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Une foule s’agglomère devant la rotonde éclairée du prestigieux Toneelhuis. Au cœur du centre-ville huppé d’Anvers, les groupes nombreux qui s’agitent devant le théâtre étonnent par la hype des tenues et la jeunesse des visages. Les chaussures à grosses plateformes, pantalons pattes d’éph’ et blazers oversize contrastent avec les colonnes du bâtiment. À l’affiche, ni performance ni concert électro, mais la dernière pièce d’opéra signée par Benjamin Abel Meirhaeghe, nouvellement nommé parmi les cinq créateurs et collectifs à la tête du Toneelhuis. Contre la fraîcheur de saison et la froideur de l’époque, le jeune metteur en scène propose une adaptation sensuelle des Madrigaux du compositeur italien Claudio Monteverdi.



L’art de la brèche


Le panel de générations qui se presse pour assister à Madrigals est à l’image de son auteur. Pas même la trentaine, Benjamin Abel Meirhaeghe construit ses pièces au fil des relations et mêle sans retenu son amour de la musique classique avec les découvertes les plus high-tech suggérées par ses ami.e.s. Dans A Revue, la pop star Dolly Bing Bing faisait front commun avec des chanteurs lyriques venus de l’opéra. Madrigals signe cette fois la rencontre entre les beats électro de Jesse Kanda, musicien et créateur d’animation, et les madrigaux baroques de Monteverdi. Pour celui qui se qualifie volontiers de « bouffon médiéval », le mélange des registres et des époques relève autant d’une fascination personnelle, que d’un engagement politique : « Avec le temps, l’œuvre de Monteverdi s’est figée dans des conventions très strictes, alors qu’il a été un artiste très novateur et radical pour son époque, son art s’adressait à tous. Par mon travail, je cherche à libérer sa musique de la mainmise réactionnaire, et renouer avec sa capacité d’enchantement. »


© Fred Debrock



Contre les attendus devenus poncifs dans l’interprétation du répertoire baroque, Madrigals ouvre tout naturellement sur une scène de nu collectif aux allures de jardins d’Eden. « Les Madrigaux ont été écrits à Venise, dans une période de grande instabilité politique, où le carnaval était l’un des rares moments où chacun pouvait passer un masque et redevenir égal, tient à rappeler Benjamin Abel Meirhaeghe. Dans ma pièce, les nus rejouent le même retour à une égalité de base que les masques à l’époque de Monteverdi. » Depuis une fente étroite en avant-scène, huit interprètes réquisitionnent le plateau. Dans une candeur enfantine, les corps se chamaillent, s’enlacent et engagent des danses libres portées par les mélodies classiques ou les sons électro de Jesse Kanda. Par fulgurance, des individualités se distinguent du groupe pour interpréter en solo l’un ou l’autre madrigal. L’hétérogénéité des corps, présentés dans leur entièreté, arrête le regard par les rougeurs d’un exercice, les plis non canoniques des chairs ou la présence encore trop rare d’une pilosité naturelle. 



Faire chœur


Comme point de départ, une simple proposition tirée des vers de Monteverdi, et tournée à l’interrogative : Êtes-vous d’accord avec l’idée que chaque amoureux.se est un.e combattante ? En voix off, les réponses personnelles et fournies des performeurs résonnent avec l’exposition charnelle, répondent à la portée générale des madrigaux. L’amour décrit par le maître baroque y retrouve sa pleine contemporanéité par les mots de cette assemblée de jeunes gens, agents directs des relations comme elles s’inventent et se vivent dans notre présent. Vulnérables encore, les chanteurs professionnels se livrent à l’exercice du mouvement, les danseurs à celui du chant. Isolés par leurs passions intimes, réunis par le souffle lorsque le solo devient choral, les interprètes de Madrigals composent la fresque cyclique des échappées individuelles et du retour à l’ensemble, motif central dans le travail du jeune metteur en scène. « Nous travaillons à faire du théâtre un espace safe, au contraire d’autres artistes pour qui c’est très clair que la scène est un lieu de mise en danger. Il me semble que notre génération est plus tendre et bienveillante, ou du moins essaie de l’être. » Contre les feux mortifères de la quête amoureuse ou plus loin les replis individualistes et identitaires, le groupe officie en refuge mouvant, incarné et inclusif.

 

Depuis la fente de la caverne originelle, jusqu’à la pleine lumière d’un plateau totalement dégagé, Madrigals dessine un voyage initiatique à travers les âges. Tombés du ciel, des tentures médiévales arborent des motifs dignes du metaverse. Par une mise en abyme vertigineuse, une projection vidéo rejoue la vision d’un utilisateur Youtube égaré dans les méandres du porn web, réactualisant les fresques de Lascaux à l’aune des expressions humaines les plus contemporaines. Et s’il faut tirer le motif platonicien, la sortie de cette caverne-là se fera au rythme de respirations à l’unisson, unies dans le mouvement d’une chorégraphie krump ou la fluidité d’une accolade collective, jusqu’à l’ultime fusion chorale.


 

> Madrigals de Benjamin Abel Meirhaeghe, les 29 et 30 octobre au Toneelhuis, Anvers, Belgique ; les 4 et 5 avril au Tandem, Arras-Douai ; les 14 et 15 avril à La Villette, Paris, dans le cadre du festival 100% Villette ; les 11 et 12 mai au Maillon, Strasbourg ; les 4 et 5 avril 2023 au Tandem, Douaix