CHARGEMENT...

spinner

 

À Toulouse, ce soir-là, de mi-novembre, et de température encore douce, nous sommes sortis sur la terrasse du café du Théâtre Garonne. Nous parlions de la répétition de l'après- midi, nous parlions du génocide, « en cent jours il y eut plus de huit cent mille morts, ce fut le génocide le plus rapide de l'histoire », nous parlions de cette mémoire-là, dans le Rwanda de 1994, elle avait 12 ans. Nous parlions de sa mémoire à elle, « toute ma vie je me souviendrai du 6 avril 1994 », et aussi des jours et semaines qui ont suivi, pour elle dans cet enfer-là, de ce qui n'a jamais été oublié, et revient, vingt ans plus tard, comme un pas à franchir, une création, Samedi détente, du nom d'une émission de radio qui importait et diffusait des musiques sur lesquelles dansait le Rwanda, dans l'insouciance du massacre à venir.

La Garonne en contrebas était noire et silencieuse. À Toulouse, nous parlions de cela
avec Dorothée Munyaneza, elle d'une voix douce, enveloppée par la nuit déjà tombée. D'un geste de sa main, la machette s'est rapprochée du cou. Nous n'étions plus à Toulouse, en 2014, mais vingt ans plus tôt à Kigali, sur le pont qui traverse le fleuve Nyabarongo. Ce jour-là, d'avril 1994, en pleine fureur génocidaire, la vie de Dorothée Munyaneza n'a tenu qu'à un fil, lame de la machette appuyée contre la peau du cou. Elle aurait pu basculer parmi le flot de cadavres anonymes que charriaient les eaux cramoisies du fleuve.

 

“Quand je chante, j'imagine des couches, des superpositions de voix. J'entends des rythmes, des contrepoints.”

 

Une vie de moins, une mort de plus dans l'abîme où sombrait le Rwanda. Le « destin », comme elle dit, l'a autorisée à rejoindre l'autre rive, à fuir la folie des machettes, traversant la nuit des serpents, dormant sur des bâches de fortune, jusqu'à atteindre des semaines plus tard, fin juillet, la frontière ougandaise. Elle parle de l'enfance interrompue, de l'ami Olivier qui lui fit franchir le Nyabarongo et qu'elle n'a jamais revu, de l'enfant perdu David qu'elle s'était jurée de protéger. Et elle dit aujourd'hui, sur la terrasse toulousaine, son soulagement d'avoir pu vêtir de mots cette mémoire tragique sans être submergée par l'émotion. Il lui a fallu vingt ans. Hier, dans les spectacles où elle a participé, il suffisait de dire : « Dorothée Munyaneza, originaire du Rwanda. » Ne pas brandir le drame comme étendard : cette pudeur-là. Aujourd'hui, elle n'aime pas dire qu'elle serait « rescapée » du génocide. Cette pudeur toujours, et sans doute davantage encore : une forme de respect pour toutes les victimes, proches ou inconnues, Tutsis ou opposants Hutus, que le massacre n'a pas épargnées. Et puis, même vivant, rescape-t-on vraiment d'une telle monstruosité, meurtre de masse, crime contre l'humanité ?

 

L’indicible de ce qui eut lieu, comment le raconter ?

Pour qui cherche à comprendre ce qui eut lieu au Rwanda en 1994, une abondante bibliographie est désormais disponible1. Mais l’indicible de ce qui eut lieu, comment le raconter ? Comme l’écrivait Paul Celan, « Nul ne témoigne pour le témoin. " Chaque histoire vécue a sa densité de mémoire, sa profondeur de chair, son insistante vérité. Dans Samedi détente, Dorothée Munyaneza sait trouver le chemin d'intonations – du chuchotement au cri qui fuse parfois, depuis le puits du souvenir où il est tapi – qui donne corps au récit, le transporte, et nous avec, sans jamais imposer la surcharge d'un éventuel pathos. Il suffit qu'à ce courant de voix, tenu en dignité, répondent le bruissement (discursif) et le rythme (musical) qui documen- tent le contexte, recollent le trajet d'une histoire singulière et le cours collectif de l'histoire. En scène et en présence d'écoute, le compositeur Alain Mahé fait chambre d’échos, mêlant dans une dramaturgie sonore séquences musicales et sources d'information (émissions de radio, phrases accablantes de responsables politiques, terribles allusions au rôle plus qu’ambigu de la France, de la communauté internationale et de l’Église). Sur ce fil, le chemin retracé devient cartographie sensible, et le récit se transforme en banc de montage où se forment des images mentales. On apprécie que la mise en scène soit au plus simple, rudimentaire, que Dorothée Munyaneza se soit abstenue de recourir au visuel de la vidéo, qui n'est trop sou- vent que prothèse des imaginaires contemporains. Une grande bâche blanche et translucide, dressée comme un auvent, et qu'un système de grandes poulies permet de faire pivoter, aurait pu faire office d'écran, mais non, il n'y a ici de projections que venant de la voix, et du corps. Dorothée Munyaneza partage l'espace du plateau avec la danseuse et chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré, corps massif et d'ébène qui, pardon pour le cliché, enracine cette part d'Afrique que la mémoire et l'exil n'ont pas effacée. Et si Dorothée Munyaneza épingle à bon escient l’indifférence occidentale face au drame rwandais2 ; l’absence de réaction des pays voisins du Rwanda, dont les frontières voyaient affluer les réfugiés, n’est pas passée pour silence. Aucune vindicte : un spectacle n’est pas
un tribunal et Dorothée Munyaneza ne cède pas à la harangue. Cela part d'un déhanchement, d'un rythme qui entraîne les corps... « Pendant que vous tombiez comme des mouches », lance Nadia Beugré, « à Abidjan, on libérait en zouglou », cette danse issue de la jeunesse ivoirienne engagée, qui a mis à la mode un genre musical souvent qualifié d'ambiance facile.

 

L’agilité d’une voix « sans âge »

Au Rwanda, sur radio Mille Collines, instrument de la haine anti-Tutsis, s’impose un tout autre refrain, qui exhorte à « aller trouver où se cachaient les inyenzi, les cafards ». « Pendant le génocide, on a arrêté de chanter, confie Dorothée ; sauf des psaumes, pour nous préparer à la mort. » C'est pourtant au Rwanda qu'est née cette voix, la sienne, et c'est toujours au présent qu'elle parle de « la maison où il y a toujours une voix qui résonne » – souvent celle de la mère ou celle du père, dans la cuisine – et des « deux grand-mères qui chantent très très bien ». Elle revoit l'église protestante où officiait son père, pasteur. Lorsque la famille s'installe en Angleterre, où travaille déjà sa mère, journaliste, ils proposent à une église protestante de chanter pendant les offices : « au Rwanda, c'était habituel... » Parallèlement à l'école, elle suit des cours de solfège et de flûte avec une amie de la famille, suisse, qui ouvre une école de musique avec quatre élèves : « Elle m'a ensuite trouvé un professeur de chant, Zara Ballara, que je n'oublierai pas ; avec elle j'ai appris le placement vocal et elle me laissait chanter ce que je voulais. » À l'université, Dorothée entreprend des études en philosophie
et en sciences sociales, mais le don de la musique aura le dernier mot. « Mes parents, dit-elle, ont toujours eu comme philosophie d'utiliser ce qu'on a en soi... J'ai peu à peu trouvé ma voix, en la transformant. On me dit souvent que j'ai une voix "sans âge"... Quand je chante, j'imagine des couches, des superpositions de voix. J'entends des rythmes, des contrepoints. Je ne chante pas seule... »

En Angleterre, elle compose la bande originale du film Hotel Rwanda (Terry George, 2004), participe à plusieurs projets musicaux (Afro Celt Sound System, Earth Songs) et enregistre un album solo avec le producteur Martin Russell. En France, on l'entend de temps à autre se mêler à des improvisateurs (tel Jean-François Pauvros), ou encore, avec le guitariste Seb Martel, emporter le répertoire folk de Woody Guthrie vers des sono- rités voyageuses. Dorothée Munyaneza a la voix svelte, si cela peut se dire d'une voix, mais pas de ces sveltesses que l'on prête aux silhouettes de la mode : une agilité du mouvement de la voix. Une liberté de se mouvoir. Une danse de la voix.

C'est presque naturellement 
(mais rien n'est naturel, le chemin
 entamé suscite les rencontres qui
continuent à l'irriguer) que Dorothée
Munyaneza a trouvé écho auprès de
certains chorégraphes. Ce fut d'abord
François Verret en 2006, pour la
création de Sans retour : « Il a su me
montrer là où je pouvais entrer. C'est
ce qui m'a amenée à trouver mon
propre trajet. » Trois autres spectacles
 (Ice, Cabaret et Do You Remember,
No I Don ́t) suivent avec Verret, puis 
d'autres avec Mark Tompkins, Kaori
Ito, Robyn Orlin... Mais c'est en
travaillant avec Alain Buffard, pour
 la création de Baron samedi, en 2012 3, que germe sans doute la semence de Samedi détente. « Lors des répétitions, nous devions raconter des histoires qui nous touchaient. De dos, la danseuse sud-africaine Hlengiwe Lushaba a commencé à parler des townships... J'ai senti venir en moi une émotion particulière, et c'était à mon tour de parler. J'ai commencé à évoquer l'arrivée des Allemands au Rwanda, puis celle des colons belges... Et je me
suis arrêtée en 1994. Hlengiwe Lushaba est alors partie en sanglots... C'est à partir de là que je me suis mise à écrire.»

 

Le chemin retracé devient cartographie sensible, et le récit se transforme en banc de montage

 

Avec François Verret, dit-elle, « nous passions beaucoup de temps à lire des livres et des textes sur lesquels nous travaillions jusqu'à ce qu'il nous dise de ne plus les ouvrir et de travailler avec la mémoire de ce qui nous restait. » Avec Samedi détente, ce qui reste de la mémoire devient le texte-même (dit, chanté, dansé) de ce qui n'est pas simple témoignage, mais expérience, mise en jeu, où le récit incarné de Dorothée Munyaneza nous rend incroyablement proche, perceptible, vivant, l'indicible d'un génocide dont le Rwanda tâche aujourd'hui de se remettre.

 

1. lire notamment les trois ouvrages de Jean hatzfeld aux éditions du Seuil : Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais (2002), Une saison de machettes (2003) et La stratégie des antilopes (2007). À voir (en ligne sur dailymotion) : Tuez-les tous ! Rwanda : histoire d'un génocide sans importance, documentaire de Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette (2004).

2. À l’époque, en france, les journaux télévisés parlent au début, pendant de longues semaines, de « guerre civile » : des massacres sont évoqués, mis sur le compte de rivalités ethniques dont l’afrique aurait le secret. avant que ne s'impose le mot de « génocide », de nombreux reportages portent sur l’évacuation des ressortissants occidentaux...

3. « La figure du Baron Samedi, issue du vaudou, maître en inversions et transgressions, donne bien plus que le titre de cette pièce, elle en est le guide, bien mieux : le dynamiteur », lire l’article « le baron était en noir » de Gérard Mayen sur Mouvement.net, 18 mai 2012.

 

Lire aussi

    Chargement...