Un solo lyrique sur la subjectivité queer ? Vous en avez cuvé ? Ne partez pas ! Alberto Cortés a autre chose en rayon. Si les plaquettes de festival ne parviennent à le définir autrement, c’est qu’Analphabet, son saut de l’ange, défie toute baseline – et c’est ce qui fait sa rareté. L’Espagnol, auteur, interprète et metteur en scène de ce seul en scène halluciné, n’est pas venu nous conter un énième martyr queer ou célébrer l’héroïsme des dissidences sexuelles, ni même réciter son journal de plans cul pour saucer la galerie. Nous sommes ici face à un poète sur le fil, qui creuse la furie de la langue, comme le monde hispanophone en injecte sur nos scènes à chaque éclipse lunaire – pensez Angelica Liddel ou Rodrigo Garcia, la bile en moins. Le voilà, faune luisant ou pierrot lubrique, surgissant de l’obscurité en slip sur un cercle végétalisé, magnifié par une dramaturgie de lumières qui tour à tour inclut ou exclut les gradins. À ses côtés, une violoniste hérisse sa prose de stridences jusqu’à mi-spectacle. Vous ne comprendrez pas tout de ce que raconte ce barde fiévreux mais une chose est sûre : sa façon de le faire n’aura pas de prix.
Un pitch, s’il en faut un, se cache dans son fil rouge : un spectre plane sur une plage de cruising espagnole et s’immisce dans la romance cruelle de deux amants. L’un des deux est une figure d’autorité impassible, désignée en tant que « lehendakari » – « chef de gouvernement » en basque –, à laquelle le narrateur porte un amour sensuel et masochiste. Et c’est là tout ce à quoi se raccrocher narrativement dans le flot de notre « analphabète ». De là prolifère un réseau de visions et de digressions qu’élabore avec précision Alberto Cortès, multipliant les ruptures de ton, de registre, les répétitions et les décrochages les plus féconds. Une image poétique débraye sur une fulgurance toute concrète, le romantisme le plus pictural sur une interjection très crue. « Est-il possible de ne pas avoir envie de baiser quelqu’un ? » survient après l’évocation d’un « rocher qui se tait ». La « chair du cochon » ou « une tache de sang sur un caillou » succèdent à une soudaine adresse au spectateur : « Qu’êtes-vous venus apprendre au théâtre ce soir ? »
Ou que sommes-nous venus désapprendre ? voudrait-on lui répondre. Car c’est là le plaisir d’Analphabet : tordre la langue, se nicher dans la faille entre les mots et ce que ceux-ci désignent, ne jamais tout élucider. Une autre préoccupation « méta » parcourt aussi la pièce : celle du rapport regardant/regardé, de la définition de soi dans l’œil de l’autre. Qu’il soit lui-même ou un « fantôme », Cortès se joue de son propre narcissisme, du lien affectif qu’il cultive avec nous et de ce que nous projetons sur lui. « Oh non ! Je me donne en spectacle ! » s’exclame de but en blanc, entre deux allégories, celui qui nous exhortait peu avant à le « regarder comme un paysage ». Et c’en est un : ses poses étudiées arrêtent le temps et sa gestuelle de mime détraqué trace son propre poème dans l’espace.
Pour autant, tout n’est pas qu’abstraction et gloire du verbe dans Analphabet. Par flash, on devine du drama BDSM, des vertiges post-sexe ou autres motifs récurrents dans une certaine imagerie homosexuelle, ici transcendés par la force d’une écriture qui refuse la facilité. Des allusions insurrectionnelles pointent aussi ça et là, comme cet « A.C.A.B. » impromptu lorsqu’il est demandé au fantôme « un conseil pour l’éternité ». Mais l’important est ailleurs. Si Alberto Cortés nous transporte si loin, s’il parle de tout et non pas seulement de ses chutes intimes, c’est parce qu’il connecte son ressenti à un ailleurs fantasque que seuls la langue et la scène, quand ils entrent dans une telle vibration, peuvent atteindre.
Analphabet de Alberto Cortés a été présenté du 9 au 12 mai au Kustenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique)
⇢ les 24 et 25 septembre dans le cadre du festival actoral au Ballet National de Marseille
⇢ du 12 au 19 décembre dans le cadre de Festival d’Automne au Théâtre de la Bastille, Paris
Analphabet traduit par Marion Cousin, aux éditions Solitaires Intempestifs, 2026
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