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Une enquête extraite du Mouvement N°117


« C’est un mot tout sauf glamour, presque angoissant. Je préfère ne pas y penser », soupire une danseuse, visiblement agacée qu’on lui agite le sujet sous le nez. Dans le métier, la retraite est à la fois une grande inconnue et une réalité très proche. Quand la carrière courte est la norme – 13 ans en moyenne –, la question n’est pas de savoir si l’on pourra encore danser à 64 ans. « Nous nous sentons en décalage avec la majeure partie de la société qui souffre au travail et rêve de la semaine de quatre jours. Nous, on aimerait travailler plus, mais le boulot rémunéré manque », souligne Cécile Proust, chorégraphe, chercheuse et danseuse contemporaine. Lorsqu’ils ne sont pas stoppés net par un accident, les danseurs sont freinés plus insidieusement dans leur élan professionnel. « Autour de 40 ans, voire avant pour les femmes, d’autant plus si elles ont eu des enfants, on ne nous propose plus de projets, continue Cécile Proust. Même pas besoin de nous licencier, on est simplement éjectés du système, sans bruit, sans que ça se voie. » Avec un âge moyen de 29 ans pour les permanents et de 32 ans pour les intermittents, dans la danse, il n’est pas permis de vieillir. Afficher le moindre ralentissement, c’est risquer le hors-jeu. Alors il n’est pas rare de cacher une grossesse, de danser malgré ses blessures ou même de trafiquer sa date de naissance sur son CV pour accéder à une audition. Bien que la population des danseurs montre des signes de vieillissement – en 1987, 8 % ont plus de 40 ans, contre 20 % en 2000 –, l’extrême jeunesse du métier a des incidences. « Le taux de syndicalisation est très faible, ce n’est pas un secteur revendicatif : ça se répercute sur les salaires qui sont plus bas que pour les autres artistes », explicite Alice Rodelet, directrice du département Transmissions et Métiers au Centre National de la Danse. Cécile Proust abonde : « On arrive à 20 ans et on part à 30 ans, il n’y a pas de croisement entre générations, pas d’aînés pour te dire de ne pas te laisser faire. Résultat : on accepte de travailler sans être payés, dans des studios mal chauffés. »


Pourtant, en 2019, les danseurs sont montés au créneau. Fait rare, la presque totalité du ballet de l’Opéra de Paris (154 interprètes) s’est mise en grève pour défendre son régime spécial. Héritée de Louis XIV, leur caisse de retraite leur permet de partir à 42 ans avec une pension d’environ 1 200 € pour les bas échelons (jusqu’à 3 000 € pour les étoiles), après une carrière intense à raison de 180 spectacles par an. La veille de Noël, sur une scène montée en extérieur au pied de l’Opéra Garnier, ils exécutent des passages du Lac des Cygnes en tutu blanc, et l’image reste. Manifestement, le coup de com’ a payé : quand la réforme des retraites revient à l’ordre du jour trois ans plus tard, l’Opéra de Paris ne figure plus sur la liste des régimes spéciaux menacés (la Comédie Française non plus, par ailleurs). Si les danseurs de l’institution d’excellence n’ont pas eu besoin de ressortir leurs banderoles, pour tous les autres, en majorité intermittents, la question de la retraite reste en suspens.







LAISSEZ-MOI DANSER


Sa réponse la plus courante porte un nom : reconversion. Alice Rodelet a vu les mentalités se décrisper autour de ces tournants de carrière, seule option quand tout vous pousse vers la sortie. « Aujourd’hui, on peut intervenir dans les écoles supérieures de danse et en parler avec les élèves, mais auparavant on nous demandait de ne pas les inquiéter, ni les détourner de leur projet, qui est celui d’être danseur. » Dans les années 1980, le boom de la danse contemporaine est soutenu par la politique culturelle de Jack Lang, un appel d’air qui crée de l’emploi et suscite bien des vocations. En 2003, inquiet du devenir de ces nombreux danseurs, le ministère de la Culture commande un rapport, publié l’année suivante sous le titre « La reconversion des danseurs, une responsabilité collective ». « Alors que beaucoup se retrouvaient face au mur, il s’agissait de faire entendre que ce n’était pas le problème des danseurs, mais de l’écosystème de la danse », souligne Alice Rodelet. Dès sa préfiguration et sa constitution en 1998, le Centre National de la Danse intègre la problématique à ses missions et martèle un mot d’ordre : l’anticipation. « Certaines personnes sont dans le déni, ne veulent pas se réorienter, déplore Alice Rodelet. Elles repoussent l’échéance en épuisant leurs droits au chômage et se retrouvent dans des situations critiques sur les plans économique et psychologique. Il nous faut gérer l’urgence et parfois se rapprocher de l’assistance sociale. » En entretiens individuels ou en groupes d’entraide, elle a vu défiler de nombreux danseurs dans ses bureaux. Elle analyse : « Une grande partie d’entre eux reste dans la danse et le spectacle, certains se dirigent vers l’administratif ou la technique. Devenir professeur de danse n’est plus la voie unique ou majoritaire. D’autres métiers tournent autour du corps et du soin voire de la médecine via la kinésithérapie. Il y a enfin une part non négligeable de danseurs qui font tout autre chose : on a vu des juristes, des luthiers, des paysagistes, des boulangers et aussi, une fois, un toiletteur canin. » Les chemins ne sont jamais tracés d’avance.


« Pour la première fois de ma vie aucun professionnel n’est venu : pas de programmateur, pas de critique, ni de photographe. Il y a eu zéro tournée. J’étais devenu has been. »



« Quand on se lance dans la danse, on sait qu’on n’aura pas qu’un seul métier dans sa vie. Ce qu’on ne sait pas, c’est ce qu’on deviendra... » Entré à l’école de l’Opéra de Paris à 13 ans, dans le corps de ballet à 18, Sébastien Thill n’y restera pas jusqu’à la retraite. Animé par un besoin d’expériences artistiques plus intenses et l’envie de trouver sa place dans un plus petit ensemble, l’artiste lorrain rejoint le ballet de Hambourg. « À partir de 35 ans, on commençait à me demander ce que j’allais faire après. Je répondais : je vais trouver mais d’abord, laissez- moi danser. » Pour traiter une gêne persistante à la hanche, incurable par la médecine classique, il découvre une technique de mouvements circulaires développée dans les années 1980 par Juliu Horvath, un autre danseur, après une rupture du talon d’Achille. Entre deux contrats comme freelance en Allemagne, Sébastien Thill se forme pour enseigner cette pratique intitulée Gyrokinesis mais souvent surnommée le « yoga pour danseurs ». Il dégote une bourse de l’IOTPD, organisation internationale pour la transition du danseur. Créée en 1993, celle-ci accompagne ces professionnels qui n’ont pas ouvert assez de droits à la formation dans leur pays d’origine en raison d’une carrière à l’international. Avec ces 3 000 € d’aide et des fonds personnels, Sébastien Thill se perfectionne et lance sa nouvelle activité qu’il conçoit dans la continuité de son parcours de danseur : il apprend à ses élèves à « mieux bouger, à vieillir en bonne santé » et, à des danseurs de haut niveau, à « être au top, prendre soin de leurs articulations ou savoir récupérer »


Laura Marin est aujourd’hui avocate. Pour elle, la reconversion a été plus abrupte. « J’ai très mal vécu la fin de ma carrière à l’Opéra de Lyon. Je voulais suivre un master en management des arts adapté au rythme des actifs : seulement quelques jours en présentiel, six ou sept sur l’année tout au plus. La direction de l’Opéra de l’époque m’a accordé ces absences. Mais un jour, j’ai été convoquée par le directeur qui m’a dit qu’il serait peut-être temps pour moi de quitter définitivement la danse. Au moment où j’avais besoin de soutien et de souplesse pour préparer mon avenir, on m’a mise à la porte. » La promesse de CDI qui lui avait été faite s’envole, Laura Marin quitte le ballet et passe le diplôme d’État pour enseigner la danse. « La pédagogie, ce n’est pas la même chose que l’interprétation, beaucoup de gens confondent les deux. J’ai essayé mais j’ai été une mauvaise prof. » Elle reconnaît aujourd’hui que son histoire avec l’Opéra de Lyon et sa direction, alors portée par Yorgos Loukos – depuis licencié pour n’avoir pas réintégré une danseuse suite à son congé maternité – a nourri chez elle un besoin de justice. Elle reprend tout à zéro : à 36 ans, elle s’inscrit en première année de licence de droit à la Sorbonne, se spécialise dans la propriété intellectuelle, vit du chômage, interrompt ses études pour travailler et économiser, puis passe le barreau pour entrer dans un cabinet. « D’artiste reconnue à l’international, je me suis retrouvée stagiaire à faire des photocopies et des recherches jusqu’à 23h. La transition a été rude. »



DISPARAÎTRE


Pour les danseurs intermittents, dont le statut permet davantage de flexibilité, la reconversion est affaire de transition et de cumul des activités. Détenteur d’un diplôme d’architecte « au cas où », le danseur Raphaël Soleilhavoup est aussi menuisier, chargé de production et intervenant en université. À 47 ans, il ne cache pas sa boulimie pour le travail. « J’ai d’abord été exclusivement danseur et chorégraphe, puis j’ai suivi une formation de menuiserie : le jour où je l’ai entamée, je dansais le soir même, pour la dernière fois, croyait-il alors. Mais je suis vite revenu à la danse, en exerçant plusieurs métiers à la fois. Quand tu danses depuis tes quatre ans, que les gens ne t’ont connu que comme ça, tu es défini par ce métier, c’est très dur de le quitter. » Dans l’atelier où il travaille, il esquisse un jour quelques ronds de jambe par simple réflexe à son établi. « Le contremaître l’a vu et m’a tout de suite dit : “On ne danse pas ici !” »


Comme dans d’autres métiers de vocation, les danseurs et danseuses interrogés disent s’identifier très fortement à leur profession. L’avocate Laura Marin le reconnaît : « Je me sentirai toujours danseuse, ça dicte ma manière de m’exprimer, de bouger, d’entrer en relation avec les autres. Aujourd’hui encore, danser me manque. » On comprend mieux alors les crispations autour de l’idée même de retraite : « Dans les esprits, ça signifie le retrait, la fin, c’est comme perdre son identité » , analyse Cécile Proust. À l’Opéra de Paris, le tout dernier spectacle d’un interprète est d’ailleurs un événement ritualisé. « Les “adieux à la scène” se font en grande pompe : larmes, confettis et personnel au grand complet. J’ai eu la chance de quitter les plateaux plus en douceur, je dansais ce que me permettait mon âge jusqu’à progressivement lâcher prise » , témoigne pour sa part Sébastien Thill.



MOI JE VEUX MOURIR SUR SCÈNE


Si l’écrasante majorité des danseurs, mais surtout des danseuses, a déjà disparu des plateaux passé 40 ans, quelques- uns réussissent à tracer leur route au-delà. Pour une minorité, c’est le fait d’une carrière passée auprès du même chorégraphe – comme chez Maguy Marin, restée fidèle à ses interprètes depuis leurs débuts. Le plus souvent, c’est qu’ils sont devenus eux-mêmes chorégraphes et donc auteurs de leurs propres rôles. Mais ces cas sont rares : le réseau institutionnel de la danse a soif de nouveauté et favorise l’émergence de jeunes artistes, le turnover est donc rapide. Le danseur et chorégraphe Christian Bourigault en a fait les frais : « Ma dernière pièce date de 2011, j’avais 55 ans. Pour la première fois de ma vie aucun professionnel n’est venu : pas de programmateur, pas de critique, ni de photographe. Il y a eu zéro tournée. J’étais devenu has been. Depuis, je suis sorti du système et des boîtes noires. » Ce repli lui a laissé un goût amer, sans avoir raison de son activité. Dans la région angevine ou dans les Cévennes, il mène des chorégraphies en extérieur avec des habitants, sur commande des communautés de communes rurales. « Un beau jour, deux mois avant mes 62 ans, Pôle Emploi m’appelle pour me dire que je vais sortir de l’intermittence et basculer vers le statut de retraité. J’ai été surpris, je leur ai dit que j’avais encore plein de boulot. » Aujourd’hui Christian Bourigault n’envisage toujours pas de s’arrêter, il poursuit ses projets et n’accepte plus que des rôles de « vieux danseur ». Pour ne pas prendre la place des autres.


Jean-Christophe Bleton est lui aussi un chorégraphe « techniquement » à la retraite. Comme beaucoup, il s’est senti soulagé de ne plus avoir à « faire ses heures » d’intermittence pour s’assurer une pension. Celle-ci, de 2 000 € par mois (ce qu’il juge « très honnête »), lui donne la liberté de lancer le plus gros chantier de sa carrière : réunir sur scène sept hommes et sept femmes, « une bande de copains », tous sexagénaires voire septuagénaires. « Le vieillissement de mon corps m’a traumatisé à la quarantaine. Je sautais moins haut, j’étais moins rapide, moins pêchu. Je me suis rappelé un spectacle où je courais hyper vite en cercle jusqu’à me retrouver à l’horizontal sur les murs et à me projeter en roulade au sol. À cette époque, je me sentais indestructible. Perdre cette capacité est très dur. Aujourd’hui, on ne regarde plus le vieillissement en face, c’est pour cela qu’il est important de nous montrer sur scène, nous danseurs avec des cheveux blancs, des plis, du bide. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir la patate », sourit le chorégraphe de Bêtes de scène .


« L’imagerie produite actuellement autour de la réforme des retraites montre des séniors séniles, sourds, qui ne savent plus rien faire. On se moque d’eux ! Forcément, ça ne donne pas envie d’être vieux. » À écouter Cécile Proust, si les corps vieillissants sont évincés des plateaux de danse, loin des regards, c’est qu’ils dérangent et ne cadrent pas avec l’image que l’on se fait encore de la discipline. « On a tous en tête une définition basée sur la tonicité, l’athlétisme. La danse ça court, ça saute, pense-t-on. Qu’arrive-t-il alors à un corps qui ne sait plus faire tout ça mais souhaite continuer ? » Après plus de trente années à plancher sur le féminisme, elle a trouvé un nouveau terrain d’étude avec l’âgisme, cette discrimination liée à la vieillesse. « Chez les artistes, il y a un tunnel entre 60 et 70 ans. Ceux qui en sortent sont des exceptions et souvent des icônes. » Pour son projet en cours intitulé Ce que l’âge apporte à la danse, elle a réalisé le portrait filmé de 13 danseurs et danseuses qui ont continué après 70 ans. Elle raconte : « Certains avaient abandonné les excentricités avant même de ne plus pouvoir les exécuter. Aujourd’hui, leur âge leur donne accès à des couches plus profondes de leur pratique, à des qualités qu’on ignore au pic de sa jeunesse. » Certains appellent cela la justesse, d’autres la délicatesse ou le détachement. Si elle affirme avoir envie de vieillir comme eux, Cécile Proust avoue n’être pas tout à fait au clair avec elle-même : elle ne se teint plus les cheveux en gris et ne dit pas son âge.



Texte : Léa Poiré

Illustration : Mathieu Pauget, pour Mouvement


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