On peut créditer l’artiste allemand, premier photographe à obtenir le prestigieux Turner Prize, d’avoir fait de la chambre noire un art plastique. Plastique comme l’émotion : Wolfgang Tillmans voit le reflet de son âme dans la vitre d’un photocopieur, le synthé itératif de New Order et la mécanique fragile d’un appareil numérique. L'artiste est l'invité du Centre Pompidou à l'occasion d'un solo show XXL. À l'occasion de son exposition au Wiels en 2020, Mouvement l'avait rencontré.
Un entretien extrait du n°106 de Mouvement
Wolfgang Tillmans se réveille d’une courte sieste et déambule déjà d’une pièce à l’autre du Wiels, centre d’art contemporain à Bruxelles, en donnant de nouvelles instructions à ses assistants. L’exposition ouvre au public dans une dizaine de jours : il travaille son accrochage jusqu’à tard dans la nuit, puis laisse la main à son équipe au matin. Dans les couloirs, on reconnaît facilement leurs visages, aperçus sur plusieurs photographies de l’artiste allemand. Des jeunes en sportswear, l’air détendu et résolument cool, leurs joggings parsemés des fameux morceaux de Scotch que Wolfgang Tillmans utilise parfois en guise de cadres pour accrocher ses tirages glossy.
Spontanément, il raconte la première fois qu’il s’est rendu à Bruxelles avec son ami Lutz Huelle, une virée entre adolescents en auto-stop depuis Remscheid, pour rejoindre une soirée dans un club gay de la capitale. Dans les années 1990, Wolfgang Tillmans se fera connaître pour ses images, publiées dans la presse magazine, de corps et de fêtes qui expriment l’abandon, la désillusion et une certaine radicalité de la première génération ecstasy. Avec les portraits dénudés de ses amis, il continue de bousculer le bon goût et d’énerver les critiques. Lutz, Alex et Wolfgang, inséparables à travers les âges. Le point de départ du photographe est toujours une expérience intime du monde. Un dialogue constant avec l’époque et la technologie, qu’il fera évoluer jusqu’à l’abstraction, notamment avec ses célèbres Paper drop, photos de simples feuilles de papier pliées dans une illusion tridimensionnelle.
En pleine préparation de son exposition-laboratoire, qui mêle comme dans un flux, photocopies noir et blanc A4, grands tirages colorés et installations vidéo, Wolfgang Tillmans s’arrête. Pour Mouvement, il revient sur son basculement vers la photo numérique, sa tournée en Afrique et son rapport à la fragilité de l’homme et des objets.
Votre exposition Today Is the First Day s’est ouverte le même jour que l’entrée en vigueur du Brexit. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’est une simple coïncidence ! C’est en arrivant à Bruxelles que j’ai été frappé par cette sérendipité. Ces mots sont issus de « Heute Will Ich Frei Sein », une chanson que j’ai écrite en 2016. J’y dis : « Aujourd’hui est le premier jour où je ne me mords pas la lèvre, où je ne me sens pas tendu, où je me laisse aller. » Il s’agissait d’exprimer une forme de liberté, un commencement, mais à un niveau strictement personnel. J’y vois quelque chose de positif, politiquement, une sorte d’espoir dans le présent et en regardant vers l’avenir. Évidemment, je préférerais que le Royaume-Uni fasse toujours partie de l’Union européenne…
Vous avez été très actif dans la campagne contre le Brexit. Votre travail a toujours reflété un engagement politique et social mais, récemment, vous êtes devenu un véritable activiste.
Quand l’idée du référendum s’est imposée, au printemps 2016, j’ai dû agir sur la base d’un sentiment d’urgence et d’un besoin d’autodéfense : mon mode de vie était attaqué, la liberté de mouvement entre le Royaume-Uni et l’Allemagne était menacée. Pour moi, l’Europe est fondée sur le rapprochement entre les gens, mais j’ai eu l’impression que, pendant la campagne, personne ne parlait avec passion de l’Union européenne, y compris dans le camp du Remain. Si personne n’exprimait quelque chose d’enthousiaste face aux discours qui répandaient la peur, tout était perdu. J’ai eu ce besoin, j’ai trouvé ces mots et cela a pris sa place. Dans ce genre de moment, on ne se demande pas si les posters de campagne seront perçus comme de l’art ou si cette démarche est cohérente avec son travail. Au fond, je m’en fichais, je voulais seulement les publier. Bien sûr, cela s’est poursuivi avec d’autres campagnes politiques, parce que l’urgence face à la montée du populisme de droite est toujours là, et parce que certains posters pro-Brexit sont eux-mêmes des objets culturels. Ces dernières années, j’ai trouvé quelque chose de libérateur dans la culture populaire : les lignes qui cloisonnaient les différents domaines créatifs sont devenues de plus en plus floues. Dans les années 1990, on parlait de casser les frontières entre la « grande culture » et la culture mainstream. Moi, je me disais : « Non, la mode ce n’est pas l’art, et l’art ce n’est pas la mode. » J’avais besoin de faire cette distinction. Je ne travaillerai jamais pour cette industrie, mais je me suis toujours intéressé au vêtement, à la signification du style. C’est différent aujourd’hui. Des gens d’à peine 20 ans ont une compréhension très fluide de la production culturelle. C’est à cet instant que le mot Instagram s’invite dans cet entretien, parce que ce flou entre les domaines y est très puissant.
Vous avez fréquenté et photographié la scène clubbing du Londres des années 1990. Qu’est-ce qui vous a attiré au Royaume-Uni ?
Je suis allé étudier à Bournemouth quand j’avais 22 ans. Je n’ai pas quitté l’Allemagne parce que je ne l’aimais pas, mais Londres, et tout ce qui allait avec, me fascinaient : la pop culture, le style urbain, l’ambiguïté, les pochettes d’album, les magazines de design… Le Royaume-Uni était à la pointe. L’Allemagne et Berlin sont devenus cool seulement par la suite, même si j’ai découvert récemment des groupes de Krautrock et des choses très audacieuses dans les arts visuels de l’époque. Quand j’ai commencé à aller en boîte, vers 16 ans, j’ai compris qu’il s’agissait d’une expérience sérieuse, que la nuit est un espace où l’on peut expérimenter d’autres façons d’être ensemble. Ce que les gens font la nuit est une alternative à ce qu’ils font le jour ! Je pense au monde, à ma vie, à mon travail lorsque je me tiens dans le coin d’un club et que je lève les yeux pour observer les lumières, des danses robotiques ou que je perçois des formes abstraites.
Pendant votre vingtaine, vous faisiez de la peinture et des vêtements, puis vous avez découvert une photocopieuse qui pouvait agrandir en nuances de gris. Que s’est-il passé pour vous à ce moment-là ?
La même chose qu’avec la pop électronique : j’ai découvert que des processus mécaniques pouvaient exprimer mes émotions – ce qui, par définition, semble impossible. En matière de musique, je me réfère toujours à « Blue Monday » du groupe New Order, un morceau majeur, constitué d’une longue progression de sons robotiques produits par des synthétiseurs et des boîtes à rythmes. Les gens qui ne l’aiment pas entendent huit minutes très répétitives, mais j’ai le sentiment que tout y est : mon monde y est tout entier, et le monde entier est dans cette chanson. Avec la photocopieuse, mon expérience de vie m’apparaissait ainsi, dans cette sorte d’empilement de couches qui alternaient sur ces feuilles en noir et blanc, aux bandes créées aléatoirement. C’était le résultat d’erreurs techniques, comme des… (hésitation).
Comme des imperfections mécaniques ?
Des imperfections mécaniques, oui, mais qui résultaient de processus électroniques : la photocopieuse était électronique. L’image était transformée en points pour créer les nuances de gris. J’agrandissais ces points encore et encore, ce qui créait une sorte de rythme. J’ai alors réalisé que la surface est tout ! À cette époque, la peinture en vogue était celle de David Salle ou de Julian Schnabel, qui appliquait cinq centimètres d’épaisseur de peinture sur la toile. J’aime cette contradiction apparente entre la profondeur de quelque chose qui est vraiment plat et d’autres œuvres d’art que certains pensaient très profondes et qui, selon moi, ne l’étaient pas… Ensuite, j’ai acheté un appareil photo parce que j’avais besoin de nouvelles images à photocopier ! Et j’ai compris alors que je pouvais parler.

Wolfgang Tillmans, Lacanau (self), 1986. Courtesy Galerie Buchholz, Galerie Chantal Crousel, Paris, Maureen Paley, London, David Zwirner, New York
À quel moment avez-vous eu le sentiment d’être devenu un artiste ?
J’ai eu la chance de ne pas être considéré à l’école comme doué pour les arts plastiques. Je n’étais pas celui qui dessinait super bien, je n’étais pas considéré comme “spécial” pendant ma jeunesse. Enfant, j’avais une véritable obsession pour l’astronomie, mais celle-ci a disparu à la puberté. Comme je n’ai pas été poussé dans une direction particulière, j’étais libre de créer mon art. Je faisais comme si j’étais un artiste, mais en même temps je n’étais pas totalement convaincu. C’était un mélange de force dans mes convictions et d’insécurité totale. Qu’est-ce que ceci ? Qui suis-je ? Quand on a 20 ans, on ne sait pas qui on est.
La technologie joue-t-elle encore un rôle important dans votre processus de travail ?
Dans un sens techno-philosophique, oui. Mais je suis très analogique dans ma manière d’enregistrer le monde. Je suis resté fidèle à la pellicule jusqu’en 2011, à une époque où les gens étaient surpris en regardant le dos de mon appareil. L’impression numérique m’intéresse depuis ses débuts, mais pour ce qui concerne la prise de vue, je suis resté analogique. Je ne retouche pas mes photos numériques et je les considère comme des sortes de négatifs. Pourtant, la plus grande révolution dans ma photographie aura été d’apprendre à parler avec un appareil numérique. Soudain, j’ai disposé d’un outil de la taille de mon appareil 35 mm, mais qui avait la même précision qu’un appareil photo grand format. Les images que je produisais avaient un niveau de détail incroyable et une certaine froideur, qu’il m’a fallu apprendre à apprivoiser… Ce changement allait à l’encontre de mes convictions d’alors, par exemple sur l’école de Düsseldorf [fondée par les artistes allemands Bernd et Hilla Becher, connus pour leurs photographies typologiques d’installations industrielles à l’abandon – Nda]. Quand je regarde le port de Salerne photographié par Andreas Gursky [l’un de leurs élèves – Nda], avec ses containers que l’on perçoit dans les moindres détails, j’admire et je respecte totalement le travail, mais cela ne me touche pas. Cette photographie ne ressemble pas à ce que je ressens et ne me fait pas ressentir ce que je vois. Par contre, le film 100 ASA de 35 mm au grain fin se rapproche de ce que je pense voir, par son détail et sa netteté.
Vous êtes de plus en plus présent dans vos propres images. Dans cette exposition, il y a une vidéo dans laquelle vous performez. Ressentez-vous le besoin de vous réaffirmer physiquement ?
Peut-être qu’il m’a fallu faire toutes ces choses pour comprendre que je pouvais parler plus clairement, pour trouver ma voix, politiquement et à travers la musique. J’ai toujours été très « physique », sans jamais faire de sport. Dans la seconde partie de ma quarantaine, j’ai pourtant compris l’une de mes contradictions : toute ma vie tourne autour d’êtres de chair, de ces corps que je photographie dans mes portraits, mais j’ai vécu très longtemps dans le déni du corps qu’il y a sous mes propres vêtements.
Vous avez exposé partout dans le monde. Récemment, vous avez débuté une tournée en Afrique. Montrez-vous différemment les corps en fonction du pays qui accueille l’exposition ?
Quand l’opportunité d’exposer en Afrique s’est présentée, j’ai été catégorique sur le fait qu’il devait y avoir la même qualité de fond et la même exigence matérielle qu’en Europe. On ne peut pas prédire ce que les gens vont comprendre, censurer de manière préemptive. Je déteste les personnes qui pensent que le public est plus bête qu’eux. C’est un sentiment horrible. La seule forme de censure de cette tournée, je l’avais déjà acceptée en 2014, lors de la biennale Manifesta de Saint-Pétersbourg qui empêchait la diffusion de contenu sexuel gay. C’est en quelque sorte sous-entendu. Nous ne voulons pas créer de scandale, ce n’est pas dans mon intérêt d’en causer en tant qu’étranger. En Afrique, nous n’avons pas exposé dans des pays où l’homosexualité est punie de mort. Mais lorsqu’on tombe sur des articles selon lesquels « 98 % des Éthiopiens pensent que l’homosexualité est profondément mauvaise », forcément, on s’interroge… Certains croient que c’est une maladie occidentale importée par l’homme blanc. C’est tellement ridicule ! Quand on est internationaliste et non raciste, on pense que chacun devrait avoir le droit de s’exprimer partout de la même façon et en toute sécurité. Si je me suis censuré, c’est parce que je crois que la manière dont je pense aux corps et à l’identité est si présente dans mon travail – même lorsqu’il n’a pas de contenu directement sexuel – que cela transparaîtra de toute façon. La photo d’Anders qui retire une écharde de son pied est exposée dans un tirage de deux mètres. On y voit de la peau nue. Pour moi, c’est simplement humain, mais cela reste le regard tendre d’un homme sur un autre homme. D’une certaine façon, ce qui transparaît, c’est le fait de ne pas avoir peur de sa propre fragilité.
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Wolfgang Tillmans, Silver 258, 2017 ; it's only love give it away, 2005 ; Silver 209, 2014. Courtesy Galerie Buchholz, Galerie Chantal Crousel, Paris, Maureen Paley, London, David Zwirner, New York
La tournée en Afrique a d’ailleurs pour titre Fragile. C’est aussi le nom de votre groupe.
C’est aussi le nom de mon alter ego adolescent. C’est curieux que ce mot m’ait toujours fasciné parce qu’à l’origine, cela sonnait d’abord comme un avertissement. J’ai trouvé de la poésie dans le fait d’accepter ma propre fragilité et de l’utiliser comme point de départ d’une hyperbole. En s’acceptant comme fragile, on peut mettre du maquillage, s’habiller de façon fantasque ou faire tout ce qu’on veut. Cela ne signifie pas qu’on ne doit pas se rebeller contre cet état-là. Mais c’est le cœur qui me sert de point de départ. Les gens qui me touchent sont ceux qui me donnent le sentiment d’être en contact avec leur fragilité.
C’est cette fragilité que vous suggérez dans vos expositions, quand vous présentez des images sans les encadrer ?
Lorsqu’on vieillit, on remarque rétrospectivement que des points se connectent. Chez moi, c’est le pouvoir de cette feuille A3 qui sort d’un photocopieur. La beauté de cet objet fragile, vulnérable et bon marché, plus attirant que s’il avait été sur une plaque de métal. J’étais fasciné par ce tirage à développement chromogène qui sortait de ma machine d’impression dans ma salle de bain. J’ai voulu déplacer sur un mur la sensation procurée par cet objet posé sur une table. Ne pas encadrer mes photos, c’était aussi une considération économique et la recherche d’un usage adéquat. Je voulais disposer beaucoup d’images et avec 50 cadres, le projet aurait été bien différent… Ces premières expositions ont été possibles lorsque j’ai découvert une petite boutique d’encadrement qui vendait des cadres vides en aluminium hyper cheap. Je pouvais découper des passe-partout moi-même. J’en ressentais le besoin, parce qu’une photocopie a besoin d’être protégée : on ne peut pas la scotcher, sinon on la déchirerait en enlevant l’adhésif. Ensuite, il y a eu les impressions grands formats quand j’ai exposé avec Maureen Paley et Daniel Buchholz, des galeries d’art contemporain. J’y présentais des impressions jet d’encre qui faisaient initialement 120 par 160 centimètres. Comme je savais que l’encre n’était pas permanente, je donnais aux collectionneurs un certificat et le tirage chromogène que j’avais utilisé pour agrandir l’œuvre. Si le tirage s’estompait, ils pouvaient utiliser le chromogène pour en faire une autre copie eux-mêmes, dans un magasin qui disposait de la machine adaptée. Ça a commencé ainsi : on achetait l’image de petit format avec son certificat, le droit de l’agrandir. L’image grand format qui était exposée n’était pas signée. Ce n’était qu’une manifestation limitée dans le temps, ce qui créait un conflit dans l’esprit du collectionneur. On pouvait alors profiter de la fragilité de ce grand bout de papier sans cadre, sans craindre pour l’objet car on avait la sécurité de pouvoir le réimprimer. Mais un collectionneur évite de détruire un objet pour en produire un nouveau, car il considère le premier comme l’original. Cette question de la manifestation de l’œuvre, je l’ai développée consciemment à mes débuts, sans les galeristes. Je m’y suis tenu. Dix ans plus tard, j’ai tout exposé sans cadre. Mais je me suis rendu compte que les gens s’y attendaient, donc en 1999 j’ai introduit des cadres, ce que certains ont perçu comme un renoncement.
Vous parlez du marché de l’art ? Comme si vous essayiez de produire quelque chose de plus précieux ?
Le non-encadrement n’était pas une rébellion, c’était simplement une forme de minimalisme. Comment pouvais-je placer un objet pur au mur avec les moyens les plus simples ? Je n’ai jamais été en croisade contre les cadres. Lorsqu’un tirage chromogène dont la surface est couverte de gélatine est exposé pendant plus de six mois, il accumule des particules, littéralement des merdes de mouche, et absorbe la pollution de l’air.
Lors d’une exposition, je me suis approché de l’une de vos images et j’ai remarqué que les bordures étaient imprimées, tout comme la tranche, ce que je pensais impossible. Le galeriste m’a expliqué que vous peigniez les bords de certains tirages ! Pourquoi ce niveau de contrôle est-il si important pour vous ?
Vous êtes probablement la seule personne que j’ai rencontrée qui l’ait remarqué sans le savoir préalablement ! Je ne pense pas que la plupart des gens regardent d’aussi près, mais c’est adorable, parce que c’est exactement pour les 1 % qui voient ce genre de choses que je cherche ce niveau de perfection.
La photographie est souvent culturellement liée au format de la série. Mais dans votre cas, il s’agit plutôt d’un flux continu d’images. Qu’est-ce qui vous pousse à en produire de nouvelles ?
Contrôler son désir est central dans le processus créatif. Si l’on crée une image qui fonctionne bien et qui, d’une certaine façon, propose quelque chose de nouveau, on veut évidemment en faire une autre. Si on réussit à en produire trois bonnes, on veut en faire trois autres. L’avidité, dans la vie, n’est pourtant pas quelque chose d’attirant. Je suis sûr que vous avez déjà dû lire ça, mais la photographie dit toujours la vérité sur ce qui est derrière l’appareil et ment, d’une certaine façon, sur ce qui est devant l’objectif. C’est tout à fait juste en ce qui concerne les intentions. Lorsque l’avidité devient le moteur d’un travail, cela se ressent. La photographie, bien que mécanique, est un médium psychologique si incroyable qu’elle a cette magie qui représente la façon dont on regarde le monde, notre attitude. Si quelqu’un regarde le monde uniquement à la recherche d’un sujet, cela se voit tout de suite. Mais lorsque quelqu’un est vraiment intéressé par quelque chose, c’est quelque chose d’incontestable. C’est pour ça que c’est intéressant de regarder le travail des grands photographes de nature.

Wolfgang Tillmans, The State We’re In, A, 2015. Courtesy Galerie Buchholz, Galerie Chantal Crousel, Paris, Maureen Paley, London, David Zwirner, New York
Comme Jochen Lempert, par exemple ? On peut dire que c’est un photographe de nature.
Je ne pensais pas à lui, mais c’est un exemple parfait, parce qu’il a étudié la biologie. Il se trouve donc qu’il connaît très bien ce qu’il regarde. Il est attiré, intrigué et profondément intéressé par ce qu’il observe ; c’est alors qu’il en prend la photographie. Il y a une citation étrange qui circule, selon laquelle j’aurais dit : « Je fais des images pour comprendre le monde. » C’est exactement l’inverse : je prends la photo d’une chose seulement quand je l’ai comprise, du moins lorsque j’en ai saisi un angle certain.
Quel est l’élément déclencheur pour que vous preniez une image ?
Il y a beaucoup de déclencheurs différents, mais ils ne viennent jamais de moi. Par exemple, j’ai toujours eu un intérêt pour l’architecture et la façon dont cela détermine la vie que nous menons dans les villes. Quand je ressens quelque chose face à l’architecture, j’ai envie de photographier ce ressenti. En allemand, on dit qu’en rentrant de la pêche au thon, on retrouve toutes sortes de choses dans ses filets… Pour revenir sur la vie nocturne : je photographie réellement en boîte environ une fois tous les deux ans. C’est un effort délibéré que je fais désormais, je ne veux pas prendre des photos dès que je sors, cela serait contradictoire. La configuration est la même avec mon travail Paper Drop. Il faut que je ressente assez fort le besoin de le faire à nouveau. Si cela venait d’une pression du marché, il n’y aurait pas de nouveau résultat.
On retombe sur l’idée qu’on ne peut pas commencer un travail en reproduisant simplement un procédé.
Effectivement, mais en même temps, c’est impossible de désapprendre un savoir-faire. Vers la fin des années 2000, je traversais une période difficile durant laquelle j’avais l’impression d’être devenu trop bon à prendre mes photos. J’avais envie de mauvaises images. Comment trouver une fraîcheur similaire à celle que j’avais en 1989 ? Ce n’était pas la bonne question, parce ce n’était pas une question de laideur. Alors j’ai entamé le projet Neue Welt en m’intéressant à d’autres pays, en dehors de mon chemin habituel, mais aussi en marchant dans Londres ou Hambourg comme s’il s’agissait de villes étrangères, et avec un nouvel appareil. Soudain, j’ai été capable de regarder le monde différemment. J’en suis vraiment fier, et je n’utilise pas souvent ce mot, car je n’étais pas obligé de faire cet effort de changement.
Au début de votre carrière vous avez produit beaucoup de portraits, d’images pleines de vie, avant d’en arriver à l’abstraction. Pourquoi avez-vous souhaité retourner shooter loin de chez vous ?
Je me méfiais sûrement de la sécurité de l’abstraction, de cette certitude qui y est liée, alors que l’abstraction devrait toujours consister en un nouvel effort de l’esprit. Mais il ne peut pas toujours en être ainsi. Si on a exploré la frontière entre le rien et le quelque chose, entre la représentation et la matérialité pure, cela n’a plus la même tension… J’ai senti que les choses avaient changé. Au début des années 2000, personne ne parlait de photographies en tant qu’objets. Mais en 2009, je me suis d’un coup retrouvé dans trois expositions, dans trois villes différentes, qui avaient comme thématique l’objet photographique. J’étais heureux d’avoir contribué à cette perspective de réflexion, mais sur le moment, cela suscitait moins de tension en moi. L’art est un jeu mental. Au début du XXe siècle, Juan Gris ou Picasso se sont déplacés, ont pensé le monde, ont trouvé de nouvelles formes et sont parvenus à représenter cette pensée… Lorsqu’une pensée reste la même, les images aussi restent les mêmes. Mais quand elle se développe, la pensée suscite de nouvelles formes d’expression. Les années 2000 ont été une période d’expansion incroyable pour le marché de l’art. Cette sécurité m’a poussé à penser différemment. Mais le désordre de la vie se poursuit chaque jour, et ce n’est qu’à ça que je voulais m’intéresser !
Exposition Rien ne nous y préparait – Tout nous y préparait de Wolfgang Tillmans, du 13 juin au 22 septembre au Centre Pompidou
Propos recueillis par Fabien Silvestre Suzor
Traduction avec Félix de Montety
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