Une immense image dépasse des toits de tuiles dans le centre historique de Mougins, sur la façade de son jeune Centre de la Photographie. Dessus, cinq silhouettes encapuchonnées traversent précipitamment un chemin de terre dans un désert. La scène tranche avec l’atmosphère friquée et les calades proprettes de ce village perché sur les hauteurs de Cannes. Ces « migrants traversant la frontière » rappellent la réalité des injustices économiques et sociologiques jusque dans cet écrin bourgeois de la côte d’Azur, au bord d’une Méditerranée où meurent chaque année des centaines de personnes. La nouvelle exposition est consacrée au travail que mène Marie Baronnet autour de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Amexica, c’est ce territoire tronçonné par un mur long de 1 300 km, l’une des plus célèbres des 63 barrières frontalières dans le monde. D’un côté, des miradors et des barbelés : la standardisation à l’américaine. De l’autre, des bouteilles de plastique et des dessins à la mémoire de ceux qui ont traversé ou à la gloire des droits de l’homme. Dans le sens Nord-Sud, les voitures et les hommes traversent en toute liberté, dans l’autre, les individus mettent plusieurs jours, se font dépouiller et agresser par les passeurs appelés « Coyotes », tuer par les narcos, le froid ou la soif, pourchasser par les patrouilles « patriotes », enfermer dans des centres de rétentions par les autorités américaines. Cette construction de palissades et de cylindres d’acier, de grillage et de béton, dopée en 2001 avec la « guerre contre le terrorisme » lancée par Bush, n’en finit pas de se renforcer, suivant la paranoïa de la politique américaine. Donald Trump en a fait un fonds de commerce électoral. Depuis 2009, la photographe zigzague d’un côté et de l’autre : « Le mur ne fait pas de cadeau. Il bousille les communautés mais aussi la faune et la flore. »
La Vallée de la mort
« À aucun moment, il faut que l’appareil gêne les gens qui traversent la frontière, ce sont des zones où il faut aller très vite », introduit l’artiste devant les premières photographies de l’exposition qui montrent des personnes à pied et sans aucun bagage grimper les clôtures qui les séparent du « pays de la liberté ». Des clichés à hauteur d’homme qui plantent la situation, sans en bouleverser les représentations. Mais, au fur et à mesure des images, accrochées aux murs et sur des structures en bois façon palissades, certains détails heurtent : un soutien-gorge et une culotte accrochés à des branches, des bidons disposés en forme de croix, un matelas abandonné. Autant de traces de vies – et de mort – qui ponctuent des plans larges sur les vastes plaines du désert. Les viols et les féminicides sont monnaie courante aux abords du murs. « Les femmes prennent des contraceptifs avant d’entreprendre la traversée. Les sous-vêtements que l’on retrouve sont les signatures des criminels. » D’autres détails, plus subtils, n’en sont pas moins glaçants : ce sympathique vieillard qui pose avec une caméra de compétition et son berger allemand n’est autre que le président de l’American Border Patrol – des civils américains d’extrême-droite qui s’adonnent à la chasse à l’homme. Cet adepte de Rachmaninov trouve « la frontière émouvante et romantique ».
La fabrique de la schizophrénie
La série d’images fixes suspend dans le temps et les consciences certaines scènes du film que Marie Baronnet a tourné seule sur plusieurs années et coproduit par la société Velvet Film de Raoul Peck et Arte. En 2018, le mur attend la plus grande caravane de « migrants » centraméricains, haïtiens et même africains. Un jeune camerounais, qui souhaite garder l’anonymat pour ne pas mettre sa famille en danger, lave un pick-up sous un soleil de plomb à Tijuana. Il a traversé 12 pays jusqu’au Mexique et vise le Texas : « Je veux m’instruire pour retourner chez moi et rendre mon pays meilleur ». Adrian et ses trois enfants, que Marie Baronnet a suivi dans leur périple, envisagent d’entrer aux États-Unis par les voies légales et demander l’asile, dans l’espoir que « Dieu touche le cœur de la police migratoire ». Dans les rues de Ciudad Juárez, les marchands ambulants et les guinguettes installent une ambiance de fête foraine. Entre les tentes des camps d’étape, les cigarettes se vendent à la criée, des salons de coiffures s’improvisent et des femmes décortiquent le poulet. À la « petite Haïti », un quartier qui a poussé dans les faubourgs de la ville, un bal s’organise, les couples se forment. Côté américain, les nationalistes du Tea Party sortent les chaises pliantes, les barbecues et les banderoles « I came legally » dans une ambiance blanche et familiale. On y parle sécurité, propriété et déclin de l’emploi. Les plans sur la muraille se passent de commentaires : cette construction qui scinde la plage reliant les villes jumelles de Tijuana et San Diego, s’arrête dans la mer. D’un côté, les gens se baignent et sortent les parasols. De l’autre, les autorités armées surveillent, prêtes à capturer quiconque dépasse la ligne rouge. La « barriérisation du monde » est une folie.
Bienvenue à Das Kapital
Plus on s’enfonce avec la photographe dans le quotidien de la frontière, plus Amexica ressemble à un pays de science-fiction, avec ce mur omniprésent qui hante chaque image, chaque parcours. Les photographies aux tons sablonneux et à la géométrie imposée par l’axe du mur côtoient celles, plus cliniques, d’un détenu affublé d’un uniforme rayé façon Lucky Luke dans la prison de Tent City ou d’une travailleuse dans une usine. D’autres, baignées d’une lumière rouge-néon, captent l’atmosphère des nuits dans les boîtes, les diners et les motels de Ciudad Juárez, rappelant l’esthétique des films noirs coréens : on y voit Sergio, employé de bar, élégamment maquillé et diamants aux oreilles. Amexica est un Far West bien réel où se développe un capitalisme sauvage. Sous prétexte d’une lutte contre les trafics illégaux – drogue et êtres humains dans le même sac –, le mur décidé par les États-Unis les renforce en transformant les « migrants » en marchandise. Quand ceux-ci ne deviennent pas des travailleurs pauvres embauchés à la journée par des entrepreneurs américains, ils engraissent le système carcéral américain et les Coyotes : il faut compter 2000 à 3000 dollars pour traverser, sans compter les taxes en sus. « Quand j’étais coyote, je touchais 500 dollars par personne, témoigne une jeune femme. C’est nous qui volons les migrants ». Les Américains quant à eux poursuivent leur logique impérialiste en installant des usines de l’autre côté du mur – les maquiladoras – qui emploient une main d’œuvre bon marché et féminine. Un tourisme occidental s’étend côté mexicain autour de la drogue et de la prostitution tandis que côté États-Unis, des files de touristes « comme il faut » prennent des selfies face au mur, à côté des barbelés et des policiers, quand ils ne tendent pas leur smartphone entre les palissades.
Pour autant, les images de Marie Baronnet rendent un visage humain à cette frontière. Les « migrants » qu’elle photographie et filme dans leur environnement direct, souvent interviewés pendant qu’ils travaillent, ne se laissent pas enfermer dans un statut de victimes passives. Maria, une mère de famille qui a réussi à s’installer aux États-Unis alors que son mari a été expulsé, est devenue experte en législation et se bat pour la reconnaissance de ses droits. À Tijuana, les familles en exil organisent une manifestation le long des routes : « Nous ne sommes pas des criminels mais des travailleurs » scandent-ils. Pour Sergio, à Ciudad Juarez, « la frontière est très amicale, nous accueillons tout le monde sans distinction de culture, de croyance ou de revenus. On peut même dire que la ville est en pleine croissance économique ». La morgue américaine, où l’artiste a filmé les employés nettoyer des corps et découper des sacs, en tablier, charlotte et gants de latex, semble un paroxysme de la déshumanisation. Le directeur a confié à Marie Baronnet quelques-uns des objets retrouvés sur les cadavres. L’artiste les photographie comme autant de reliques sacrées : des écouteurs tachés de boue sur un fond jaune éclatant, un portefeuille griffé « Off the wall » sur fond rose électrique, une carcasse de téléphone sur un bleu azur. Ces parcelles d’existences, extraites des pochettes plastiques où elles sont archivées, portent en elles l’éclat d’humanité que la plus grande démocratie du monde a renié.
- Amexica de Marie Baronnet jusqu’au 4 juin au Centre de la photographie de Mougins
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