerre mondiale, il est finalement récupéré par l’URSS et installé sur le télescope Schmidt de Byurakan en 1960. Henrik Sargsian en est aujourd’hui le gardien. Cet ingénieur de 81 ans, autrefois membre de l’équipe qui a construit le dôme et assemblé le télescope, se souvient précisément de son inauguration : « Nikita Khrouchtchev était très impressionné. C’était un tel honneur de recevoir le n°1 de l’URSS dans notre village. Les gens l’acclamaient. Il portait un costume blanc et un chapeau qu’il soulevait pour les saluer. J’ai gardé des photos de ce jour-là. »


Pour le bloc de l’Est, alors en pleine course aux étoiles, l’astrophysique est un secteur-clé. « Les conditions étaient meilleures à l’époque soviétique. Les salaires des jeunes scientifiques n’étaient certes pas très élevés, mais ils avaient des perspectives d’évolution. S’ils travaillaient dur pendant quelques années, ils pouvaient devenir des gens importants pour l’URSS et le pays jusqu’à obtenir un salaire correct », déplore Areg Mickaelian. Le directeur de l’observatoire de Byurakan a intégré l’institution deux ans avant que le pays ne sombre. L’année 1988 ouvre une spirale mortifère : la question de l’indépendance du Haut-Karabakh émerge au mois de février. Placée sous la coupe de l’Azerbaïdjan, la province réclame son émancipation ou son rattachement à l’Arménie, provoquant les premières violences entre les deux nations voisines. En décembre, un séisme tue environ 25 000 personnes dans le nord du pays.


La première guerre au Haut-Karabakh débutera formellement après la chute de l’URSS. Au même moment, une grave crise économique couve. Les scientifiques de tous les domaines s’expatrient ou changent de profession. « Ce fut une période très difficile pour les gens de ma génération. C’était vraiment le chaos, personne ne pouvait rester dans les sciences ici. Mais moi qui ait toujours voulu devenir astronome, je n’ai jamais pensé changer d’activité, même durant les années noires », se souvient Areg Mickaelian, assis dans son bureau décoré de centaines de badges d’invitations à des conférences astronomiques. C’est grâce aux collaborations scientifiques internationales qu’il a pu poursuivre ses recherches depuis sa terre natale : « En travaillant trois mois à l’étranger, je mettais ma famille à l’abri pendant un an ici. »


Un Arménien sur Mars


Le projet de l’ingénieur et physicien Paris Herouni est le dernier à avoir bénéficié de financements publics avant l’effondrement du bloc soviétique. Il a dû batailler 17 ans pour pouvoir installer un radiotélescope optique de 54 mètres de diamètre à Orgov, une localité d’un des versants de l’ancien volcan. Moscou aurait certes préféré qu’une telle infrastructure soit implantée en Russie ou en Crimée, mais l’Union soviétique verse malgré tout 3 millions de roubles (3 millions de dollars à l’époque) pour sa construction. Arevik Sargsian, nièce de Paris Herouni, a rejoint le centre de recherche en 1987. Ils étaient alors 800. « Mon oncle a construit ce radiotélescope pour comprendre deux choses : l’espace et la "deep space communication". C’est ce qui rend possible l’émission d’un signal vers Mars ou d’autres planètes plus éloignées. Elon Musk a besoin de ce genre de technologie pour son projet de voyage martien. Il lui faut des moyens de communication sûrs pour son vaisseau. »


Depuis des années, Orgov est vide. Dans la salle de contrôle trônent encore quelques colossales reliques : trois ordinateurs d’une époque révolue. Transféré au département de météorologie en 2012, le radiotélescope et ses dépendances ont été délaissés. Après trois années de conflit avec les institutions arméniennes, Arevik Sargsian est finalement parvenue, début octobre, à faire approuver un plan de relance cofinancé par l’État, des donations et des projets scientifiques. Elle ambitionne d’intégrer le centre à un réseau international de recherche sur la « deep space communication ». Une cinquantaine de personnes contribue à cette renaissance. « Ce lieu était le rêve de mon oncle et c’est devenu le mien », confesse la nièce de Paris Herouni.



Astrofiliation


Sur le mont Aragats, l’espace est une affaire de famille. Dans le modeste salon de Henrik, le gardien, le plan de l’observatoire côtoie les dessins de ses petits-enfants. Le portrait du fondateur Viktor Ambartsumian figure parmi les photos de famille. Mais le joyau de l’ingénieur est abrité sous un auvent de tôle dans son jardin. Un drapé de plastique protège le télescope personnel du vieil homme. Aidé par Narek, son petit-fils de 14 ans, il le dévoile fièrement. « J’ai mis un an à le fabriquer avec mon fils. L’Observatoire m’a revendu un stock de pièces pour 20 000 drams (environ 40 euros), et j’ai confectionné le reste des éléments avec mes propres mains. » Il en a fabriqué trois de plus, pour ses fils et leurs enfants. Son objectif ? Intéresser la prochaine génération à l’astronomie. Pari gagné. « Mon fils de 52 ans vient parfois la nuit pour que l’on regarde les étoiles. La dernière fois, il est arrivé à trois heures du matin en disant "Papa, viens voir la lune, elle est si belle ce soir". » Après plusieurs années d’attente, celui-ci a enfin pu intégrer l’équipe technique de l’Observatoire. C’est une satisfaction pour le vieil ingénieur : « Une forme de continuation. » La famille a même son objet céleste favori : Saturne. L’astrophysicien Kamo Gigoyan a également transmis sa passion à son fils Karen, 22 ans : « Pendant très longtemps, lorsque  je rentrais à la maison, sa première question était : "Combien de découvertes as-tu faites aujourd’hui ? Cinq ? Six ?" Il savait que je cherchais. » Le jeune homme, aujourd’hui étudiant en master d’astrophysique, est né et a grandi à Byurakan, « presque dans les étoiles ». Contrairement à son père, il n’a jamais désiré être cosmonaute. L’idée d’un voyage spatial l’angoisse. Il préfère avoir les pieds sur terre et pourquoi pas, un jour, découvrir une forme de vie extraterrestre : « Tout est possible. » 


La fuite des cerveaux continue


Aujourd’hui, l’observatoire compte douze « jeunes » scientifiques. C’est loin de satisfaire le directeur du site, Areg Mickaelian : « Il nous faudrait 30 ou 40 personnes de plus pour conserver le niveau d’activité actuel. » Seulement, séduire la jeunesse arménienne n’est pas chose facile. « Personne ne veut travailler dans le domaine scientifique parce que ça ne paie pas. Quand je faisais mon doctorat en Arménie, je gagnais 200 dollars par mois [le salaire moyen est d’environ 400 dollars – Nda]. Ensuite, aux États-Unis, je touchais entre 10 et 15 fois plus. Une fois que nous organisions une fête ici, le traiteur nous a demandé : "mais vous avez de quoi payer au moins ?!" », rigole Hripsime Mkrtchyan, physicienne au sein de la Cosmic Ray division (CRD). Rattaché à l’Institut de Physique d’Erevan, son département étudie le spectre des rayons cosmiques pour comprendre l’accélération des particules. C’est grâce à ces mesures astrophysiques que l’âge de l’univers – environ 13,7 milliards d’années – a pu être déterminé. La jeune femme de 30 ans s’inquiète : « Une seule fille envisage de faire son doctorat ici. Nous n’avons plus aucun étudiant. On essaie de convaincre les jeunes de s’intéresser à la physique avec des concours et des vidéos sur YouTube, mais ce n’est pas facile. » Son mentor, le professeur Ashot Chilingarian, chef du CRD, ne quitte plus les stations de collecte du mont Aragats, qui ne sont plus que l’ombre d’un glorieux passé. Une forêt de détecteurs rouille, perchée à plusieurs mètres au-dessus du sol. En hiver, ensevelie sous des mètres de neige, l’installation prend des allures de station polaire, figée dans le temps.



Tous les mois, deux ingénieurs et une cuisinière sont astreints à la surveillance du site. Cernés par l’ennui, dans un décor soviétique immuable, Internet est leur unique fenêtre sur le XXIe siècle. Ça ne plait pas à Ashot Chilingarian : « Les réseaux sociaux gâchent les jeunes. Le niveau des étudiants est très faible, même pas digne de l’élémentaire. C’était bien mieux du temps de l’Union soviétique. » Au milieu de ses détecteurs de particules hors d’usage, il condamne cette nouvelle génération qui rêve d’une vie confortable loin de l’Arménie – à commencer par son propre fils qui vit en Allemagne. Sa déception est vive : « Il aime escalader des montagnes et voyager. Il ne veut pas travailler dur. C’est un autre type de mentalité, une autre génération. » Le physicien est nostalgique d’une époque révolue depuis 30 ans : « Ma génération, celle des années 1950 à 1970, qui a grandi en URSS, avait un idéal. Peut-être est-ce mon éducation soviétique qui parle ? Nous désirions rendre notre pays meilleur et en être fiers. Mais tout ça a disparu. » Areg Mickaelian, directeur de l’Observatoire de Byurakan, y croit encore. Il vient de signer un partenariat avec le centre des sciences du Haut-Karabakh. Un moyen détourné de faire reconnaître cette république autoproclamée sur la scène internationale. Environ un an après la fin de la guerre de 2020 entre Arméniens et Azerbaïdjanais, soutenus par la Turquie, la menace d’un nouvel affrontement plane toujours. « Le rôle de la science, en particulier dans le domaine incroyable de l’astronomie, est de montrer que cette petite nation, l’Arménie, a le droit d’exister. »


Morgane Bona


Photographie : Alexis Pazoumian, pour Mouvement

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