Au premier rang, un grand gaillard en survêt’-chaussettes, contours impeccables et strass à l’oreille, entonne le premier couplet de Lord Rendall, ballade traditionnelle tirée de la folk écossaise. Le regard rivé sur la scène déserte, Samir Kennedy inaugure The Aching, concert performatif a cappella et sans décor présenté dans la pleine lumière. Composé d’une série de tableaux enchâssés par fondu, évoquant tour à tour l’étreinte, l’agression, l’extase ou le supplice, ce solo épuré tranche avec le style dark et gore imprégné de culture prolo, déployé jusqu’alors par le jeune chorégraphe britannique. Mais dans le cœur de la nuit comme dans le pic du jour, une même présence spectrale sous-tend le travail d’un artiste qui aime à se placer du côté des fantômes et des monstres.
Dans votre solo Looks Like God (2019) et dans la pièce d’ensemble Meat People (2019), vous mettez en scène des corps au regard absent, à la pantomime spasmodique, au teint livide et maculé de sang. D’où vient votre obsession pour la figure du zombie ?
Je suis un grand fan de films d’horreur, mais le zombie est avant tout un prétexte. J’ai beaucoup lu sur le rapport entre les zombies et le libéralisme, entre la chasse aux monstres et les politiques validistes. J’associe la figure du zombie au fait d’être queer gay, et notamment pendant les années Sida : être malade, haï, et être perçu comme une machine à tuer. Avant même de vivre ma vie, j’avais déjà ce spectre de mort autour de moi. La figure du zombie incarne aussi cette idée de « bouffer l’autre », qui me semble liée à une certaine manière de consommer les relations et le sexe aujourd’hui. Tu bouffes une bite et tu passes à la suivante sans jamais être rassasié, ce n’est pas une manière de relationner mais seulement de consommer l’autre comme un corps. Avec le projet Meat People, qui était une commande pour les danseur·euses de la London Contemporary Dance School, j’ai pu étendre cette idée à des parcours et des corps très différents. Ce qui est ressorti des échanges, c’était le plaisir d’interpréter des monstres, ce que beaucoup d’entre nous avaient eu l’impression d’être plus jeunes. La figure du zombie permet de nous réapproprier nos corps queer, non valides, non blancs, parfois perçus comme dysfonctionnels.
De la salle des fêtes au pub anglais, vous représentez sur scène les classes ouvrières et prolétaires. Pourquoi ?
Je viens de là, de la classe prolétaire. Et même si je cherche à maintenir une distance, j’en garde une certaine mentalité. Surtout, ce sont des milieux qu’on ne voit jamais, encore moins dans la danse contemporaine, et qui ne sont jamais montrés pour ce qu’ils sont, dans toute leur lourdeur, leur tristesse et leur difficulté. Au Royaume-Uni où je suis né, les classes sociales sont très marquées, tout le monde sait d’où tu viens en fonction de ta manière de parler ou de t’habiller. Encore aujourd’hui, c’est très codifié et rigide. Il y a aussi quelque chose de très théâtral et cinématographique dans la quotidienneté triviale des milieux populaires. C’est peut-être la raison pour laquelle les gens aiment autant le cinéma : ça transforme le quotidien en quelque chose d’intense et d’épique. J’essaie de produire ce même effet à travers la performance.
Vos travaux précédents sont marqués par des atmosphères obscures, des lumières saturées et des univers sonores agressifs. The Aching, au contraire, se déploie dans un espace clair et dégagé, alors même qu’il prend la douleur pour sujet. Quel a été le point de bascule ?
Avec The Aching, je voulais aborder la question du suicide. C’est devenu évident pour moi que le monde très sombre dans lequel je créais jusqu’alors n’était pas envisageable pour un sujet aussi lourd. La mort est déjà partout autour de nous et assez difficile comme ça… Dans ma vie, j’ai traversé beaucoup d’épreuves, mais ça ne m’intéresse pas de remuer ça. Précisément pour cette raison, l’un des enjeux de mon travail est de créer une sensation de confort, faire ressentir que la vie peut, malgré tout, être très lumineuse. Alors que mes pièces précédentes visaient ce confort par une forme de distance fantastique et des univers surréalistes, The Aching puise dans la sensation d’être présent au monde dans l’instant, et d’y être ensemble. Après une présentation publique, des spectateurs de The Aching qui avaient fait l’expérience du deuil m’ont remercié, me confiant que l’expérience avait été pour eux très difficile, mais aussi bénéfique. Cette performance aborde la question du chagrin, et je l’ai voulue à l’image de son sujet : douloureuse, mais inévitable et cathartique.
Vous signez également les compositions musicales de vos pièces. La partition a cappella de The Aching, composée d’une série de chansons tirées de la folk traditionnelle britannique, irlandaise et américaine marque également un point de rupture avec vos créations sonores précédentes, fresques électro symphoniques aux tendances noises. Pourquoi la folk ?
Cette pièce est construite comme un concert, chaque chanson opère comme un tableau. J’ai choisi un répertoire tiré de la musique folk traditionnelle puisque ce sont des chansons qui parlent de la vie, du chagrin, de la vie quotidienne des classes laborieuses, de la lutte. La musique folk est aussi très liée aux lieux, à l’ancrage. Ce ne sont pas tant les paroles qui comptent, mais la mémoire des lieux contenues dans la mélodie. C’est certainement pourquoi ces chansons suscitent autant d’émotions chez les gens. J’ai été élevé par une mère solo en Grande-Bretagne, j’ai un père algérien que je ne connais pas, pas plus que cette branche de mon histoire, et dans le même temps j’ai été très racialisé par ma propre famille. Avoir une identité est compliqué pour moi. D’une certaine façon, la folk me permet de composer une sorte d’hymne vierge et d’honorer une part de mon histoire.
The Aching de Samir Kennedy
⇢ le 21 mars au théâtre Garonne, Toulouse, dans le cadre de la Constellation avec Philippe Quesne « Spectres, revenants et autres fantasmagories »
⇢ du 9 au 11 octobre dans le cadre des Inaccoutumés à la Ménagerie de Verre, Paris
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